Merveilles d’Angkor : l’apogée de l’art khmer

Au 12e siècle, la  société khmère se transforme en profondeur, au rythme de la construction des villes-sanctuaires et de la montée  en puissance du royaume.

De Éric Bourdonneau
PHOTOGRAPHIE DE Mike Fuchslocher, Getty Images

Angkor ne s’est pas faite en un jour. L’histoire millénaire du Cambodge ancien, depuis le début de notre ère jusqu’au 14e siècle, ne manque pas de ruptures décisives ou de moments fondateurs. L’une de ces césures intervient deux ans après l’an mil de l’ère shaka, en 1080 apr. J.-C. : un nouveau roi obtient alors « la royauté suprême dans la vil­le sainte de Yaçodharapura », l’ancien nom de la capitale angkorienne et, pour la première fois depuis fort longtemps, ce souverain est bouddhiste.

Autre nouveauté : son origine. Ce monarque est du pays de Jayâdityapura (ou, selon les inscriptions, de Mahîdharapura et de Kshitîndragrâma). Ce qui retient l’attention est la « modernité » de cette référence : les origines dont se réclament le nouveau roi et ses successeurs ne renvoient plus seulement, comme par le passé, à une ancienne seigneurie que l’on invoque pour rattacher sa lignée à quelques lointains ancêtres, elles désignent ici une puissante maison aristocratique, en activité, dont les représentants nommés par les inscriptions comptent de très proches aïeuls.

Ce roi bouddhique, qui reçoit le nom de sacre de Jayavarman (le sixième du nom), inaugure une nouvelle lignée de souverains, parmi lesquels se distinguent les deux plus grands bâtisseurs du Cambodge ancien : Sûryavarman II (r. 1113-1150) et Jayavarman VII (r. 1181-1220). Les règnes de ces deux souverains marquant du 12e siècle figurent parmi les plus longs de l’histoire d’Angkor. Cette longévité n’est pas neutre dans la profonde transformation du royaume khmer au fil du siècle et demi qui s’écoule entre l’avènement de Jayavarman VI et la mort de son homonyme.

 

L’EXPANSION DU ROYAUME 

Il est vrai que c’est toute l’Asie du Sud-Est, ou presque, qui se transforme alors sous l’effet de ce qu’on a pu appeler le « facteur Song ». Les routes terrestres entre la capitale chinoise des Song méridionaux et l’Occident sont alors coupées. Ce qui provoque immédiatement une impulsion sans précédent du commerce maritime le long des côtes sud-est asiatiques. C’est précisément à cette époque, après une longue interruption, que Sûryavarman II envoie plusieurs ambassades en Chine. « Quelques difficultés relatives aux affaires de commerce furent ensuite examinées et réglées », nous disent les auteurs chinois.

Des moines bouddhistes dans le temple Ta Prohm, au sein du complexe d'Angkor, au Cambodge.
PHOTOGRAPHIE DE Kike Calvo

Le Cambodge ne devient pas pour autant une puissance maritime comme il s’en bâtit à la même époque dans l’archipel indonésien. Mais les opportunités nouvelles de commerce de haute mer expliquent sans doute en partie l’expansionnisme du royaume angkorien, en particulier vers les rives de la mer de Chine. Car le Cambodge est désormais un royaume en ordre de marche. Jamais la domination khmère sur le reste de la péninsule indochinoise ne prendra une telle ampleur, et c’est le seul moment de l’histoire d’Angkor où l’on peut parler d’empire.

Une évocation du long défilé des armées khmères conduites par leur souve­rain se déploie sur 94 mètres de bas-reliefs dans la galerie méridionale d’Angkor Vat, le grand temple royal érigé par Sûryavarman II. Cette représentation du départ des armées ne se réfère à aucune expédition en particulier, ou à toutes en général, mais elle livre des indices sur la géographie historique du moment : en tête du cortège sont conduites les troupes de Lvo et des Syâm Kuk. Lvo correspond à la moderne Lophburi et Syâm désigne probablement ce qui deviendra le royaume d’Ayutthaya.

L’histoire des Song témoigne aussi de cette expansion vers l’ouest, en précisant que le royaume khmer était limitrophe à la fois du royaume de Pagan et du pays de Grahi, sur la côte de la péninsule malaise. Ce sont toutefois les expéditions vers les côtes orientales de la péninsule qui sont les mieux renseignées. En 1128, Sûryavarman II aurait conduit une armée de 20 000 hommes contre le Dai Viêt, suivie peu après d’une flotte de plus de 700 navires. Une nouvelle attaque est organisée en 1138 puis en 1150 et, sous la conduite de Jayavarman VII, en 1216 et 1218.

Une inscription rédigée sous le règne de ce dernier rapporte que « le roi des Yavana », c’est-à-dire l’empereur vietnamien, ainsi que les rois de Java et du Champâ « portent chaque jour avec piété l’eau des ablutions », en signe d’allégeance. Un nouveau centralisme On peut douter de la réalité des relations de suzeraineté auxquelles il est ainsi fait allusion, pour Java comme pour le Dai Viêt. Les choses furent différentes s’agissant du Champâ (le royaume indianisé des Chams dans le centre et le sud du Vietnam actuel).

En 1145, Sûryavarman II s’empare de la cité de Vijaya dans le nord du Champâ, mais l’occupation semble de courte durée. Les inscriptions du Champâ évoquent par la suite une « guerre de 32 ans », marquée par la prise d’Angkor, puis une période de suzeraineté khmère qui se prolonge jusqu’à la mort de Jayavarman VII, en 1220. Ces guerres appartiennent à deux mondes. Elles relèvent, d’une part, des expéditions et razzias qu’ont toujours pratiquées les chefferies et les royaumes d’Asie du Sud-Est, en n’hésitant pas à étendre au loin leurs attaques.

Les prisonniers ramenés comme esclaves, les trésors des sanctuaires et des palais sont l’objectif de ces expéditions, ainsi que l’établissement de relations tributaires, plus ou moins effectives. Ces guerres relèvent, d’autre part, d’une nouvelle conception des relations établies entre un centre conquérant et les ter­ritoires soumis. Une volonté inédite d’intégration émerge sous le règne de 
Jayavarman VII, à travers un ambitieux programme de fondations religieuses : 121 « maisons avec du feu », qui tenaient lieu de gîtes d’étape distants d’une quinzaine de kilomètres, sont construites le long des routes reliant Angkor aux provinces du royaume, jusqu’à la capitale du Champâ ou encore l’ancienne cité de Phimai dans le nord-est de la Thaïlande. Les inscriptions célèbrent également la création de 102 « chapelles d’hôpitaux », disséminées à travers tout le royaume, certaines à une distance considérable d’Angkor, comme à Sai Fong, en aval de Vientiane (au Laos).

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    Le fonctionnement de ces vastes réseaux de fondations était centré sur deux grands temples-monastères implantés à la périphérie immédiate de la capitale : Ta Prohm et Preah Khan. Ces fondations religieuses n’illustrent pas seulement l’expansionnisme et le centralisme d’une royauté parvenue à l’apogée de sa puissance. Elles sont l’instrument d’une profonde redéfinition de la relation aux divinités tutélaires du royaume. L’implantation de grands temples-monastères au voisinage de la capitale, et non plus sur quelques montagnes excentrées, est emblématique : les dieux s’installent fermement dans la plaine, au cœur même de la société.

    Et, pour la première fois, les Khmers, et non plus seulement leurs dieux, sont massivement représentés dans l’enceinte des sanctuaires.

     

    DES DIEUX... ET DES HOMMES 

    Certes, les temples khmers n’ont jamais été conçus comme un espace rigoureusement différencié de la vie sociale. La juxtaposition des images de culte transpose dans l’enceinte des sanctuaires et dans la sphère divine la nature des relations qui existent entre les fondateurs de ces images. Mais, jusqu’alors, le temple donnait surtout à voir le monde des dieux, et la progression vers le séjour divin était pensée comme un cheminement le long d’une chaussée axiale interrompue par de nombreux pavillons.

    Si la chaussée met en relation les hommes et les dieux, la succession des pavillons détermine autant de seuils symboliques à franchir et souligne la distance à parcourir pour atteindre le séjour des dieux. À Angkor Vat et au Bayon, les deux grands sanctuaires royaux de Sûryavarman II et de Jayavarman VII, l’espace sacré du temple englo­be désormais largement le monde des vivants ici-bas. Cette nouvelle conception se traduit architecturalement par le déploiement des enceintes qui se développent comme une série d’auréoles autour des tours centrales.

    Ce qui est nouveau n’est pas l’organisation concentrique en elle-même, mais l’échelle inédite de ce déploiement, qui embrasse une surface de plus en plus large jusqu’à inclure la chaussée axiale du temple. L’aboutissement de cette évolution est la construction du Bayon au centre géométrique de la vieille capitale angkorienne refondée par Jayavarman VII, Angkor Thom.

    L’enceinte la plus extérieure du temple se confond ici avec les remparts de la cité, qui s’étirent sur trois kilomètres de côté. Simultanément, l’enceinte intérieure – celle de l’édifice proprement dit – prend la forme d’une galerie sur piliers qui abrite le récit des victoires du royaume khmer sous la conduite de son souverain. C’est ici qu’on découvre la reprise du motif du défilé des armées khmères, apparu dans la galerie sud d’Angkor Vat. Mais il se déroule désormais sur tout le pourtour du temple et fait une plus large place, dans le sillage des troupes en marche, à l’évocation des couches inférieures de la société.

     

    UNE ICONOGRAPHIE MODERNE 

    La modernité de cette iconographie – au sens, là encore, où elle renvoie les anciens au récit « de leur temps » – s’illustre également dans les inscriptions gravées à la gloire du souverain. Les panégyriques royaux sont toujours composés, comme sous les règnes antérieurs, d’une suite de figures de style célébrant les qualités d’un souverain comparé aux dieux et aux héros des grands textes du sous-continent indien. Mais la narration d’événements qui se donnent comme historiques – le récit mouvementé de l’accession au pouvoir de Jayavarman VII, celui de ses guerres contre le Champâ – prend une place nouvelle.

    Et cet éveil de la narration se fait aussi bien en sanskrit (sous le règne de Jayavarman VII) qu’en khmer (sous les règnes précédents). La distinction, autrefois marquée, entre l’usage du khmer et celui du sanskrit – langue savante et parfaite des dieux et des élites – s’est progressivement brouillée, tout comme la limite entre le séjour des dieux et celui des hommes.

    Le divin paraît plus proche, pour un plus grand nombre. Cette plus grande proximité est précisément celle que les inscriptions proclament au même moment au sujet de ce souverain fondateur des premiers hôpitaux du royaume : « Le mal du corps des hommes devenait pour Lui le mal de l’âme, bien plus affligeant : car c’est la douleur de leurs sujets qui fait la douleur des rois, et non leur propre douleur. » Il y a là une forme de paradoxe si l’on considère que la puissance de la royauté et le pouvoir exercé par celle-ci sur les hommes n’auront probablement jamais été aussi grands.

    Ce paradoxe est là encore à l’image de la relation entretenue avec le divin : si celui-ci est plus proche, il est aussi, avec les nouvelles formes du bouddhisme qui s’imposent, devenu plus intérieur et, en ce sens, plus inaccessible. De la résolution de ce paradoxe va naître le Cambodge post-angkorien, c’est-à-dire le pays moderne, tel que celui-ci perdurera jusqu’au protectorat français.    

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