L'Europe, nid d'espions : l'extension des services de renseignement au 18e siècle

Au 18e siècle, les services de renseignement des grandes puissances sont déjà bien rodés. Certains vont même jusqu’à faire de l’espionnage industriel avant l’heure.

De José Luis Gómez Urdáñez, université de La Rioja, Logroño
Publication 30 sept. 2021, 10:00 CEST
Au 18e siècle, Le renseignement vaut de l’or, et les gouvernements utilisent tous les moyens à leur ...

Au 18e siècle, Le renseignement vaut de l’or, et les gouvernements utilisent tous les moyens à leur disposition pour découvrir des secrets d’État, connaître les capacités des États rivaux et se défendre de ceux qui les espionnent.

PHOTOGRAPHIE DE FotoDuets, istock via Getty images

À la fin de la guerre de la Succession d’Espagne (1701-1714), un nouveau système de relations internationales est instauré en Europe. Si, au 17e siècle, l’Espagne puis la France avaient tenté d’exercer une domination absolue sur le continent, les traités d’Utrecht, conclus à partir de 1713, créent un système fondé sur « l’équilibre des puissances » pour empêcher, par le jeu des alliances, l’hégémonie de l’une d’entre elles. L’une des conséquences de ce nouvel ordre est l’essor de la diplomatie comme moyen privilégié de résolution des conflits, plutôt que les guerres ouvertes, même si celles-ci ne disparaissent pas. Une autre conséquence, liée à la précédente, est l’extension de la pratique de l’espionnage. Le renseignement vaut de l’or, et les gouvernements utilisent tous les moyens à leur disposition pour découvrir des secrets d’État, connaître les capacités des États rivaux et se défendre de ceux qui les espionnent.

 

DES ROIS ET DES REINES AU COURANT DE TOUT

La France et la Grande-Bretagne prennent de l’avance dans ce domaine. En France, Louis XV crée un « chef des espions » ainsi que le dénommé « secret du roi », un cabinet directement à son service, en marge des ministres, chargé des affaires étrangères délicates. Les « services secrets » britanniques, qui existent depuis la seconde moitié du 16e siècle, sont les meilleurs du monde en matière d’espionnage militaire ; les ambassadeurs britanniques sont connus pour leur capacité à organiser des réseaux d’espions. En Espagne, par exemple, il est pratiquement impossible de dissimuler un secret à la sagacité de l’ambassadeur Benjamin Keene. Les tsars de Russie et Frédéric II de Prusse portent également une grande attention à l’espionnage militaire.

La monarchie espagnole ne reste pas en marge de cette évolution. Les fonctions d’espionnage sont confiées à divers secrétariats de cabinet (équivalents des ministères actuels), si bien que chaque ministre est le « chef » des espions de sa « branche ». Le secrétariat d’État (ministère des Affaires étrangères), chargé de la diplomatie et de la transmission des renseignements sur les cours et les familles royales européennes, de même que les secrétariats à la Guerre et à la Marine, qui envoient de nombreux informateurs secrets dans divers pays d’Europe, ont une importance particulière. Les rois peuvent aussi collecter directement des informations, en particulier celles qui touchent à leurs intérêts dynastiques.

Un exemple en est offert par la reine Élisabeth Farnèse, seconde épouse de Philippe V. Très soucieuse de placer ses fils et ses filles sur différents trônes d’Europe, Élisabeth est parfaitement informée de tout ce qui se passe sur le continent. En guise d’agents consulaires, elle a des espions en Sicile – au point qu’elle parvient à récupérer cette ancienne possession espagnole pour son fils, le futur Charles III –, à Minorque occupée par les Britanniques, et même à Constantinople, la capitale de l’Empire ottoman. Elle sait aussi en détail ce qui se passe à Versailles, à Naples, à Parme… Et dans toutes les cours où l’on suspectait un mariage.

 

L’ARGENT, NERF DU RENSEIGNEMENT

Après la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), la paix d’Aix-la-Chapelle ratifie le système d’équilibre européen. En Espagne règne alors Ferdinand VI (1746-1759), un roi qui ne veut de guerre avec qui que ce soit et impose la neutralité espagnole dans les conflits européens. Son principal collaborateur, Zenón de Somodevilla, marquis de la Ensenada, est à la fois secrétaire du Trésor, de la Guerre et de la Marine, et des Indes. Bien qu’il ne soit pas ministre des Affaires étrangères – ce poste étant occupé par José de Carvajal –, Ensenada gère directement l’espionnage espagnol, grâce auquel il contrôle le Real Giro, sorte de banque nationale, et peut placer du capital où cela est nécessaire, car, comme il l’affirme lui-même, « le fondement de tout est l’argent ».

Les ambassadeurs écrivent à Carvajal de façon officielle, mais aussi à Ensenada, avec un code personnel et des instructions précises. Par exemple, en 1746, le marquis ordonne au duc de Huéscar, ambassadeur à Paris, de lui écrire confidentiellement « par le canal qu’on vous indiquera ». Les espions envoient leurs rapports à Ensenada, de sorte que, souvent, Carvajal et les autres ministres n’ont que les informations que le marquis veut bien leur communiquer. Ainsi, bien qu’en théorie il n’y ait pas de « chef des espions » en Espagne comme il y en a en France, Ensenada joue-t-il ce rôle dans la pratique. Plus tard, cette fonction reviendra au comte d’Aranda et, enfin, à Floridablanca, qui crée une police interne dotée d’un système très actif de renseignement et d’espionnage.

 

CHIFFRER ET DÉCHIFFRER

Ensenada sait tout des coulisses de Versailles notamment grâce à deux femmes : une grande amie, la marquise de Salas, et une espionne à part entière, Margarita Isabel O’Brien. En 1746, le duc de Huéscar disait à Ensenada depuis Paris : « De Salas a de bonnes nouvelles et O’Brien nous est bien nécessaire. Dites-le au roi et qu’il faut l’aider soit avec une bonne pension, soit avec un salaire décent, car c’est là de l’argent bien placé. »

Ensenada prête une attention toute particulière au contrôle de la correspondance. Sous la houlette du jeune Campomanes, le service postal est amélioré et, dans les bureaux des grandes villes, des salles réservées sont aménagées pour examiner la correspondance, notamment celle à caractère diplomatique, à la manière du « cabinet noir » français. Les lettres sont ouvertes et copiées. On découvre aussi des missives écrites à l’encre sympathique (au citron), codées avec des notes de musique, et même avec une écriture microscopique. Dans les ministères, de plus en plus de gens sont occupés à chiffrer et déchiffrer la correspondance du ministre avec les ambassadeurs ou d’autres personnes envoyées à l’étranger. Il y a aussi des traducteurs et des chiffreurs qui envoient les nouveaux codes aux ambassadeurs ou aux chefs de mission.

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    “Jorge Juan y Santacilia est considéré comme le plus grand espion espagnol du 18e siècle. En 1749, il effectue pour la Couronne d’Espagne une mission en Angleterre. Son but : percer les secrets de l’industrie britannique.”

    Pour ces communications, on utilise parfois des courriers extraordinaires, des cavaliers qui dorment sur leur selle et épuisent les chevaux de poste en poste pour arriver au plus vite. Ils font les délices des ministres, qui parient sur « leur courrier » – qu’ils récompensent évidemment ; c’est la seule façon d’expliquer qu’un coursier fasse le trajet de Madrid à Paris en cinq jours. L’information vole à dos de cheval sur les routes d’Europe et traverse la mer jusqu’à Rome, Naples ou Londres à une vitesse stupéfiante, tant est grande son importance.

     

    DES ESPIONS VOYAGEURS

    Le marquis de la Ensenada développe également un genre différent de l’espionnage purement diplomatique, mais d’une tout aussi grande importance : l’espionnage industriel et économique. Convaincu que la paix d’Aix-la-Chapelle de 1748 n’est qu’une trêve, un répit avant une nouvelle guerre qui va forcément éclater, Ensenada s’efforce de réarmer économiquement et militairement l’Espagne. Pour ce faire, il décide qu’« en attendant que les Espagnols soient capables d’inventer tout seuls », le gouvernement devra se procurer à l’étranger les techniques et les ressources nécessaires à leur développement. Telle est la mission de scientifiques et de techniciens partant se former à l’étranger, mais aussi de voyageurs envoyés incognito par le gouvernement.

    Le plus important de ces espions itinérants est Jorge Juan y Santacilia, considéré comme le plus grand espion espagnol du 18e siècle. Ce marin aux multiples facettes, mathématicien et diplomate, arrive à Londres en 1749 sous un faux nom, avec l’ordre de ne pas fréquenter l’ambassade d’Espagne. Au bout de quelques semaines, Jorge Juan expédie en Espagne des instruments et des livres, ainsi que des informations d’intérêt militaire, comme celles relatives à la première colonie anglaise dans les îles Malouines. Mais il établit surtout les premiers contacts avec des ingénieurs navals anglais qu’il se propose de recruter pour travailler en Espagne. En un mois, il embauche le célèbre Richard Rooth, qu’il finit par ramener à l’arsenal de Ferrol, en Galice, puis bientôt Mullan et Bryant.

    Sous le nom de M. Joshua, Jorge Juan traverse mille et une péripéties pour éviter d’être pris, notamment lorsque les Anglais découvrent la « cargaison » du navire Dorotea, un groupe de maîtres et d’ouvriers qu’il envoie en Espagne avec leurs instruments professionnels, la plupart dans les usines de toiles de Grenade servant à fabriquer les voiles. Cet incident renforce la surveillance policière et oblige Juan à changer de pseudonyme. Il prend alors le nom de M. Sublevant, libraire, et peut poursuivre ses activités jusqu’à sa fuite précipitée en avril 1750.

    Sa dernière mission, la plus rocambolesque, consiste à faire sortir d’Angleterre les épouses des ingénieurs qui se trouvent déjà sur les chantiers navals espagnols. Les autorités ne peuvent les empêcher de quitter Londres, mais elles arrêtent les complices de Juan (le père Lynch et le commerçant Morgan), ainsi que tous ceux qui ont servi d’intermédiaires dans l’opération. Jorge Juan parvient à se cacher et, déguisé en marin, embarque sur le navire marchand Santa Ana de Santoña et parvient à traverser la Manche.

     

    RECRUTER DES TECHNICIENS ÉTRANGERS

    À la même époque, en 1749, un autre envoyé secret du marquis de la Ensenada quitte l’Espagne. Antonio de Ulloa part pour Paris sous prétexte d’y étudier les mathématiques. Six mois plus tard, il écrit à Ensenada depuis la capitale française, le submergeant de mémoires de ce qu’il a observé : l’arsenal de Toulon, les usines et les hôpitaux de Marseille ; mais aussi de renseignements glanés lors de brefs voyages à Rouen ou à Lille. Il commence à embaucher des techniciens pour les faire venir en Espagne grâce à d’alléchantes offres financières et achète des livres, des instruments, un tour de fonderie, etc.

    En mars 1750, il part pour Amsterdam comme simple voyageur. Son nouveau contact, l’ambassadeur et marquis del Puerto, partage les plans de recrutement de techniciens et en envoie plusieurs en Espagne. Dorénavant, Ulloa écrit, enthousiaste, sur les paysages ou encore sur Frédéric V depuis Copenhague ; il assiste au couronnement d’Adolphe-Frédéric II à Stockholm en compagnie de l’ambassadeur espagnol Grimaldi ; enfin, Frédéric II de Prusse l’invite à dîner au palais de Sans-Souci avec le mathématicien Maupertuis. Ulloa observe et approuve – « religion mise à part », puisque les Prussiens sont calvinistes – l’éducation que Frédéric II donne à son neveu le prince, le futur Frédéric-Guillaume II.

     

    ÉLOGE DE L'ESPAGNE PAR ROUSSEAU

    Après bien des difficultés, l’envoyé d’Ensenada revient à Paris le 10 décembre 1751. Là, Ulloa écrit trois jours plus tard sa dernière lettre à Ensenada, lui promettant des informations sur les mines de mercure de Suède, d’Allemagne et de Hongrie. À la fin de l’année, il est de retour à Madrid, où il est reçu par un Ensenada enthousiaste. À Paris, Ulloa a laissé quatre collaborateurs – Masones, Ferrari, Ventades et Llovera – en pensant poursuivre le plan de formation de techniciens aux arts les plus variés et aux techniques utiles, « en attendant que les Espagnols inventent tout seuls ».

    Jean-Jacques Rousseau rencontre certains de ces voyageurs espagnols, ce qui lui inspire un éloge de l’Espagne, peu habituel au 18e siècle : « Tandis qu’un Français court chez les artistes d’un pays, qu’un Anglais en fait dessiner quelque antique, et qu’un Allemand porte son album chez tous les savants, l’Espagnol étudie en silence le gouvernement, les mœurs, la police, et il est le seul des quatre qui, de retour chez lui, rapporte de ce qu’il a vu quelque remarque utile à son pays. » Le philosophe de Genève reconnaît ainsi qu’un certain type d’espionnage est aussi un instrument des Lumières.

    Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine.

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