La mort de César, un meurtre fondateur

Cerné par une mêlée confuse de conjurés fébriles, le dictateur succombe sous les coups de poignard. L’assassinat de César était censé rétablir la République. Il contribuera au contraire à instaurer l’Empire. 

De Henri Etcheto Historien

Cet article a initialement paru dans le magazine Histoire et CivilisationsS'abonner

 

Sur le Forum, en ce 20 mars 44 av. J.-C., les funérailles de Jules César tournent à l’émeute, embrasant le vieux cœur civique de Rome. Le malheureux tribun Caius Helvius Cinna vient d’être atrocement mis en pièces par une foule hystérique l’ayant pris à tort pour un complice homonyme des meurtriers du dictateur. Quelques heures plus tôt, le consul Marc Antoine avait présenté la dépouille de son ami défunt à la foule massée devant la tribune aux rostres, et avait brandi devant elle sa toge maculée de sang, lacérée par les poignards des assassins. Déjà émue par la lecture du testament de César, empli de généreuses libé­ralités pour le peuple romain, l’assistance avait été chauffée à blanc par l’éloquence pathétique de l’orateur.

Elle s’était alors précipitée aux alentours afin d’entasser tables et bancs, tout ce qui pouvait brûler, pour improviser en plein Forum un bûcher funèbre où elle avait transporté le corps du défunt. Cinq longues journées et autant de nuits fiévreuses s’étaient écoulées depuis les ides de mars, jour de l’assassinat du dictateur. La tension latente avait fini par se déchaîner, et les fragiles illusions des conjurés s’envolaient en fumée avec les cendres de leur victime.

Les meurtriers avaient pris la précaution de se barricader chez eux. Mais ils n’avaient désormais plus d’autre choix que de fuir Rome pour sauver leurs vies, abandonnant la ville aux héritiers de César. Faute d’avoir mesuré par avance la véritable portée de leur acte et d’avoir préparé les suites à donner à leur entreprise, Brutus, Cassius et leurs complices avaient perdu la main. Ils ne devaient jamais revoir les rives du Tibre. Comment en était-on arrivé là ?

Au terme de cinq années de guerres civiles, doublant son génie militaire d’une grande habileté politique, César avait anéanti successivement les forces que lui avaient opposées ses adversaires : à Pharsale en Macédoine, à Thapsus en Afrique, et en dernier lieu à Munda en Espagne. Il pouvait désormais se consacrer aux préparatifs de la grande expédition militaire qui conduirait les enseignes romaines d’abord contre les Barbares du Danube, puis les Parthes, afin de venger la défaite des armées de Crassus, et le ferait enfin marcher dans les pas d’Alexandre le Grand en Orient.

 

FRUSTRATIONS ET RANCŒURS

César avait fini par se faire décerner la dictature à vie par le Sénat. Sans doute était-il tenté par davantage encore. Le titre de roi, peut-être. Y avait-il réellement pensé, lui le patricien qui connaissait parfaitement l’hostilité invétérée de la noblesse romaine envers l’idée de royauté ? Toujours est-il que la rumeur circulait avec insistance.

Quelques semaines avant la date fatidique, à l’occasion des fêtes des Lupercales, Marc Antoine lui avait maladroitement tendu le diadème. César avait eu beau repousser sagement l’offrande, il n’en fallait pas plus pour ancrer dans leur résolution la poignée de sénateurs qui ne voyaient en César qu’un odieux tyran dont il fallait au plus vite débarrasser la cité.

"Meurtre de César", tableau de Karl Theodor Von Piloty réalisé en 1865.
PHOTOGRAPHIE DE Karl Theodor Von Piloty

Cela faisait en effet quelque temps qu’un cartel de frustrations, de vaines illusions et de vieilles rancunes recuites était en train d’agréger secrètement plusieurs noms éminents de l’aristocratie sénatoriale : des césariens déçus de n’avoir pas été assez payés de leur soutien, comme Decimus Brutus, des anciens partisans de Pompée, et surtout des proches de la coterie familiale de Caton, l’austère conservateur qui avait préféré le suicide à la soumission. Cassius était de ceux-là.

Parmi toutes ces personnalités, la plus symbolique était celle de Marcus Junius Brutus, réputé pour son intégrité et sa hauteur d’esprit. Il était la caution morale du complot. Son emblème aussi, car le jeune homme était censé descendre du Brutus qui avait jadis mis fin à la tyrannie des Tarquins en expulsant de Rome les derniers rois étrusques. De bonnes âmes ne cessaient d’ailleurs de l’exalter en lui rappelant ce lointain exemple familial. Les conjurés avaient préféré ne pas associer Cicéron à leur projet, estimant le consulaire trop veule. Le complot ne s’était d’ailleurs que trop élargi, risquant de mettre en péril son exécution et ses participants. Il fallait passer à l’action au plus vite.

On jugea que le lieu et le moment les plus propices seraient une séance du Sénat. Celle qui se tiendrait le jour des ides de mars.

 

LES POIGNARDS JAILLISSENT DES TOGES 

Il s’en fallut de peu, pourtant, que l’entreprise ne soit tuée dans l’œuf, et c’est une succession de hasards et d’actes manqués qui conduisirent malgré tout César vers son funeste destin. La nuit précédente, son épouse Calpurnia eut un sommeil agité de rêves prémonitoires et de sombres pressentiments. Convaincu au matin de se rendre tout de même au Sénat, César fut approché sur le trajet par un Grec de ses amis qui voulut l’avertir de ce qui se tramait contre lui en lui glissant un billet dans la main. Pressé par la foule des solliciteurs et des flatteurs, le dictateur n’eut pas le loisir de lire le message ; il l’aurait, paraît-il, tenu encore dans la main au moment où les lames le transpercèrent.

On imagine aisément l’état de grande fébrilité qui agitait les conjurés, et leur soulagement lorsqu’ils virent le dictateur pénétrer enfin dans la curie où l’attendait la foule des sénateurs. Comme convenu, l’un d’entre eux, Trebonius, prit à part sous un motif quelconque le consul Marc Antoine, afin que celui-ci ne puisse porter secours à son ami. Les autres entourèrent César, l’agrippant par la manche sous prétexte de plaider la cause de quelque disgracié. Très vite jaillirent les poignards dissimulés sous les plis de leurs toges.

À vingt-trois reprises, dans une mêlée brutale et soudaine, le conquérant des Gaules fut frappé à mort. Il n’avait pu que se couvrir la tête de son manteau pour protéger son visage, avant de s’effondrer tout ensanglanté au pied de la statue de Pompée, son vieux rival défunt.

 

IRONIE DU DESTIN 

Dans la curie, en quelques instants, la confusion laissa la place à la stupeur. Puis la stupeur à la panique. D’abord tétanisés, les nombreux sénateurs présents s’enfuirent, chacun craignant pour sa vie. C’est dans ce tumulte répandu à vive allure par toutes les rues de la ville que les conjurés se montrèrent sur le Forum, avant de monter par précaution se retrancher sur le Capitole, escortés par la troupe de gladiateurs de Decimus Brutus. Au fil de la journée et jusqu’au soir, ils y reçurent la visite des ralliés de la « onzième heure » volant au secours de ce qu’ils croyaient être la victoire.

« Un acte accompli avec un courage d’hom­me, mais avec une cervelle d’enfant » : le jugement de Cicéron quelques semaines plus tard était aussi cruel que lucide. Les conjurés avaient pensé qu’il suffisait de tuer César et de proclamer qu’ils avaient libéré Rome d’un tyran pour que la République retrouve son cours vertueux et ancestral. Mais supprimer César ne suffisait pas à détruire le césarisme. Et le soir même du meurtre, la légalité républicaine restait incarnée par le consul Marc Antoine, tandis que Lépide, le maître de cavalerie qui secondait le dictateur défunt, restait investi du commandement des troupes qu’il avait fait poster sur le Forum et dans tous les lieux stratégiques de la ville. Le pouvoir de droit et la force armée se trouvaient donc dans les mains des deux premiers lieutenants de César.

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    Le consul Marc Antoine présente la dépouille de son ami défunt à la foule massée devant la tribune aux rostres.
    PHOTOGRAPHIE DE Joseph Désiré Court - Salon de 1827 / Musée Fabre - Montpellier

    Quant à la plèbe urbaine, elle n’avait témoigné aucune sympathie pour le meurtre du « tyran » : l’idéologie républicaine et antimonarchique était surtout l’affaire des milieux aristocratiques sénatoriaux, bien davantage que celui du Romain de la rue.

     

    OCTAVE ENTRE DANS LE JEU 

    Décontenancés par le climat de grande incertitude qu’ils avaient eux-mêmes installé et inquiets pour leur sécurité, les conjurés cherchèrent à négocier. Deux jours plus tard, le 17 mars, le Sénat décréta, certes, l’amnistie des meurtriers, mais Antoine avait obtenu en contrepartie que les actes de César et son testament soient validés, et qu’on lui organise des funérailles publiques, alors que ses assassins avaient d’abord envisagé de jeter son cadavre dans le Tibre !

    Ce compromis était en vérité une « journée des dupes » pour les césaricides, qui acceptaient ainsi la reconnaissance de la légitimité politique de leur victime et qui abandonnaient l’initiative et le contrôle des événements aux proches de César, et en premier lieu à Marc Antoine.  

    Ce dernier n’avait pas tardé à se ressaisir depuis sa fuite assez piteuse de la curie, et il avait pu compter aussitôt sur le soutien armé de Lépide. Il avait surtout convaincu Calpurnia, l’épouse du dictateur défunt, de lui remettre les « papiers de César » qu’il gardait désormais par-devers lui comme un sésame discrétionnaire, depuis que le Sénat en avait ratifié la valeur politique. Qu’il ait cherché à en orienter la tournure ou non, les funérailles du dictateur le débarrassaient enfin de la présence des césaricides et de leurs comparses, réduits à quitter Rome. Or, à la surprise même de Marc Antoine, le testament de César allait rapidement dévoiler un concurrent inattendu qui ne tarderait pas à tirer son épingle du jeu : Octave, petit-neveu du dictateur, désormais légalement désigné comme son fils adoptif.

    À l’annonce de l’assassinat et de la lecture du testament qui le plaçait au premier rang des héritiers, le jeune homme s’était mis en chemin pour Rome. Personne ne mesurait alors l’incroyable habileté politique et le formidable destin de ce frêle adolescent de 18 ans. Pourtant, un an et demi plus tard, après avoir pris le nom de César et s’être fait accorder le consulat sous la menace des légions qui avaient rallié sa cause, Octave ferait prononcer la condamnation à mort de tous les meurtriers de son père adoptif, déclarant les ides de mars « jour parricide ». En abattant César, les poignards des conjurés avaient contribué bien malgré eux à porter au pouvoir celui qui installerait bientôt la monarchie impériale sous le nom d’Auguste. 

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