Les femmes de Rome étaient-elles vraiment libérées ?

Cornélia, Livie, Agrippine… Les femmes puissantes jalonnent l’histoire romaine. Sans compter celles, plus anonymes, qui furent actrices de la vie de l’empire. Doit-on en déduire que les Romaines étaient plus libres que les autres femmes de l’Antiquité ?

De Virginie Girod
Sculpture représentant Junon, la déesse du mariage et de la vie mais aussi de la famille. ...
Sculpture représentant Junon, la déesse du mariage et de la vie mais aussi de la famille. Fille de Rhéa et de Saturne, elle est à la fois sœur et épouse de Jupiter.
PHOTOGRAPHIE DE liorpt, Istock

Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine

En cette journée de 52 apr. J.-C., tous les Romains avides de grands spectacles se précipitèrent au lac Fucin, à l’est de la capitale. L’empereur Claude y donnait la plus gigantesque naumachie jamais organisée. Une véritable bataille navale sur un plan d’eau artificiel. Cette journée devait être à la gloire de Rome, de sa puissante armée et de son ingénierie. Dans la loge impériale, Claude et le fils de son épouse, le jeune Néron, âgé de 15 ans, avaient revêtu le paludamentum, le manteau des généraux romains. Ils se montraient comme les chefs des flottes romaines. Auprès d’eux, l’impératrice Agrippine la Jeune éblouissait la foule. Parée d’une chlamyde tissée de fils d’or, elle semblait vouloir rivaliser avec le soleil.

Nulle femme avant elle n’avait osé paraître ainsi en public. La chlamyde était un manteau de jeune homme et de roi depuis qu’il avait été popularisé par Alexandre le Grand. L’impératrice se présentait-elle en reine ? Voulait-elle signifier qu’elle était la seule maîtresse de l’empire ? Sa démarche était incroyablement audacieuse car, à Rome, les femmes ne régnaient pas, elles n’avaient de place que dans la sphère privée, et elles étaient soumises aux hommes, a priori

 

EN ÉTAT DE DÉPENDANCE

Aux origines, les grands mythes politiques ont défini la place des femmes dans la société romaine. D’un côté, il y avait les femmes destinées au mariage. Leur rôle social était de mettre au monde des petits citoyens. De l’autre, il y avait les femmes de petite vertu destinées aux plaisirs des hommes, aux amours récréatives. Dans une Rome patriarcale, où les biens se transmettaient selon les règles de la patrilinéarité, toutes les femmes étaient inféodées aux hommes. Elles étaient par essence inférieures et dépendaient de leur père, de leur mari ou de leur maître.

Socialement, les femmes, à l’instar des hommes, étaient divisées en trois groupes : les ingénues (que l’on pourrait appeler par facilité de langage les citoyennes, mais leurs droits n’avaient rien de commun avec ceux des hommes), les affranchies et les esclaves. Les premières étaient des femmes nées libres. Les affranchies étaient d’anciennes esclaves. Les esclaves, quant à elles, n’étaient pas tout à fait considérées comme des humaines : elles avaient un statut entre la personne et l’objet. Mais toutes étaient dépendantes juridiquement d’un homme. Quand bien même imaginerait-on le cas d’une esclave appartenant à une femme, cette dernière aurait été placée sous la tutelle d’un homme, car les femmes libres étaient d’éternelles mineures. Elles pouvaient posséder des biens en propre, parfois même de véritables fortunes, mais celles-ci étaient gérées par un père, un mari ou un tuteur plus ou moins complaisant.

Jeune femme au stylet - Fresque du Ier siècle. Selon certains juristes et philosophes romains, il n’existait aucune loi naturelle permettant de traiter durant toute leur existence les femmes comme des mineures dénuées d’intelligence.
PHOTOGRAPHIE DE Musée archéologique national, Naples

Si, de fait, les esclaves et les affranchies étaient soumises à leur maître, les ingénues apprirent à jouer avec les limites de la loi et des usages sociaux pour s’émanciper. Dans la classe sénatoriale – la haute aristocratie romaine –, les femmes connaissaient souvent toutes les problématiques qui occupaient les hommes. En les écoutant parler, il leur était aisé de se faire une opinion sur la politique et les diverses affaires publiques en cours. Certaines femmes, souvent éduquées, développèrent des avis et exposèrent leurs opinions aux hommes de leur entourage, quand elles ne nourrissaient pas leurs propres ambitions.

 

SAVOIR DISSIMULER SES AMBITIONS

Cornélia, la mère des Gracques, passait pour être le modèle de la Romaine idéale. Fille de Scipion l’Africain, le vainqueur d’Hannibal, elle avait acquis une haute opinion d’ellemême. Mariée, mère de 12 enfants, elle dédia sa vie à leur éducation. Mais Cornélia ne voulait pas que ses petits fussent juste de bons citoyens. Elle les avait élevés pour qu’ils dirigent Rome. Aussi poussa-t-elle ses fils sur le devant de la scène politique, n’hésitant pas, par des courriers incessants, à mobiliser ses réseaux d’amis pour promouvoir leur carrière. Caius et Tibérius Gracchus finirent assassinés, mais leur mère devint un exemple maternel. Son succès reposait sur sa finesse d’esprit. Elle ne dépassa jamais publiquement les limites que la bienséance fixait à son sexe, dissimulant son ambition derrière celle qu’elle imposait à ses fils.

La guerre civile qui déchira Rome au I er siècle av. J.-C. profita aux femmes. Avec les conflits incessants, les mœurs se relâchèrent. Dans la haute société, la course aux lauriers avait laissé davantage d’espace aux femmes. La Lesbie du poète Catulle était le parangon de cette élite féminine qui s’émancipait doucement de la tutelle des hommes. Clodia, de son vrai nom, appartenait à la haute noblesse romaine. Son demi-frère, Clodius Pulcher, était un fervent partisan des populares, une sorte de parti populiste républicain, ennemi intime du célèbre Cicéron. Clodia était un esprit libre. Ses querelles avec son mari Quintus Caecilius Metellus Celer étaient de notoriété publique, et le fait qu’elle collectionnait les amants n’y était pas pour rien. Possédant une grande fortune personnelle gérée par un tuteur peu autoritaire et appartenant à une famille progressiste, elle refusait de se plier aux normes qui définissaient les bonnes matrones. Pour elle, pas de vie discrète à filer la laine à la maison. Elle préférait l’amour et la politique. Il fallait des Clodia pour que les femmes osent se sentir libres. Elle n’était pas la seule dans ce cas, et la fin de la République est perçue comme une période d’émancipation féminine.

Lorsqu’Auguste arriva au pouvoir en 27 av. J.-C., il s’imposa comme la figure de proue du retour à l’ordre. Il édicta une série de lois qui devaient mettre un terme aux mœurs déréglées de ses contemporains. La loi Julia sur le mariage des ordres (sénatorial, équestre et plébéien) interdisait aux membres de la classe sénatoriale de se marier avec des hommes ou des femmes originaires des bas milieux sociaux. Il fallait recomposer une élite forte et surtout pure. Pour encourager les Romains – et surtout les Romaines – à faire des enfants, il imagina le ius trium liberorum, le « droit des trois enfants ». Tous les hommes et les femmes étaient tenus d’en avoir au moins trois pour voir lever les pénalités financières qui les touchaient et posséder une pleine capacité à hériter. Pour les femmes cependant, il y avait un autre intérêt. Les mères de trois enfants étaient émancipées juridiquement : elles cessaient d’être d’éternelles mineures.

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    Il était admis que les Romaines fassent un peu de sport dans les jardins des thermes, surtout lorsqu’elles étaient jeunes, comme le montre cette mosaïque de la villa de Casale, à Piazza Armerina, en Sicile. Ces pratiques étaient moins bien admises chez les femmes plus âgées.
    PHOTOGRAPHIE DE Sicile. Villa del Casale, Wiki Commons

    Elles pouvaient alors gérer leurs propres biens et disposer d’elles-mêmes. Les affranchies avaient ce même droit après leur quatrième enfant, et les esclaves gagnaient leur liberté au cinquième. Il ne faut pas voir là une volonté d’Auguste d’émanciper les femmes. Nulle velléité féministe avant la lettre dans cette décision, mais une volonté politique de relancer un taux de natalité désastreusement bas. Or, il était inconcevable de prétendre rester un grand empire sans nouveaux citoyens. Pour autant, les effets de cette politique étaient pernicieux pour les femmes. Les mères de familles nombreuses étaient peu enclines à jouir de cette liberté chèrement acquise. Chaque grossesse comportait un risque vital, à une époque où le taux de létalité en couche était évalué entre 5 et 10 %.

    La voie de la liberté pour les femmes romaines n’était pas juridique. L’émancipation était davantage une question d’influence, de marge de manœuvre. Paradoxalement, c’est au sein de la maison d’Auguste que l’on trouvait les Romaines les plus déterminées à sortir du rôle de bonne mère de famille que la société voulait leur faire endosser. Car la famille julio-claudienne manquait d’hommes, et les princesses et les impératrices en profitèrent pour prendre une place certaine dans le gouvernement. Elles tentèrent toutes d’imposer leur candidat à la succession pour devenir la femme la plus puissante de l’empire.

     

    LE POUVOIR PAR PROCURATION

    La propre fille d’Auguste organisa un coup d’État en faveur de son amant, un fils de Marc Antoine. Mais Julie avait mal évalué les risques. Ses intentions furent découvertes, et elle fut exilée sans aucune pitié. Iullius Antonius, quant à lui, fut condamné à mort. Toutes les Julio- Claudiennes qui misèrent sur leurs amants connurent des déconvenues. Seules celles qui firent en sorte d’élever leur fils à la pourpre tirèrent leur épingle du jeu. Livie, troisième épouse d’Auguste, ne trouva de repos tant que son fils Tibère ne fut pas l’héritier officiel de son mari. Imposer son rejeton à la succession était vital pour elle. Elle avait été la compagne d’Auguste au pouvoir pendant près de 40 ans ; elle n’envisageait pas de prendre sa retraite une fois veuve. Première dame de l’empire, elle ne se voyait pas céder sa place à l’une des petites-filles de son mari, toutes éperdues de pouvoir, comme si cette passion était atavique dans cette famille qui ne vivait que pour commander. Épouse puis mère d’empereur, elle assumait sa fonction de première dame en entretenant des réseaux d’influence féminins ou en tissant des relations avec les ambassadeurs et les rois inféodés à Rome.

    Depuis les coulisses, Livie tirait les ficelles du pouvoir. Elle inspira de nombreuses femmes dans sa propre famille, comme Agrippine la Jeune. Cette dernière, soucieuse de faire la démonstration de sa puissance, se faisait saluer à l’égal de l’empereur et participait à tous les aspects de la vie publique, allant jusqu’à se faire tenir au courant du contenu des séances du Sénat. Elle assumait bien trop sa puissance, ce qui lui valut la haine de ses contemporains.

    Dans le monde romain, être une femme émancipée juridiquement n’était pas si important. Vivre sa liberté imposait de savoir jouer avec les codes et les règles sociales. Cette liberté s’exprimait par une capacité à exercer son influence sur les autres et à s’affranchir du poids du joug d’un père, d’un mari ou d’un tuteur. La littérature latine a fait passer à la postérité de nombreux portraits de femmes fortes, séductrices et un peu retorses. Elles étaient les insoumises de leur temps, à la fois détestées et fascinantes.

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