Ces clichés qui ont fait le tour du monde : histoire de photos virales

Décryptage des photos qui ont changé notre vision de l'histoire récente.

De Patrick Witty
PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

La première photographie de Daniel Etter que j’ai vue n’était pas dans un magazine ou un journal, pas même sur un site web. C’était sur Twitter. En mai 2013, des manifestations embrasaient Istanbul. Tout le monde en parlait sur les réseaux sociaux - et soudain cette image saisissante d’un manifestant brandissant le drapeau turc est apparue dans mon fil d’actualité. J’ai été instantanément frappé par l’attitude et le langage corporel provocateur du manifestant, qui se protégeait des gaz lacrimogènes. L’image était atemporelle et épique. La photo est naturellement devenue virale et a été reprise très rapidement partout dans le monde. Une statue a même été érigée suite à cette photo. « J’ai rapidement perdu le contrôle sur cette image » raconte Etter.

Etter a un don naturel pour réaliser des photos virales. Un photographe lambda pourra connaître ce phénomène une fois dans sa carrière, s’il a de la chance ; il est très rare que cela arrive deux fois.

Laith Majid, un réfugié irakien fuyant Bagdad, pleure de joie en arrivant sur l’île grecque de Kos le 15 août 2015, tenant dans ses bras son fils Taha et sa fille Nour. Le groupe de réfugiés a traversé la mer depuis la ville turque de Bodrum. Pendant leur traversée, la frêle embarcation pneumatique a commencé à perdre de l’air, menaçant les 12 personnes, hommes, femmes et enfants qui étaient à son bord.
PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

PATRICK WITTY : Pourquoi être devenu photographe ?

DANIEL ETTER : Je pense que beaucoup de photo-journalistes de mon âge [Etter a 35 ans] vous donneraient la même réponse : le documentaire « War Photographer » sur James Nachtwey [film de 2001 réalisé par Christian Frei, ndlr]. A l’époque, j’étais très impressionné par cette image du photographe solitaire à la poursuite de l’instant à capturer pour mettre en image les événements mondiaux. J’ai su que c’est ce que je voulais faire de ma vie.

Au fil des années, cette idée romantique s’est estompée et a été supplantée par une image plus sobre de l’impact que pouvaient avoir les photographes. Cela m’a pris beaucoup de temps pour trouver le courage de partir découvrir le monde.

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    De jeunes Afghans ramassent des munitions utilisées après un entraînement de tir par les forces belges près de Kunduz, Afghanistan, le 5 avril 2011.
    PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

    PATRICK : Vous êtes Allemand et vous vivez en Espagne. Pourtant la majorité de vos photos sont prises au Moyen-Orient…

    DANIEL : Après mon départ pour l’Inde, où j’ai travaillé un moment, j’ai lentement repris le chemin du retour vers l’Ouest. J’ai d’abord déménagé à Istanbul, puis à Berlin. J’imagine que j’avais un peu le mal du pays. Mais après des semaines d’un temps berlinois épouvantable, j’ai décidé de partir m’installer plus au sud.

    Je trouve difficile de vivre dans les endroits où je pars en photo-reportages. J’ai besoin de garder une certaine distance. Ici, en Espagne, j’ai cette distance et en même temps je reste géographiquement proche.

    Et quand on y pense, la plupart des photo-reportages actuels sont réalisés autour de la Méditerranée. Le Printemps Arable, la crise des réfugiés dans la mer Égée et entre la Libye et l’Italie, la crise financière grecque. Donc je dirais que l’essentiel de mon travail est centré sur la Méditerranée, tout comme ma vie. J’ai juste choisi un coin plus calme pour vivre.

    Un manifestant jette une capsule de gaz lacrymogène sur des policiers, à Istanbul, Turquie, le 1er juin 2013. Des centaines de milliers de manifestants s’étaient réunis dans les rues pour protester contre la destruction du Parc Gezi, dans le centre d’Istanbul, et pour faire entendre leur mécontentement vis-à-vis de la politique du gouvernement.ch Gallery
    PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

    PATRICK : Deux de vos photos ont fait le tour du monde ces dernières années. La photo que vous avez faite lors de la manifestation du Parc Gezi à Istanbul a été reprise dans les journaux du monde entier, appropriée parfois à d’autres que vous… Racontez-moi l’histoire de cette photo.

    DANIEL : Je couvrais un reportage en Ukraine quand les manifestations ont commencé à Gezi. Quand j’ai atterri à Kiev j’ai consulté mon fil d’actualité et ai décidé de faire demi-tour. La manifestation avait lieu en face de mon appartement à Istanbul. C’était bien plus important que les manifestations qu’avait pu connaître cette ville.

    Je suis revenu de nuit, alors que les manifestants marchaient vers les bureaux de Recep Tayyip Erdogan, qui était encore Premier Ministre à l’époque. Les policiers repoussaient comme ils le pouvaient les manifestations à grand renfort de gaz lacrymogène. Même si je portais un masque à gaz j’éprouvais des difficultés à respirer.

    Les manifestants ont construit des barricades avec des barrières prises sur le stade de football près de là, mais les gaz lacrymogène étaient si forts que les manifestants restaient loin des barrières. Il y avait un homme qui essayait sans cesse de grimper sur la pile de barrières métalliques pour soulever le drapeau turc, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. C’est cette scène, ce moment qui est devenu viral.

     

    Une mère prend la pose avec son nouveau-né dans une école qui accueillait environ 150 réfugiés fuyant la violence d’Alep, en Syrie.
    PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

    PATRICK : J’ai vu que vous aviez posté une photo de quelqu’un s’étant fait tatouer cette image. Quel effet ça fait de voir son cliché reproduit encore et encore ? Reproduit aussi en statue !

    DANIEL : D’un côté, c’est profondément touchant et satisfaisant de voir que cette image signifie autant pour tant de gens. D’un autre côté cela me rend un peu… mélancolique. La manifestation de Gezi a marqué un tournant dans l’histoire récente de la Turquie et pas dans le sens espéré par les manifestants.

    Le gouvernement d’Erdogan est plus autoritaire que jamais et le niveau d’oppression des voix dissidentes et critique – que ce soit des journalistes, des scientifiques, des artistes – n’a jamais été aussi haut ces dernières années. Une protestation comme celle de Gezi serait inimaginable aujourd’hui. Même de petites manifestations, même pacifiques… si elles présentent un point de vue ne serait-ce qu’un peu différent de la parole officielle du gouvernement, ces manifestations sont accueillies par des canons à eau et du gaz lacrymogène.

     

    Durse, 12 ans (à gauche), et Nunu, 6 ans, jouent avec des lance-pierres dans le camp des mineurs de charbon sur Jaintia Hills dans l’état indien de Meghalaya, le 21 octobre 2010. Durse travaille dans les mines. D’après l’ONG Impulse 70 000 enfants travaillent dans les mines de charbon de Jaintia Hills, risquant chaque jour leurs vies. Launch Gallery
    PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

    PATRICK : Pourquoi pensez-vous que cette image ait eu une telle résonnance ?

    DANIEL : La manifestation était un acte de défiance face à cette montée de l’autoritarisme, désormais bien réel. Et pour eux, ce sentiment était cristallisé dans cette posture d’un homme seul sur les barricades. Il était en un sens la parfaite métaphore des idéaux des partisans de la République turque, peu importait qu’il soit repoussé.

    PATRICK : Et cette photo bouleversante de Laith Majid, cet réfugié iraquien et ses enfants débarquant à Lesbos. Cette photo aussi est devenue virale…

    DANIEL : C’était au tout début de la crise, au moment où les médias commençaient à prêter attention au nombre de réfugiés fuyant la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan pour rejoindre les îles grecques. Le public savait que des réfugiés arrivaient par bateau mais n’avait pas réalisé ce que signifiait un long voyage sur un bateau pneumatique prenant l’eau au beau milieu de la nuit.

    Quand j’ai photographié cette scène, il faisait encore nuit. Je savais que c’était exactement le moment à photographier mais j’ai eu du mal à régler le focus de mon appareil qui ne fonctionne pas bien avec des lumières basses et quand les gens bougent beaucoup.

     

    Citoyens libyens célébrant la chute de Mouammar Kadhafi à Tripoli, Lybie, le 2 septembre 2011.
    PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

    J’ai mis un moment à réaliser la puissance de ce moment, et quelques heures après j’ai été submergé par mes émotions, enfouies pendant plusieurs jours.

    Donc j’ai su rapidement ce que cette photo représentait pour moi mais j’étais très ému de voir les réactions qu’elle suscitait. Elle a été partagée des millions de fois sur Facebook et Twitter, des douzaines de personnes ont offert leur aide. Et d’après cette famille, plusieurs pays leur ont offert l’asile.

    PATRICK: Cette photo me touche tout particulièrement, surtout en tant que père. Les enfants se rattachant aux bras de leur père, sa dignité et l’émotion dans ses yeux – c’est incroyablement puissant. J’ai lu que Laith racontait que quand il pleurait, vous pleuriez aussi.

    DANIEL : Dans notre métier, on est confrontés à un nombre incalculable de moments déchirants. Le plus souvent vous vous en détachez tout de suite pour ne pas être affectés. C’est une réaction disons… professionnelle. Être trop émotif n’aide pas vraiment sur le terrain. Mais certaines rencontres, certains moments vous marquent que vous le vouliez ou non et vous êtes rattrapé par l’émotion. C’était un de ces moments-là.

    Une réfugiée afghane mange les fruits d’un arbre dans un champ en dehors de Subotica, Serbie, le 7 novembre 2012. Beaucoup de réfugiés et de migrants tentent de rallier le nord de l’Union européenne en passant par les Balkans et la Grèce.
    PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

    PATRICK : L’histoire de Laith a pris une tournure dramatique après l’arrivée de la famille en Allemagne…

    DANIEL : À Berlin, où ils ont été accueillis, les autorités étaient débordées par le nombre de demandes d’asile et les conditions d’accueil étaient catastrophiques. Les demandes étaient reportées, encore et encore, les logements étaient bondés, et personne ne savait vraiment s’il avait un avenir ou non en Allemagne.

    Quelques semaines après, la mère de Laith est morte. La combinaison de tout cela a vraiment pertubé Laith qui a décidé de retourner en Irak pour enterrer sa mère. Sa femme ne voulant pas le laisser y retourner seul, ils y sont retournés ensemble avec leurs plus jeunes enfants.

    Ils ne pouvaient pas retourner à Bagdad, leur ville d’origine, car ils y étaient menacés d’extorsion par la milice, raison pour laquelle ils avaient d’ailleurs fui le pays. Maintenant ils vivent à Erbil, dans le nord de l’Irak et ils se battent pour reconstruire leurs vies ce qui est très compliqué pour une famille arabe dans une région à majorité kurde.

    Je l’ai appris quand j’ai essayé de les contacter après avoir appris que mes collègues et moi allions recevoir le Pulitzer. La photo faisait partie de notre travail pour le New York Times sur la crise des réfugiés. Je voulais partager cette nouvelle avec eux mais je n’arrivais pas à les joindre sur leur numéro allemand. Quelques jours plus tard j’ai compris pourquoi.

    Dawriya Makhsin (au milieu) se repose sur sa sœur Hadla Makhsin alors qu’elles attendent un train près de la frontière avec la Croatie, à la station de Presevo, en Serbie, le 22 novembre 2015. Elles et leur famille sont Yézidis originaire du Sinjar, en Irak.
    PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter, unhcr

    PATRICK : Vous avez couvert la crise des réfugiés depuis un moment maintenant. Qu’est-ce qui vous attache à ce sujet ?

    DANIEL : Au départ je pensais que c’était un reportage singulier, sur des populations traversant des épreuves exceptionnellement fortes dans l’espoir de trouver la prospérité et la sécurité auxquelles l’Europe et les Etats-Unis ont la chance d’être habitués. Le principe même de leurs voyages me fascinait.

    Mais maintenant je vois ça comme un symptôme d’une inquiétude plus large. Les ressources auxquelles nous avons accès sur cette planète sont limitées et il est tout simplement impossible pour 7 milliards d’individus d’atteindre le niveau de vie dont jouissent les pays occidentaux. Le réchauffement climatique a déjà des conséquences. Ajoutez à cela la corruption et des régimes autoritaires et vous avez une combinaison explosive.

    Je me suis rendu récemment dans la province de Raqqa, en Syrie, et tout ce que l’on peut y voir c’est des champs poussiéreux et des pâturages.

    Je ne suis pas en train de dire que la guerre civile syrienne a été causée par le changement climatique mais je suis presque certain que ce facteur a joué. Et j’ai le sentiment que dans plusieurs conflits à venir ce sera également le cas.

    Tant que nous ne trouverons de solutions globales sur le long terme, un moyen de redistribuer les ressources et les richesses plus justement, les gens migreront, pour fuir la pauvreté, l’insécurité, pour découvrir l’opulence et la stabilité. La réaction à court-terme de construire des murs et de poser des barrières est logique mais inhumaine, sur le long cours nous avons besoin de solutions qui accompagnent ou réagissent à ces changements.

    Malheureusement ce que nous constatons en Allemagne, en France ou aux Etats-Unis, c’est la montées de partis ou de figures politiques qui vont dans la direction opposée.

     

    Delsher, soldat des Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel, YPG en kurde) laisse une colombe s’envoler au-dessus d’une position du YPG près du barrage de Tichrine en Syrie, le 17 février 2016.
    PHOTOGRAPHIE DE Daniel Etter

    PATRICK : D’après ce que j’ai entendu dire, vous cultivez vous-même la terre maintenant ?

    DANIEL : Oui, c’est génial ! C’est une petite ferme dans le nord de l’Espagne – des bois, des vergers et quelques champs. On ne produit pas encore à des fins commerciales mais j’aimerais en faire une petite coopérative de productions bio. En un sens c’est une réponse au problème soulevé précédemment. La manière que nous avons de produire et de consommer des aliments en Europe et aux Etats-Unis ne peut pas être imitée à une échelle globale. Ca mis à part, j’aime vraiment cet endroit. C’est un point de retour idéal.

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