Chine : dans l'usine du monde, le dernier bastion du "fait main"

Après avoir parcouru plus de 19 000 km à pied pour son tour du monde, Paul Salopek arrive en Chine et découvre la vie d'avant les mégapoles et les usines d'iPhone.

De Paul Salopek
Photographies de Zhou Na et Gilles Sabrié
Publication 8 juil. 2023, 13:28 CEST
Près de Tengchong, des ouvriers agricoles cueillent des roses d’Inde, notamment destinées à la fabrication d’huiles ...

Près de Tengchong, des ouvriers agricoles cueillent des roses d’Inde, notamment destinées à la fabrication d’huiles essentielles. Au Yunnan, la disparition des vieux métiers va de pair avec la migration urbaine,
la construction d’autoroutes et de lignes de chemin de fer.

PHOTOGRAPHIE DE Zhou Na

Comme j'ai consacré les dix dernières années de ma vie à cheminer autour du globe, il n’est pas rare que l’on me pose cette question : « À quoi ressemblent les grandes problématiques du moment vues au ras de la chaussée ? » Ou bien : « La marche a-t-elle eu une incidence sur votre façon d’appréhender les événements actuels ? »

Je n’ai parfois aucune difficulté à répondre : les réponses ont vibré au plus profond de moi-même aussi sûrement qu’un métronome au fil de mes 25 millions de pas, ce qui représente plus de 19 000 km, parcourus au cours d’un lent voyage narratif intitulé Out of Eden Walk (« Quitter l’Éden »), qui se propose de suivre les traces de notre dispersion hors d’Afrique à l’âge de la pierre.

Je peux aussi confirmer que la nature a été tellement modifiée par Homo sapiens que cela devrait tous nous empêcher de dormir –non seulement par l’effet de notre mauvaise conscience, mais aussi en raison de la véritable crainte que cela devrait nous inspirer. L’injustice la plus criante constatée dans chaque communauté traversée ? Facile : les femmes, dont le potentiel est entravé, de manière cruelle et arbitraire, par les hommes. Parallèlement, les inquiétudes soulevées par le climat ont hanté toutes les discussions sur mon parcours.

Mais il est une autre conséquence du développement que j’ai pu observer : la disparition, après des milliers d’années de continuité, des paysages modelés par l’homme à la force des bras.

J’entends par-là la diminution des lieux habités qui n’ont pas encore été soumis aux exigences des machines ou transformés par elles.

Paradoxalement, cette géographie humaine archaïque est souvent si subtile, même vue de près, que je n’ai réellement pris conscience de son existence qu’en commençant à remarquer son absence. Elle n’a surgi qu’après le début de ma traversée de la société la plus industrialisée de la planète : la Chine, dix-huitième pays de mon périple, surnommée l’« usine du monde ».

Je n’y avais encore jamais mis les pieds. Comme beaucoup de visiteurs, ma tête était farcie de clichés de mégapoles bourdonnantes d’activité, de trains à grande vitesse ponctuels, de centres commerciaux illuminés et de ports robotisés : une société infatigable, alimentée par des machines et entièrement dévolue à satisfaire l’appétit gargantuesque de l’humanité pour les téléphones cellulaires, les jouets en plastique, les panneaux solaires, les vêtements et autres produits industriels de masse.

Cette image d’une ruche de béton est en grande partie justifiée. La nature et ceux qui vivent à son contact ont été les grands perdants du boom économique chinois. Aussi, quand je quitte le Myanmar (Birmanie), en octobre 2021, pour entamer mes 5 950 km dans l’empire du Milieu en direction de la Russie, je suis stupéfié de me retrouver dans la province du Yunnan, dans le sud-ouest du pays, au milieu de paysages dignes des rouleaux médiévaux chinois : scènes de vallées plissées et d’escarpements, où l’on imagine le monde à hauteur d’homme, et où une économie de rétameurs, de tailleurs et de fabricants de chandelles ambulants impriment inlassablement un cours lent à la vie. Je suis étonné du rare degré d’adaptation entre le paysage et ses habitants, de la possibilité presque oubliée d’une coexistence entre l’homme et la nature proche de l’harmonie.

La famille de Zhang Pengcheng (à l’extrême droite) célèbre par un repas la fête des Torches, un jour férié observé par plusieurs minorités du Yunnan. Les habitants de la province sont en majorité hans, mais aussi issus d’autres ethnies, notamment bai ou tibétaine.

PHOTOGRAPHIE DE Gilles Sabrié

La première route que j’emprunte dans la province du Yunnan a été construite à la force des bras pour la guerre.

Près de la frontière birmane, dans le village de Yusan, je dépasse d’un pas traînant des hommes et des femmes en train de cueillir des hectares de roses d’Inde, pour en tirer des huiles essentielles. Des milliards de pétales couvrent d’or la chaussée. Il s’agit là du tronçon de Tengchong, faisant partie de la tristement célèbre route de Birmanie. Celle-ci fut en effet construite de haute lutte par 200 000 habitants du Yunnan, des hommes, des femmes et des enfants, cernés par les massacres de la Seconde Guerre mondiale.

Quatre-vingt-six ans plus tôt, cette armée civile était à pied d’œuvre, sept jours sur sept, pour ouvrir 1154 km de route dans l’une des zones les plus pluvieuses, les plus escarpées et les plus infestées par le paludisme du monde, afin d’acheminer les munitions, la nourriture et les médicaments dont la Chine meurtrie par la guerre manquait cruellement. La route de Birmanie fut l’un des plus grands exploits d’ingénierie du conflit le plus sanglant de l’histoire de l’humanité.

Dans ses mémoires, The Building of the Burma Road, l’ingénieur Tan Pei-Ying décrit comment cette voie de 7 m de large, recouverte de graviers et aplanie à la main, a été aménagée sur plus de 965 km à travers trois chaînes de montagnes du Yunnan. Des ouvriers hissaient de monstrueux rouleaux de calcaire sur les pentes boueuses. Parfois, ils lâchaient prise et les cylindres de 4,5 t dévalaient la pente, écrasant les gens sur leur passage. Le temps que l’armée américaine arrive avec ses bulldozers pour construire des routes supplémentaires, au moins 2 300 villageois avaient trouvé la mort sur le chantier.

« C’était très dur », se souvient Xu Ben Zhen, ancien instituteur dans un village situé près de la ville de Tengchong. À cent ans, c'est encore un bel homme aux pommettes hautes, aux yeux brillants couleur noisette et à l’épaisse chevelure blanche. Il est l’un des derniers survivants de la célèbre route de Birmanie. Xu Ben Zhen (qui est mort depuis notre rencontre) avait été enrôlé de force à 17 ans dans les légions de citoyens chargés de déjouer, principalement avec des pelles et des paniers en osier, le blocus côtier de l’envahisseur japonais. « J’étais comme n’importe quel garçon de la campagne, assure-t-il timidement en évoquant sa contribution éreintante à l’effort de guerre. Je n’avais rien de spécial. »

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    Aujourd’hui bitumée sur la majorité du parcours, la route de Birmanie disparaît sous les autoroutes. Mais, dans les collines volcaniques de Tengchong, elle ondule comme une danseuse sur les hauteurs, le long des villages aux toits de tuiles et du tapis vert des rizières. Suivez-la jusqu’à son terme et vous verrez qu’elle s’achève, comme l’architecture traditionnelle du Yunnan, dans les mains ridées d’un être humain.

    Assis dans la cour baignée de soleil de sa ferme centenaire, le vieil instituteur Xu Ben Zhen se perd dans son silence. Il regarde ses mains posées sur ses genoux : leurs veines saillantes, d’un bleu pâle ; leur peau tachée par le soleil, fine comme du papier de soie. Comme la carte d’un Yunnan en train de disparaître.

    Retrouvez l'intégralité de cet article dans le numéro 286 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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