Comment identifier une photo retouchée à l’heure de l’intelligence artificielle ?

Pour se protéger de la désinformation, les experts suggèrent de passer au crible tous les éléments d’une photographie, qu’il s’agisse de son éclairage ou encore de sa source.

De Allie Yang
Publication 13 mars 2024, 18:34 CET

Dans l’un des premiers exemples de manipulation photographique, la tête d’Abraham Lincoln a été superposée à la figure et à l’arrière-plan d’un tirage antérieur de John C. Calhoun. Pendant près d’un siècle, personne n’a remarqué que la gravure avait été modifiée, jusqu’à ce que le photojournaliste Stefan Lorant remarque que le grain de beauté de Lincoln se trouvait du mauvais côté de son visage.

PHOTOGRAPHIE DE Image composite de WILLIAM PATE

Après des semaines de spéculations sur l’absence de Kate Middleton, temporairement libérée de ses obligations publiques pour des raisons de santé, une photo de famille modifiée numériquement et publiée par le palais de Kensington n’a fait qu’attiser l'imagination des internautes, les observateurs les plus perspicaces ayant remarqué des détails troublants comme une étrange manchette et une fermeture éclair dépareillée. 

Bien que la princesse de Galles ait par la suite admis avoir retouché la photo, les experts affirme qu’il est préférable de laisser les professionnels vérifier les images.

Tirage original de la gravure de John Calhoun par A.H. Ritchie, réalisée vers 1852. Grâce à la recherche moderne d’image inversée, il est facile de trouver des informations sur les itérations passées d’images comme celle-ci.

PHOTOGRAPHIE DE Alexander Hay Ritchie

« On peut très facilement aller trop loin dans la retouche photo et tout rendre suspect », explique Hany Farid, professeur à l’université de Californie à Berkeley, spécialisé dans la criminalistique des médias. « À l’œil nu, vous ne pourrez pas déterminer avec la moindre certitude si ce que vous voyez est vrai. »

Heureusement, les experts disposent d’outils spéciaux, dont « des techniques de criminalistique numérique et des ressources telles que la géolocalisation, l’imagerie satellite et des données de capteurs, qui leur permettent (à eux comme au public) de pouvoir croire en ce qu’ils voient », explique Christopher Looft, coordinateur de production de l’unité de vérification visuelle d’ABC News. « L’intelligence artificielle générative progresse à un tel rythme que les indices que nous recherchions il y a un an sont probablement aujourd’hui dépassés. »

Cela dit, si vous craignez d’être induit en erreur par de fausses informations, voici quelques conseils d’experts que vous pouvez commencer à appliquer dès aujourd’hui.

 

RENSEIGNEZ-VOUS SUR LA SOURCE DE LA PHOTOGRAPHIE

Votre première ligne de défense sera de vous interroger sur l’origine de la photographie. Une photo publiée par un particulier, une entreprise ou une entité politique peut être retouchée afin d’en améliorer la qualité, de promouvoir un produit ou d’en tirer un avantage quelconque.

Mais qu’en est-il des organes de presse de confiance, qui, rappelons-le, sont eux-mêmes des entreprises ? À en croire Farid, vous pouvez toujours vous fier à ceux qui ont pour habitude de couvrir les événements de manière objective. « On les exhorte de bien faire les choses », explique-t-il. Lorsque les agences photographiques (Associated Press, Reuters et l'AFP, puis Getty Images) ont dû demander à leurs clients de cesser de distribuer la photo de Kensington, ça a été « mauvais pour les affaires », car l'affaire a nui à leur crédibilité, raconte-t-il.

« Quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent du temps, [les agences] font bien les choses », affirme Farid à propos des organes de presse de confiance. « Vous pouvez être en désaccord avec leur présumée orientation politique, mais ce sont des gens honnête qui font un travail sérieux. » Il ajoute que les normes auxquelles sont soumis ces organismes pour publier une photographie sont bien plus strictes que celles d’un particulier ou d’une entité commerciale (si tant est qu’ils aient des normes à respecter).

 

MÉFIEZ-VOUS DES SUJETS D'ACTUALITÉ SENSIBLES

Les hypertrucages ou « deepfakes » politiques sont également très répandus, en particulier lors des années électorales. Citons la satire qui est protégée en tant que commentaire politique, mais aussi les appels téléphoniques robotisés utilisant la voix d’un candidat à la présidence, qui peuvent s’avérer illégaux. La frontière est mince.

Autre sujet sensible : les conflits. « Dans le brouillard de la guerre, il est très difficile d’analyser la situation. Les émotions sont à fleur de peau. Ajoutez de la désinformation ou des images truquées, et tout devient confus », souligne Farid. « En l’espace de quelques jours, on tombe sur des images, des audios, et des vidéos truquées, puis le vrai passe pour le faux. »

 

ANALYSEZ L’ÉCLAIRAGE

L’une des façons de savoir que la photo de Kensington n’a pas été créée par une intelligence artificielle est que « l’éclairage des visages est cohérent », explique Farid. C’est un détail auquel Mark Thiessen, photographe National Geographic, prête constamment attention.

Grâce à ses dizaines d’années d’expérience en matière d’éclairage et de photographie, il a su déterminer quelle photo de guépard avait été générée par IA dans un précédent article paru sur notre site ; une énigme qui avait laissé perplexes de nombreux membres de notre équipe et de nos lecteurs.

Thiessen note que si les deux vraies photos présentaient un éclairage réaliste (l’une éclairée par le soleil tapant légèrement à droite du guépard, l’autre prise avec un flash frontal), le guépard réalisé par IA présentait dans l’un de ses yeux un intense reflet bleu artificiel. Le bleu n’est pas nécessairement une couleur étrange, surtout en extérieur lorsque le ciel se reflète dans les yeux, mais en l’absence de toute autre nuance de bleu dans l’image, il s’agit d’un indice révélateur, affirme-t-il.

« Le photographe qui m’a enseigné l’éclairage à l’université m’a dit d’observer chaque image en analysant son éclairage, peu importe qu’il s’agisse d’une scène de film, d’une photo de magazine ou d’une publicité », explique Thiessen. « On peut généralement comprendre comment les choses sont éclairées grâce aux yeux : réfléchissants et ronds, ils sont le reflet de l’agencement de la lumière. »

 

VÉRIFIEZ LES FAITS PAR VOUS-MÊME

Si une photographie vous laisse perplexe, Farid suggère de vérifier si des recherches ou des articles en rapport avec celle-ci ont été publiés, ou si d’autres organismes tels que Snopes ou AFP Fact Check ont enquêté sur le sujet. Si vous ne voyez l’image que sur des forums communautaires comme Reddit, 4chan et Twitter, « vous feriez sûrement mieux de l’ignorer ».

« De nombreux "fakes" ne sont pas nécessairement montés de toute pièce : le plus souvent il s’agit simplement de vieilles images présentées comme inédites », explique Looft. « On peut facilement savoir si une image existe déjà grâce à la recherche d’image inversée. Il y a plusieurs façons de le faire, mais des sites comme TinEye proposent une excellente recherche inversée, et d’autres outils pour ceux qui souhaiteraient approfondir leur recherche ».

 

DE L’IMPORTANCE DU PHOTOJOURNALISME

Il convient de bien faire la différence entre un « photojournaliste » et un « photographe », souligne Thiessen, car, pour les photojournalistes, le contenu d’une photo ne peut être modifié.

Là-encore, il existe une différence entre les pratiques d’édition standard, telles que l’ajustement des niveaux de contraste à partir d’un fichier brut, et la manipulation en tant que telle. Au lieu de photographier un objet suspendu par un fil de pêche et d’ensuite supprimer le fil, explique-t-il, « nous trouverons le moyen de photographier l’objet sans fil de pêche ».

Dans un contexte marketing ou d’utilisation commerciale, ces règles peuvent cependant être contournées pour permettre un montage en postproduction. Et comme la frontière entre le journalisme promotionnel et le journalisme éditorial en matière d’images tend plus que jamais à s’effacer, Thiessen soutient qu’il est crucial de définir le photojournalisme.

Comme nous ne pouvons nous fier à la générosité de la famille royale, d’une marque ou de quiconque défendant des intérêts personnels, il est particulièrement important d’avoir des photojournalistes sur lesquels nous pouvons compter pour ne pas manipuler les photos. Il est même préférable, selon lui, que plusieurs journalistes indépendants assistent à un même événement afin qu’ils puissent se contrôler mutuellement.

« Si nous ébranlons la confiance dans les institutions, les médias, les universitaires, les scientifiques et le gouvernement, nous aurons de gros problèmes de société », ajoute Farid. « Car, si tel est le cas, les mécanismes mêmes dont nous disposons pour parler d’une crise sanitaire mondiale, du changement climatique, d'élections ou même d’intégrité, perdront toute légitimité. »

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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