Ukraine : la larme d'Odessa

Odessa, sur les bords de la mer Noire en Ukraine, est la cité des poètes, des écrivains et des musiciens. Sa destruction serait un « crime de guerre » prévient le Président ukrainien Volodymyr Zelensky.

De Jean-Christian Agid
Publication 21 mars 2022, 15:17 CET
Le théâtre national académique d'opéra et de ballet d'Odessa (Ukraine) est le théâtre le plus ancien d'Odessa. Le bâtiment moderne a ...

Le théâtre national académique d'opéra et de ballet d'Odessa (Ukraine) est le théâtre le plus ancien d'Odessa. Le bâtiment moderne a été construit par les architectes viennois Ferdinand Fellner et Hermann Helmer dans le style baroque et inauguré en 1887.

PHOTOGRAPHIE DE pcharnyphoto, Pixabay

En mai 1995, le journaliste Jean-Christian Agid réalise un film personnel sur le pianiste de renommée mondiale Shura Cherkassky de retour pour un dernier voyage dans sa ville natale d’Odessa à la recherche de ses souvenirs d’enfance, de l’appartement où il a appris le piano avant la révolution Bolchevique de 1917 et de la salle de son premier récital.

L’homme d’Odessa n’avait enlevé ni son manteau ni sa casquette, il portait son sac en bandoulière et dedans un parapluie, les mains dans les poches. Il se tenait à côté d’un piano encore embarrassé d’un tissu pourpre et épais qui le protégeait ainsi de la poussière. Nous pouvions entendre un son lourd, répétitif et sourd, un bruit de fond permanent de marteaux et de chalumeaux venant des échafaudages à l’étage du dessous. La longue galerie où nous nous trouvions était plongée dans une pénombre involontaire. Cela importait peu au vieux et malicieux pianiste qui jouait debout. Il se moquait bien de tout le reste à cet instant. Lui aussi avait gardé sur lui sa longue gabardine noire. Il était impatient, insatiable même. Une soif de bémols et de dièses, une urgence musicale !

Je me tenais à l’opposé du piano avec sur l’épaule une caméra dont je ne maîtrisais pas le fonctionnement. Le son était hésitant, et l’image sous-exposée, floue et brouillée, lointaine - à l’écran comme dans le temps - demeure jusqu’à ce jour celle d’un instant, bref et joyeux, la folle promesse d’un port Ukrainien de la mer Noire, une ville de poètes et de musiciens, Odessa, tout à coup libre du joug soviétique.

Âgé alors de 85 ans, Shura Cherkassky, surnommé le dernier des pianistes romantiques, laisse ses doigts minuscules, épais et poilus ressusciter sur le clavier les mélodies de Chopin et de Scriabine qu’il avait interprétées lors de son premier récital à Odessa. Il avait alors 9 ou peut-être 10 ans. Sa mère Lydia avait décelé tôt l’oreille musicale et prodigieuse de son enfant. Elle-même pianiste, elle aurait joué devant Tchaïkovski à St Pétersbourg.  

Son fils joue lui pour cet Ukrainien – l’homme était-il un maître d’œuvres, un ouvrier ou un gardien ? C’est lui qui venait de nous conduire dans cette galerie. « Il y a un piano là-haut », avait dit-il dit au maestro, un piano de fortune mais qui faisait parfaitement l’affaire.

- Qu’est-ce que vous aimeriez entendre ? lui demande Cherkassky.
La Toccata de Bach, lui répond l’Ukrainien, sans la moindre hésitation.

Cherkassky, son impresario Christa Phelps, un journaliste de la BBC Radio, mes parents et moi-même étions arrivés deux jours plus tôt dans cette cité balnéaire Ukrainienne. Nous sommes en mai 1995. Cherkassky ne se savait pas encore atteint d’un cancer fulgurant.

Quelques années plus tôt, la dissolution de l’Union Soviétique avait permis à l’Ukraine de retrouver son indépendance. Les abords des pistes de l’aéroport étaient encore jonchés de carcasses et de ruines d’avions, d’hélicoptères et de chars, tous vestiges de l’ère soviétique. Il ne coulait dans les salles de bain de notre hôtel qu’un mince filet d’eau très froide, mais le Londonskaya était le plus bel hôtel de la ville, le seul qui pouvait accueillir des clients étrangers. Odessa était d’évidence pauvre mais son héritage culturel était immense. Il suffisait d’admirer son architecture, les parois colorées des immeubles et les avenues spacieuses. Dans les restaurants et les rues, la musique était omniprésente. Il me semblait que chaque citoyen d’Odessa était au fond aussi un musicien.

Je me demande aujourd’hui ce qu’ils sont devenus, toutes celles et ceux que j’ai croisés trop vite, maladroitement, dans le viseur de la caméra que l’on m’avait prêtée.

Que sont devenus ces musiciens de la Philharmonie d’Odessa qui entamaient en l’honneur de Cherkassky sous la baguette de leur chef d’orchestre américain, Hobart Earle, l’ouverture de Carmen ?

Le 1er mars 2022, presque 27 ans après cette performance, alors que l’armée de Poutine poursuit son œuvre d’invasion et de destruction  le chef d’orchestre Hobart Earle a posté sur Internet une photo de l’opéra au style viennois d’Odessa, protégé par de fragiles barricades anti-char et des sacs de ciment, en ajoutant, « c’est 2022, pas 1941 ! ».

Odessa, gouvernée un temps par le Duc de Richelieu (Rishelievska) qui deviendra plus tard le Premier ministre de Louis XVIII est aussi la ville du poète Pouchkine, de l’écrivain Isaac Babel, du violoniste David Oistrakh, du pianiste Sviatoslav Richter, c’est la ville du cuirassé Potemkine et des fameux escaliers éponymes.  

Lors de ce dernier voyage dans sa ville natale, Cherkassky retrouva particulièrement ému l’appartement de son enfance. « Mon père était dentiste, et sa salle d’attente était là », dit-il en pointant deux fenêtres. Quelques instants plus tard, il nous guida à l’intérieur vers le balcon d’hiver et se posta devant une vitre. « C’était pendant l’été », nous dit-il. « Il y avait un combat entre bolcheviks et mencheviks, et soudain un coup de feu - boum - et j’ai failli être tué ».

Le danger était trop grand. Peu de temps après le premier concert de l’enfant prodige, Shura et ses parents quittèrent Odessa et posèrent leurs valises à Baltimore, aux États-Unis, en 1922. Rachmaninov voulut parfaire l’enseignement musical de Shura, en faire un Rachmaninovien doué de sa technique, mais posa comme condition la suspension immédiate de tout concert en public. Refus des parents, les concerts étaient devenus une source de revenus de la famille refugiée outre-Atlantique. Cherkassky entra alors au Curtis Institute de Philadelphie, élève de Joseph Hoffman, lui-même pupille du compositeur et pianiste Anton Rubinstein qui était né non loin d’Odessa. Cela ne s’invente pas.

Des décennies plus tard, le voilà donc, le vieux Shura Cherkassky, célébré de Londres à Chicago, de Moscou à Tokyo, de la Salle Gaveau au Carnegie Hall, tout à coup en train de danser de joie sur les trottoirs d’Odessa, à l’affût d’une rencontre avec un musicien ou d’une dégustation d’un plat Ukrainien—Shura était gourmand.

Le voilà encore en train d’applaudir l’artiste Ludmila Ginzburg interprétant sans crainte et pour lui une paraphrase au piano de La Chauve-Souris de Johann Strauss. Il y avait dans ce petit groupe assistant à cet échange privilégié et musical un homme rieur avec une dent en or. Qu’est-devenu cet homme ? Où est-il à présent ? S’il est toujours vivant, a-t-il rejoint les forces armées ukrainiennes comme tant d’autres de ses compatriotes, d’athlètes, de musiciens, de danseurs et d’écrivains ?

Je me souviens aussi de ce policier qui croise avec moi un regard amical alors que je le filme, de ces enfants qui jouent avec un cheval dans une cour d’immeuble et s’amusent de la caméra tout en mâchant du chewing-gum. Où sont-ils aujourd’hui ?

Qu’est devenue cette violoniste qui répétait un morceau dans un couloir de l’école de musique Stolyarsky, une des meilleures au monde ? Et ces jeunes étudiants qui lancent des avions en papier avant d’entrer en classe, où sont-ils aujourd’hui ? Qu’est devenue cette fille de 10 ans à peine jouant au piano sans se soucier, ou alors timidement, du regard concentré sur elle du maestro habitué aux bis à la fin de chacun de ses concerts ?

Où se trouve aujourd’hui cette femme, si élégante et fière, habillée d’une robe d’un autre temps, colorée et extravagante, qui assistait en même temps que nous à la première d’une Traviata imparfaite et si authentique ? J’étais assis à côté d’elle au premier rang pour tourner quelques plans jamais utilisés. Elle se battait vainement pour empêcher ses larmes de couler. Son mascara creusa alors jusqu’à la chair des tranchées à travers les épaisses couches de son maquillage alors que Violetta tentait dans un dernier élan de vaincre sur scène son destin tragique.

Je pense au sens de l’insouciance, de la liberté du jeu de Cherkassky, et aux Cerfs-Volants de Romain Gary, « Il passait toutes ses journées au piano et lorsque la musique s’arrêtait, le silence me paraissait, de toutes les œuvres de Chopin que je connaissais, la plus déchirante ».

Odessa bruisse d’ordinaire de toutes les musiques. Celle de la beauté singulière des chants polyphoniques russes auxquels nous assistions. Celle du Beau Danube Bleu dirigé par Hobart Earle pour accompagner le jour de la Fête des Lilas un groupe de jeunes adolescents désireux d’en découdre avec la vie d’adultes. Ils exprimaient de la confiance et de la fierté, les filles cambrées dans leurs robes jaunes, blanches et roses, et les garçons étriqués dans leurs smokings, le cou tendu par des nœuds papillons trop serrés. Ils dansaient plein d’espoir une valse devant leurs parents.

Où sont-ils aujourd’hui ? Était-ce simplement une parenthèse heureuse, la promesse enfin d’une indépendance et d’une amitié paisible avec leurs voisins Russes ?

L’histoire d’Odessa, comme beaucoup d’histoires européennes, n’a rien de simple. Celle de Shura Cherkassky en témoigne. « Je suis né ici », me confiait-il alors. « Nous avons vécu une période terrible et presque souffert de la famine pendant la révolution [de 1917]. Je suis revenu à Odessa mais pas de cette façon. Odessa est différente. Il n’y a plus de communisme. Je viens en tant qu'artiste mondialement reconnu. Je pense que ce voyage particulier n’est pas un simple séjour touristique, c’est un message pour l’avenir. »

Un message prémonitoire, pour ne jamais oublier, ne jamais cesser de rêver ?

Avant de quitter sa ville natale, Cherkassky est retourné une dernière fois dans la salle de concert de ses débuts. Lorsque l’homme d’Odessa lui demande - lui intime presque - de jouer Bach, Cherkassky s’exécute aussitôt. La musique s’échappe à nouveau librement du clavier.

L’homme à ses côtés demeure incrédule, hilare ; il réclame à présent la Fugue en ré mineur.

Sur sa joue, une larme apparaît qu’il essuie du revers de sa main.

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