Le trésor enterré qui aurait pu changer le destin de Rome

Il y a deux mille ans, les Romains partirent en quête de mines d’argent à exploiter aux confins de l’empire. Un archéologue amateur a découvert combien leur entreprise a failli bouleverser le destin de Rome.

De Julian Sancton
illustrations de ARIA SAFARZADEGAN
Publication 15 août 2025, 11:53 CEST
La monnaie romaine, à l’image de cette pièce à l’effigie de l’empereur Claude, était souvent en argent.

La monnaie romaine, à l’image de cette pièce à l’effigie de l’empereur Claude, était souvent en argent.

PHOTOGRAPHIE DE ROBERT KAWKA, Alamy Stock Photo

Il est facile de sauter le passage. Une anecdote d’un paragraphe dans les Annales de l’historien romain Tacite raconte une histoire que l’on ne trouve nulle part ailleurs, celle d’un légat impopulaire forçant des légionnaires à descendre dans une mine dangereuse à la limite de l’ empire. L’épisode se déroule sous le règne de Claude (41-54 apr. J.-C.), une période d’expansion débridée, au cours de laquelle Rome cherchait à annexer les régions frontalières et leurs ressources. Le lieu mentionné par Tacite est vague : « le pays de Mattium », juste à l’extérieur de la province romaine de Germanie supérieure. Mais l’objectif est clair : trouver des gisements du métal qui alimentait l’empire. 

L’argent ruisselait depuis les patriciens, les officiers et les soldats pour alimenter le reste de l’économie sous forme de pièces de monnaie, de lingots et de bijoux. Les pièces ne servaient pas seulement de monnaie. Frappées à l’effigie de l’empereur, elles symbolisaient son pouvoir en circulant à travers le pays. La majeure partie de l’argent extrait par Rome provenait jusqu’alors d’Hispanie (l’Espagne et le Portugal actuels), mais les prospecteurs cherchaient depuis longtemps d’autres gisements dans le reste de l’empire.

Selon le texte de Tacite, « éreintés » par le travail harassant, sale et périlleux de l’extraction minière, les légionnaires écrivirent une lettre à l’empereur, lui demandant de reconnaître les efforts de leur commandant impopulaire, Curtius Rufus, et de lui accorder les insignes du triomphe. Une telle reconnaissance, espéraient ils, l’inciterait à renoncer à cette entreprise infructueuse. Finalement, la quête d’un gisement d’argent fut abandonnée et le campement de la légion détruit. 

Le récit de Tacite a longtemps intrigué les spécialistes, qui n’ont trouvé ni de preuve ni d’autre mention d’un tel projet. Certains l’ont rejeté comme une anecdote pittoresque mais invérifiable. Alfred Hirt, de l’université de Liverpool, en Angleterre, spécialiste de l’économie et des opérations minières de Rome, y a vu un exemple de ce qu’on appelle les « mirabilia, ces histoires merveilleuses racontées uniquement pour divertir les lecteurs ». 

Mais une découverte récente laisse penser que Tacite décrivit un épisode réel. Curtius Rufus et ses hommes ont bel et bien cherché de l’argent, mais ont levé le camp avant d’atteindre le filon principal. Aujourd’hui, nous savons que la région qu’ils avaient investie abritait assez de ce métal pour changer le cours de l’histoire de l’empire. Mais l’énormité de cette occasion manquée n’est apparue que des millénaires plus tard, après qu’un chasseur allemand aussi curieux qu’opiniâtre eut rassemblé toutes les pièces du puzzle.

Des soldats romains, dont probablement des légionnaires, travaillaient dans les mines aux confins de l’empire. D’après l’historien ...

Des soldats romains, dont probablement des légionnaires, travaillaient dans les mines aux confins de l’empire. D’après l’historien romain Tacite, ils écrivirent à l’empereur pour lui faire part de leur mécontentement à effectuer ce travail épuisant.

PHOTOGRAPHIE DE ARIA SAFARZADEGAN

Un soir d'avril 2016, Jürgen Eigenbrod, un ancien parachutiste de 72 ans, traquait le sanglier dans les collines autour de la ville de Bad Ems, en Rhénanie-Palatinat, quand il remarqua un motif inhabituel dans un champ : deux bandes parallèles jaunâtres traversant l’étendue verte. Peu de gens y auraient prêté attention. Elles étaient trop larges pour être des traces de camion ou de char. Les théoriciens du complot leur auraient volontiers attribué une origine extraterrestre. Mais lui avait sa petite idée. 

K Jürgen Eigenbrod avait servi dans les casques bleus en Somalie et comme attaché de défense à Tel Aviv, mais, depuis qu’il avait pris sa retraite de l’armée allemande en 2003, il s’était découvert une passion pour l’archéologie et l’histoire de la région de Bad Ems et avait même dirigé bénévolement des petits chantiers de fouilles dans la vallée de la Lahn. 

Bien qu’amateur, il reconnut dans les marques qui traversaient les cultures le signe irréfutable d’une structure d’origine humaine, ayant à l’esprit un principe clé de l’archéologie : il n’y a pas de lignes droites dans la nature. Quelque chose dans le sol avait modifié sa densité, ce qui provoquait une différence dans le rythme de maturation de la végétation en surface. Mais quoi ? 

Pour y voir plus clair, il demanda à son ami Hans-Joachim du Roi, capitaine de frégate à la retraite et passionné d’histoire comme lui, de faire des photos aériennes du champ avec son drone. Les clichés révélèrent que les lignes formaient un angle droit au coin arrondi, comme celui d’une carte à jouer. Jürgen Eigenbrod avait déjà vu des descriptions d’une telle configuration auparavant. Cela ne pouvait être qu’une seule chose : les traces caractéristiques des doubles fossés défensifs que les troupes romaines creusaient en général autour de leurs camps militaires aux confins de leur empire. 

Mais le travail de l’archéologue amateur ne faisait que commencer. « Il lui fallait convaincre les archéologues de Rhénanie Palatinat, à Coblence, d’entre prendre des fouilles et, par chance, il a su se montrer suffisamment casse-pied », se souvient Hans Joachim du Roi. Harcelé, le département d’archéologie de l’État a finalement accepté de mener une étude géomagnétique de la zone alentour sur le plateau d’ Ehrlich. En mesurant les variations infimes du champ magnétique terrestre, cette étude a révélé plusieurs autres tronçons du double fossé, confirmant qu’il marquait le périmètre d’un camp romain de 8 hectares, avec des fortifications en terre et en bois. 

Les fouilles commencèrent en 2017, menées par l’archéologue Thomas Maurer sous la direction de Peter Henrich, du Musée régional rhénan de Trèves, et de Markus Scholz, de l’université Goethe de Francfort. Ils ont d’abord pensé que le site datait de l’époque d’ Auguste (27 av. J.-C. - 14 apr. J.-C.) et qu’il s’agissait peut-être de l’un des innombrables camps de marche provisoires érigés par les troupes romaines au cours de leurs déplacements. De telles bases ont été trouvées dans toute l’Europe, souvent grâce à des traces dans les cultures, mais Frederic Auth, un doctorant supervisé par Markus Scholz, n’y alla pas par quatre chemins : comparées à d’autres découvertes archéologiques, celles-ci n’étaient « pas si spectaculaires ».

Jürgen Eigenbrod se demanda cependant si le site d’Ehrlich n’était pas un campement d’un autre type, plus intéressant. Il connaissait le passage de Tacite. La mention de Mattium était un premier indice, car on savait que la tribu germanique des Mattiaques était installée près de Bad Ems. La région ayant long temps été exploitée pour ses mines d’argent, Jürgen Eigenbrod devint de plus en plus persuadé que le camp qu’il avait découvert avait un rapport avec l’exploitation minière évoquée par Tacite.

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    PHOTOGRAPHIE DE ARIA SAFARZADEGAN

    Pour les archéologues professionnels, l’hypothèse de Jürgen Eigenbrod témoignait de la naïveté touchante d’un amateur. « Il est assez difficile de faire le lien entre l’archéologie et la littérature historique », met en garde Frederic Auth, « et nous avons tendance à nous montrer très prudents pour ne pas surinterpréter cette littérature, car Tacite n’a jamais vu la Germanie romaine. » 

    Les fouilles ont mis au jour, entre autres artefacts, un anneau en laiton provenant d’un harnais de cheval, des clous en fer et des résidus de métaux, mais très peu d’éléments permettant de dater précisément le site. Le meilleur indice dont disposaient les archéologues était une pièce de monnaie en bronze très oxydée à l’effigie à peine visible de l’empereur Caligula, manifestement frappée à Rome en 37 ou 38. Puis une pièce en alliage de cuivre datant de Claude, son successeur, a été découverte dans un ancien puits. La monnaie pouvait circuler longtemps, surtout sous le règne de Claude, pendant lequel peu de pièces furent frappées, d’où la difficulté à déterminer la période avec précision. Mais, combinées à des tessons de poterie retrouvés sur place, les découvertes ont permis à l’équipe de dater le camp d’Ehrlich des années 40 ou du début des années 50. Autrement dit, en plein dans la période évoquée par Tacite dans ses Annales. 

    Restait néanmoins à trouver d’autres éléments pour étayer la théorie de Jürgen Eigenbrod. La chronologie du site correspondait peut-être à celle de Tacite, mais, sans preuve de l’existence d’une mine d’argent romaine contemporaine, il pouvait s’agir d’une simple coïncidence. Repérer des traces de sa présence n’était pas simple. Exploitée pour divers métaux depuis des temps immémoriaux jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la région de Bad Ems était criblée de fossés, de puits et de galeries, dont plusieurs étaient encore accessibles. « Certains de ces fossés peuvent être d’origine romaine », explique Markus Scholz, « mais ils ont été réaménagés au Moyen Âge ou au cours des derniers siècles ». De plus, la région a subi de lourds bombardements pendant la guerre, rendant difficile la distinction entre cratères et anciennes mines. « C’est plutôt une chance, souligne Frederic Auth, que Jürgen Eigenbrod soit un ancien militaire, car il est capable de les différencier. » 

    Celui-ci insista pour que les archéologues concentrent leurs efforts sur un site romain voisin connu depuis longtemps : les vestiges d’une petite fortification sur la colline de Blöskopf, à moins de 2 500 mètres de là. Le site avait fait l’objet en 1897 d’une étude d’un lieutenant- colonel à la retraite, Otto Dahm, qui pensait aussi avoir trouvé la mine d’argent mentionnée par Tacite. Il avait conclu que Blöskopf avait bien été une fonderie qu’il avait datée de la fin du IIe siècle, bien trop tard pour Tacite. 

    À la demande de Jürgen Eigenbrod, Frederic Auth se pencha à nouveau sur le site de Blöskopf. Il constata que la publication d’Otto Dahm était « truffée d’erreurs », fondée sur peu de découvertes et douteuse sur le plan méthodologique. Frederic Auth mena de nouvelles fouilles avec bien plus de rigueur archéologique et des technologies inconnues au XIXe siècle – comme le lidar pour cartographier le sol. Elles mirent au jour deux pièces datant de l’époque de Claude ou antérieures, et aucune du règne suivant, celui de son fils adoptif Néron. 

    Ces pièces confirmèrent que le campement d’Ehrlich et l’avant poste de Blöskopf étaient bel et bien contemporains et très vrai semblablement liés. De plus, la structure de Blöskopf se trouvait dans une zone connue aujourd’hui pour être riche en argent. Les prospecteurs romains s’étaient probablement basés sur plusieurs indices dans le paysage pour en déduire que Blöskopf serait un lieu propice à l’exploitation minière. Le camp d’Ehrlich a sans doute servi de base romaine principale dans la région, approvisionnant les légion naires qui travaillaient dans la mine de Blöskopf et occupaient l’avant-poste.

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