Marc Antoine et Cléopâtre, une passion politique

Les historiens antiques ont largement brodé sur la rencontre mythique entre Antoine et Cléopâtre, en 41 av. J.-C., sur les rives de Tarse. Mais derrière le jeu de séduction se cache une partie d’échecs politique pour l’avenir de Rome et de l'Égypte.

De Pierre Renucci

Antoine et Cléopâtre. Un couple si célèbre, que l’on ne peut prononcer le nom de l’un sans que celui de l’autre ne s’invite à l’esprit. Ces deux-là sont devenus un mythe. Un mythe politico-­sentimental où la vedette revient à la reine d’Égypte, impérieuse et ensorceleuse, à côté d’un Marc Antoine soumis à ses charmes autant qu’à la « dive amphore ». Le cinéma y est certes pour beaucoup, surtout depuis qu’un autre couple terrible, Richard Burton et Elizabeth Taylor, les a incarnés.

Mais le mythe au sens étymologique – le mensonge – remonte bien plus haut. Il naquit de la propagande du vainqueur d’Antoine, Octave, l’un des hommes politiques les plus brillants au monde et qui deviendra le premier empereur romain sous le nom d’Auguste. Alors, il est utile de revenir à l’histoire. Lorsque Cléopâtre VII rencontre Antoine à Tarse en 41 av. J.-C., l’Égypte des souverains lagides est le dernier des grands royaumes hellénistiques constitués dans l’est du bassin méditerranéen après la mort d’Alexandre le Grand, en 323 av. J.-C. Mais, secouée depuis des lustres par des crises internes, la dynastie aurait disparu avec l’État sans la protection de Rome, qui avait intérêt à sa survie.

De facto, l’Égypte était un protectorat romain. Cléopâtre elle-même, détrônée par sa sœur Arsinoé et son frère Ptolémée XIII, avait retrouvé le pouvoir grâce à l’intervention militaire de Jules César en 47 av. J.-C. L’assassinat du dictateur le 15 mars 44 av. J.-C. ouvrit pour sa protégée une période d’incertitude : l’issue du nouveau conflit civil romain risquait bien de remettre en question le statut politique de l’Égypte. Cette guerre civile s’acheva par la victoire définitive des césariens sur les républicains à la bataille de Philippes, en octobre 42 av. J.-C. Regroupés dans un cartel appelé « second triumvirat », les nouveaux maîtres de l’Empire s’appelaient Octave, le petit-neveu de César que celui-ci avait adopté par testament, Antoine, le principal lieutenant de César, et Lépide, qui faisait figure de comparse.

 

DES PROJETS POUR L'ORIENT 

Après la victoire, ils se partagèrent le gouvernement. Octave se contentait des Hispanies et Lépide, de l’Afrique. Antoine, dont le prestige surpassait celui de ses collègues, prenait le reste. L’Italie, elle, restait indivise. À vrai dire, la mission d’Antoine, qui consistait à organiser l’Orient et à contrer la menace venant de l’Empire parthe, requérait sa présence à l’Est. Il ne pouvait donc que déléguer l’exercice de son pouvoir à l’Ouest, où Octave, résidant à Rome, serait de fait maître de l’Italie. Sitôt attelé à sa tâche, Antoine convoque Cléopâtre. Il a grand besoin de l’Égypte pour ses projets orientaux. Son agriculture, ses manufactures, sa marine, ses chantiers navals et son administration éprouvée qui lève efficacement l’impôt font en effet de ce nain politique une puissance économique à faire rêver les conquérants.

Deux solutions s’offrent à Antoine : la réduire en province ou la conserver comme État-client, c’est-à-dire comme un allié inféodé. Souvent Rome préfère la seconde solution, car les rois entretiennent à leurs frais une administration efficace, mais aussi une armée qui assure la police intérieure et le premier rideau défensif aux frontières. Enfin, ce système laisse au peuple l’illusion de l’indépendance. Ce sera seulement en cas de faute grave du monarque, ou encore lorsque la population le souhaitera, que Rome transformera ces États en provinces.

 

UNE CAMPAGNE DE SÉDUCTION

La convocation de la souveraine par Antoine est comminatoire : la reine doit justifier son attitude durant le conflit entre les triumvirs et les césaricides. L’Égypte était en effet restée le plus neutre possible, notamment lorsque les républicains commandés par Cassius et Brutus s’emparaient de l’Orient au cours de l’hiver 44-43 av. J.-C. Cléopâtre comprend qu’elle sortira déchue ou confirmée de l’entrevue. Mais elle sait aussi que, si elle se maintient, elle peut donner à son pays une influence au sein d’un empire auquel il est inéluctablement intégré. La reine se hâte de rejoindre Tarse, capitale de la province de Cilicie, sur le rivage sud de l’Asie Mineure.

Prévenu de son arrivée, Antoine l’attend dans le port, lequel, un peu en retrait à l’époque, est accessible par un petit fleuve côtier. Bientôt une nef géante le remonte avec une majestueuse lenteur. Sa poupe d’or ensoleille les voiles pourpres qui emplissent le ciel, et ses rames d’argent caressent l’eau au rythme d’un orchestre de flûtes, de syrinx et de cithares. Les plus belles servantes, telles des Néréides, colonisent les cordages et semblent exhaler les puissants parfums brûlés sur le navire. Enfin, au centre de cet écrin flottant, en évidence sur le pont, un dais brodé d’or abrite Cléopâtre vêtue en Aphrodite. Autour d’elle, de petits enfants, pareils à des amours, agitent des éventails. Quand la galère accoste, le triumvir fait prier à dîner l’enchanteresse. Mais celle-ci a la seconde partie de son numéro à lui présenter, aussi lui suggère-t-elle de monter à bord pour y passer la soirée. La reine a préparé un festin somptueux, dans une ambiance « son et lumière » agrémentée de fragrances et propre à dérider les diplomates les plus sévères. C’est d’ailleurs la partie « lumière » qui émerveille Antoine, car – luxe rare dans l’Antiquité – il y en a partout dans le palace des mers. Le lendemain, Cléopâtre se rend à son tour chez son hôte.

Antoine a fait de son mieux pour égaler la magnificence de la veille. Toutefois, le résultat apparaît si en deçà du modèle, qu’il est le premier à en rire. La cordialité de la rencontre n’exonère pas Cléopâtre d’expliquer sa conduite récente, ce qu’elle fait aisément. Après tout, les républicains auraient envahi l’Égypte s’ils en avaient eu le temps. Et puis Antoine vient de pardonner à des cités qui s’allièrent franchement à eux ; il ne peut punir l’Égypte pour avoir au pire donné quelque argent à Cassius sous la menace ! D’autant que la reine accepte la subordination que les troubles consécutifs à l’assassinat de César avaient distendue pendant deux ans. Ainsi l’Égypte s’arrime solidement à Rome.

Il y va de l’intérêt bien compris des deux parties. Bien que cette rencontre ne soit que de la bonne politique, les auteurs antiques en font le point de départ de l’« histoire officielle », ce mythe dérivé de la propagande d’Octave qui pourrait se résumer ainsi : Antoine est tombé dans les rets d’une reine vicieuse, moitié sorcière moitié catin, qui fit de lui son esclave sexuel pour dominer Rome à travers lui. Certes, dans la couche de Cléopâtre, le triumvir remplace César, dont elle fut la maîtresse durant plusieurs années, et lui fera trois enfants. Mais avec les guerres civiles, les dynastes républicains recouraient depuis longtemps à ces concubinages politiques pour renforcer leur autorité dans les pays soumis. Aussi bien personne n’y trouva à redire tant que les relations entre Antoine et Octave restèrent bonnes. C’est quand elles se tendront que le premier resserrera ses liens avec l’Égypte, nourrissant par contrecoup la propagande du second.

 

ANTOINE VICTIME DE LA PROPAGANDE 

Or, progressivement, Octave devient le maître de l’Occident et l’égal d’Antoine dans ce qui n’est plus qu’un duumvirat après l’éviction de Lépide en 36 av. J.-C. Dès lors, Antoine a plus que jamais besoin de Cléopâtre dans la guerre de propagande qui précède l’affrontement final. En 34 av. J.-C., à Alexandrie, il annonce une réorganisation de l’Orient dans le cadre d’une nouvelle dynastie que l’on peut qualifier de ptolémo-césarienne. En réalité, cette famille a vocation à gouverner l’Empire entier. En effet, l’originalité est que Cléopâtre, maîtresse du défunt César, est désormais présentée comme son épouse et le jeune Ptolémée XV comme leur fils. Le sobriquet même de « Césarion » donné à l’enfant est une idée d’Antoine. Ainsi, celui-ci érige astucieusement César en fondateur d’une dynastie gréco-romaine, et devient son successeur à la tête de l’Empire comme dans l’alcôve de la reine.

La famille ptolémo-­césarienne se pose en rivale du fils adoptif de César. Le glaive tranchera en 31 av. J.-C., lors de la bataille d’Actium qui marque le début du triomphe d’Octave sur son ennemi. La déclaration d’Alexandrie rend indissoluble l’alliance de Tarse. Les destins d’Antoine et Cléopâtre sont liés pour l’éternité, par-delà la mort qu’ils se donnent en 30 av. J.-C. lors de la reddition finale de l’Égypte. 

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