Les camps d’Algérie, dernier tabou de la guerre

Pendant la guerre d’Algérie, de 1954 à 1962, les autorités françaises ont déplacé de force près de la moitié de la population rurale algérienne dans des camps. Une histoire encore méconnue.

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 29 févr. 2024, 14:26 CET
De 1954 à 1962, l'armée française a déplacé de force près de la moitié de la ...

De 1954 à 1962, l'armée française a déplacé de force près de la moitié de la population rurale algérienne dans des camps. Le film documentaire  "A Mansourah, tu nous a séparés" revient sur cette histoire encore méconnue des "regroupements".

PHOTOGRAPHIE DE Les films du Bilboquet

À seulement 13 ans, Malek Kellou a vu son village se transformer en camp. Des barbelés électrifiés ont été installés tout autour des maisons, surveillées, désormais, par des soldats de l’armée française. Le village n’avait plus que deux portes : l’une, à l’est pour aller chercher de l’eau, l’autre, à l’ouest, pour aller enterrer les morts. Pas de sortie avant 8h du matin, retour obligatoire avant 18h.  

En plus de cette liberté confisquée, l’adolescent a dû partager son pain, son eau et ses peines avec quatre autres familles venues s’installer au sein même de son foyer. Leurs propres maisons, nichées dans les hameaux alentours, avaient été détruites par l’armée française. Ils ont été relogés de force à Mansourah, village devenu un camp de « regroupement ». Ses nouveaux colocataires, issus de tribus différentes, ne parlaient pas la même langue que lui. « Je me souviens de ce jour comme si c’était aujourd’hui. Le village a complètement changé de visage. Avec ces camps, la misère totale s’est installée. Nous étions affamés » retrace-t-il aujourd’hui. 

L’armée française avait brûlé les récoltes pour qu’elles ne tombent pas dans les mains des combattants du Front de Libération Nationale (FLN). Seul un peu de blé avait échappé au feu. Malek Kellou se souvient encore de cette semoule au goût de mazout, saveur qui ne partait jamais malgré les multiples lavages et le séchage du blé. Ces camps de regroupements ont été, selon lui, le point de départ « d’une vie brisée par la guerre qui nous a donné droit à l’errance et à l’immigration ». Voilà ce qu’il a confié à à sa fille, Dorothée-Myriam Kellou, autrice de Nancy-Kabylie, qui plonge dans cette mémoire.

Comme plus de trois millions de personnes, soit environ la moitié de toute la population rurale algérienne, ce réalisateur d’aujourd’hui soixante-dix-neuf ans a vécu les « regroupements », des camps ou des villages placés sous surveillance de l’armée française. Si Malek Kellou n’a pas eu à partir de chez lui, la plupart des habitants ont dû emménager loin de chez eux, contre leur gré. 

Cette politique de déplacements forcés de civils est l’une des plus massives du 20e siècle. « Ces « camps de regroupement » pouvaient prendre des formes très différentes : des tentes, des baraquements de fortune ou des villages déjà existants qui deviennent des camps de surveillance. La population variait, de 50 habitants jusqu’à 10 000, mais la misère était le dénominateur commun » souligne Fabien Sacriste, historien et auteur du livre Les camps de regroupement en Algérie.

Dorothée-Myriam et Malek Kellou. À l'occasion du tournage d'un documentaire, Malek Kellou, installé en Lorraine, a remis pour la première fois depuis cinquante ans les pieds dans son village kabyle, devenu camp de regroupement en 1954. "J’ai jusqu’à très tard évité de me confronter à toute situation qui aurait pu troubler ma nouvelle vie ici" dit-il aujourd'hui.

PHOTOGRAPHIE DE Ortiou Campion Elise

La promiscuité et la sous-nutrition déciment les rangs. 

« La plupart des regroupements sont situés loin des terres cultivées déclarées zones interdites. Les paysans sont ainsi coupés de leurs moyens de subsistance – troupeaux, volaille, récoltes – surtout qu’il ne connaissent pas leur nouvel environnement, les points d’eau, les zones où l’on trouve du gibier, les secteurs où pousse la végétation. Les paysans deviennent ainsi dépendants de l’armée française pour se nourrir car ils ont perdu leur bétail dans le déplacement et abandonnent progressivement leurs terres, trop difficiles d’accès.  Ils sont réduits à l’assistance mais les rations distribuées sont insuffisantes, en particulier pour les populations vulnérables » souligne Dorothée-Myriam Kellou. 

Dans certains camps, les conditions de vie sont si précaires que les enfants meurent sous les yeux de leurs parents. Dans un rapport paru en 1959, Michel Rocard, alors membre du parti socialiste SFIO, écrit : « Une loi empirique a été constatée : lorsqu’un regroupement atteint 1 000 personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours. » 

« Même en utilisant les chiffres de propagande de l’armée, et en les comparant aux chiffres de mortalité infantile avant les camps, on peut conclure à une surmortalité infantile au sein des camps » ajoute Fabien Sacriste. En 1961, la Croix Rouge publie un rapport aux conclusions sans appel : la situation dans ces camps est catastrophique, sans équivalent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Pourquoi ? Il s’agit avant tout de couper la population du Front de Libération Nationale et de la placer sous surveillance militaire française. « L’armée entendait ainsi priver les maquisards du soutien de la population. Cette dernière était toujours jugée suspecte, parfois parce que les populations avaient des liens familiaux avec le Front de Libération Nationale (FLN), parfois simplement parce qu’ils étaient Algériens » explique Fabien Sacriste. 

Malek Kellou voit aussi une autre raison : « C’était une manière de nous soumettre, de nous pousser à nous engager du côté des harkis », ces supplétifs musulmans de l’armée française. « S’engager de ce côté-là pendant la guerre, c’était l’assurance d’un salaire confortable, une porte de sortie de la misère ». 

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    Bien souvent, l’armée ne déplaçait pas les populations manu militari, mais classait des zones entières en « zones interdites ». Une manière de dire que ces endroits pouvaient être bombardés à tout moment. Les populations se déplaçaient alors pour chercher refuge : l’armée qualifiait ces mouvements de « déplacements volontaires ».

    « Certains responsables ont aussi voulu présenter cette politique de déplacements forcés de civils comme l’outil d’une modernisation des campagnes. En réalité, la création arbitraire et non planifiée de ces "nouveaux villages" a accéléré la dépaysannisation et la déstructuration d’une société algérienne déjà bouleversée par un siècle et demi de colonisation, dont les effets sont toujours perceptibles aujourd’hui » souligne Fabien Sacriste.

    Des effets toujours perceptibles… qui demeurent pourtant entourés de silences. Dorothée-Myriam Kellou n’avait jamais entendu parler des camps de regroupement avant ses vingt-sept ans, quand son père s’est décidé à affronter sa mémoire. « J’ai jusqu’à très tard évité de me confronter à toute situation qui aurait pu troubler ma nouvelle vie ici » retrace Malek Kellou, installé à Nancy depuis plus de quarante ans et marié à une Française. « C’est douloureux de se replonger dans cette histoire. Avec l’exil, je voulais oublier » explique-t-il. 

    Il n’est pas seul dans ce cas. « J’ai une amie qui a tenté de faire un film sur sa grand-mère, qui a aussi connu ces camps-là. Mais c’était trop difficile de remuer ces souvenirs. Elle a dû abandonner » souligne Dorothé-Myriam, qui a mis, elle, près de huit ans pour réaliser À Mansourah, tu nous a séparés, son film sur l’histoire intime des regroupements dans le village de son père. À cette occasion, Malek Kellou est retourné à Mansourah pour la première fois depuis cinquante ans. L’occasion de diffuser, enfin, ce témoignage pour l’Histoire.

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