L’autre histoire de l’esclavage : quand les colons européens asservissaient les Amérindiens

Entre 2,5 et 5 millions d’Amérindiens furent réduits en esclavage du 16e au 19e siècle. Ce phénomène explique, en parallèle des épidémies, la quasi-disparition de ces populations.

De Manon Meyer-Hilfiger, National Geographic
Publication 25 juil. 2022, 13:21 CEST
D'éminents colons espagnols recevaient parfois des esclaves en guise de tribut. C'est le cas de ces ...

D'éminents colons espagnols recevaient parfois des esclaves en guise de tribut. C'est le cas de ces huit hommes et douze femmes de la ville indigène de Huejotzingo, dans le centre du Mexique, tous attachés par le cou, comme le montre le Codex Huejotzingo, 1531.

PHOTOGRAPHIE DE Harkness collection 1525-1651, World Digital Library

Quand on évoque l’esclavage, les images du commerce transatlantique et du continent africain viennent tout de suite à l’esprit. Pourtant, l’asservissement d’une population par une autre peut prendre bien des visages.

Dès le 15e siècle, les colons européens ont fait ample usage de la main d’œuvre qu’ils trouvaient sur place : les Amérindiens. On estime qu’entre 2,5 et 5 millions d’entre eux furent réduits en esclavage entre le 16e et le 19e siècle, travaillant dans des conditions souvent effroyables. Une donnée qui explique, en plus des épidémies, leur quasi disparition. L’historien Andrés Reséndez s’est plongé dans ces événements et les détaille dans un livre, L’autre esclavage, paru en 2021 aux éditions Albin Michel. Entretien.

 

Avant l’arrivée des premiers colons européens en 1492, l’esclavage existait sur le continent américain. Quelle forme prenait-il et comment a-t-il évolué ?

Comme partout autour du monde, l’esclavage se pratiquait depuis des centaines d’années. Mais à l’époque, il s’inscrivait dans un contexte culturel. Par exemple, les Aztèques et les Mayas capturaient des prisonniers pour faire des sacrifices humains. Avec l’arrivée des Européens, les esclaves sont devenus des produits, l’esclavage un business, le tout entrant dans une nouvelle dimension.

Ainsi, les colons envoyaient des Apaches depuis le Mexique actuel jusqu’au Canada, ou bien transportaient des Philippins jusqu’au continent américain. Parce qu’ils contrôlaient la plus large partie du territoire de l’Amérique, et la plus peuplée, les Espagnols avaient le plus grand nombre d’esclaves – même si les colons de toutes les nationalités s’y adonnèrent : les Portugais, les Hollandais, les Français, et les Anglais. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les Européens étaient persuadés que les Amérindiens, parce qu’ils vivaient dans des climats chauds, étaient intelligents mais lâches – des caractéristiques supposément idéales pour les réduire en esclavage, au contraire des habitants des contrées froides, réputées courageux mais bêtes.

 

Comment ces Amérindiens étaient-ils utilisés par les Européens ?

De nombreuses femmes et enfants furent contraints de travailler dans les foyers. Les femmes coûtaient en moyenne deux fois plus que les hommes, car elles étaient réputées meilleures dans les maisons et pouvaient être exploitées sexuellement.  De  nombreux Amérindiens ont d’ailleurs été déportés vers l’Europe pour le travail domestique.

Les hommes étaient employés à toutes sortes de tâche. Dans les Caraïbes, ils travaillaient dans les plantations de canne à sucre. Certains habitants des Bahamas, particulièrement bons nageurs, étaient déportés en face du Venezuela pour aller chercher les perles au fond de l’océan...

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    Cette carte montre les principaux lieux d'esclavage sur le continent américain à la fin du 17e siècle et les endroits où les esclaves indigènes étaient envoyés pour travailler.

    PHOTOGRAPHIE DE Andrés Reséndez

    Il y avait également le travail dans les mines d’or et d’argent, colonne vertébrale de l’économie coloniale. Les conditions de travail y étaient extrêmement difficiles.

    Oui, par exemple, chercher de l’argent nécessitait de creuser très profondément dans la terre. À l’époque, impossible de le faire avec de la dynamite. Les esclaves excavaient à la main. Puis il fallait remonter les pierres, à l’aide de sacs d’une cinquantaine de kilos accrochés à leurs fronts. Enfin, pour isoler l’argent de la roche, les colons exigeaient des Amérindiens qu’ils mixent les pierres réduites en poudre à du mercure, un métal toxique, le tout à l’aide de leurs pieds... Alors qu’ils auraient très bien pu faire ce mélange avec une pelle. Les autochtones étaient ainsi en contact direct avec le mercure, risquant des lésions cérébrales, des paralysies, des dysfonctionnements moteurs et cognitifs... Les esclaves amérindiens, parce qu’ils coûtaient cinq à dix fois moins chers que leurs homologues africains, étaient assignés aux travaux les plus dangereux.

     

    Ces conditions de travail contribuent à expliquer la quasi-disparition des Amérindiens, en plus des maladies importées du Vieux Continent. Au cours du 16e siècle, près de 90 % des autochtones ont disparu...

    Oui, leur mise en esclavage a accru la mortalité. Sur environ 100 Amérindiens envoyés dans les mines, seuls une cinquantaine revenaient vivants. Les communautés indigènes souffraient de ces bras manquants. Il ne restait alors que les plus faibles, qui ne pouvaient ni chasser ni cultiver. Les raids menés par les Européens pour aller chercher les esclaves de plus en plus loin ont aussi contribué à diffuser les maladies.

     

    En 1542, les monarques ibériques interdirent l'esclavage des Amérindiens, du littoral oriental des États-Unis jusqu'à la pointe de l'Amérique du Sud. Pourquoi ?

    Il faut remonter un peu dans le temps pour comprendre. Lorsque les Espagnols partent coloniser le Nouveau Monde, le Pape leur en donne l’autorisation à condition qu’ils répandent la foi chrétienne. Les colons ne pouvaient donc pas à la fois convertir et réduire en esclavage.

    De plus, comme personne ne comprenait les pandémies à l’époque, la royauté espagnole pensait que l’esclavage et les mauvais traitements infligés étaient seuls responsables de l’extermination des Amérindiens. C’est notamment ce que dénonce le dominicain Bartolomé de Las Casas dans son livre, La destruction des Indes, publié en 1552.

     

    Cette interdiction est largement rejetée par les colons.

    Oui, la résistance est immense. Toute l’économie des colons repose sur cette main d’œuvre gratuite. Certains officiels espagnols venus faire appliquer cette loi sont tués, et leurs têtes, baladées sur des piques. Ainsi, de nombreuses manœuvres sont inventées pour contourner l’interdiction. Par exemple, les propriétaires n’utilisent plus le mot « esclave » mais les appellent des « Indiens en dépôt ». Le gouverneur espagnol au Nouveau- Mexique désigne les Appalaches (une tribu amérindienne) comme des « sauvages en guerre contre la colonie ». À ce titre, ils peuvent être faits prisonniers. Des colons payaient ensuite les cautions de libération, et les utilisaient comme esclaves.

     Il y avait tout de même des sanctions, notamment quand ce système d’esclavage prenait de l’ampleur. Les vice-rois, envoyés dans le Nouveau Monde par le monarque pour des périodes limitées et donc attachés au pouvoir espagnol, pouvaient punir les contrevenants, avec des amendes ou bien en bannissant les gouverneurs concernés. C’est d’ailleurs grâce à cela que les chercheurs peuvent retracer cette histoire.

    Geronimo (Goyathlay), un Apache de Chiricahua ; en pied, agenouillé avec un fusil.

    PHOTOGRAPHIE DE Ben Wittick, National Archives, Public domain via Wikimedia Commons

    En parallèle, certains Amérindiens se révoltent. L’une des insurrections les plus spectaculaires est celle des Indiens Pueblos, au Nouveau Mexique en 1680…

    C’est une région qui a été colonisée tardivement au 16e siècle. Les grand-parents pouvaient  raconter à leurs petits-enfants à quel point la vie était plus douce avant l’arrivée des Espagnols. On ne sait pas exactement ce qui a causé l’émeute, mais les conditions de travail et la conversion forcée au christianisme faisaient partie des doléances. Tout l’enjeu de cette révolte fut d’unir des groupes de gens totalement dispersés qui n’avaient pas les mêmes chefs. 

    Les Indiens Pueblos, le nom donné aux différents autochtones au Nouveau-Mexique, étaient bien plus nombreux que les colons. Il leur fallait s’organiser. Une tribu vivant au nord a envoyé des émissaires dans toute la région pour annoncer la date de la révolte. Il faut imaginer ces Amérindiens, courant l’équivalent de plusieurs marathons dans la chaleur torride pour passer le message à chaque chef de tribu. Ils leur donnaient une corde avec autant de nœuds que de jours avant l’émeute, en plus d’informations verbales. Durant l’insurrection, les trois quart des colons périrent. Le reste a fui vers le sud. Pendant douze ans, les Pueblos ont pu éviter l’esclavage. Puis les Espagnols sont revenus. Ils ont certes été plus prudents, mais ont fini par rétablir l’esclavage progressivement... D'autres autochtones ont tenté d'éviter l'asservissement en ayant recours au système judiciaire, notamment ceux envoyés en Espagne au 16e siècle. D'autres peuples ont résisté en s'éloignant des colonies espagnoles.

     

    Peut-on donner une date de fin à l’esclavage des Amérindiens ?

    Non. Depuis 1542, en théorie, l’esclavage n’existe plus dans une bonne partie de l’Amérique. Pourtant, ce n’est pas le cas : il prend simplement d’autres formes. Au 19e siècle, de nombreux Amérindiens recevaient de l’argent de la part de propriétaires terriens et ne pouvaient quitter les ranchs qu’à condition d’avoir remboursé leurs emprunts. Cela n’arrivait jamais et ils se retrouvaient coincés, léguant leurs dettes à leurs enfants. On trouve des exemples de ce système jusqu’au début du 20e siècle, au Mexique et aux États-Unis. Aujourd’hui, le trafic d’êtres humains est toujours une réalité, même s’il ne se limite pas, bien sûr, aux Amérindiens. Comme l’histoire le montre, il ne suffit pas d’interdire l’esclavage pour qu’il ne cesse...

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