Le pari du cœur artificiel français est-il en passe d’être perdu ?
Après trente-cinq ans de recherche, 550 millions d’euros investis et 122 patients implantés, Carmat, l’entreprise française à l’origine du cœur artificiel Aeson, est au bord de la faillite.

Le cœur artificiel total Aeson.
Le 18 décembre 2013, un cœur entièrement artificiel s’est mis à battre dans la poitrine d’un homme. Une première mondiale. Mis au point par la société française Carmat, ce cœur bioprothétique, baptisé Aeson, a été implanté à l’hôpital européen Georges-Pompidou par les équipes des professeurs Christian Latrémouille et Daniel Duveau (CHU de Nantes), au terme de douze heures d’intervention chirurgicale.
Pesant environ 900 grammes, l’appareil propulsait le sang dans tout le corps grâce à deux petits moteurs, alimentés par une batterie portée à la ceinture. Le patient, âgé de soixante-quinze ans et atteint d’une insuffisance cardiaque terminale, a survécu soixante-quatorze jours, bien au-delà des trente jours initialement espérés. Depuis, cent vingt-deux implantations du cœur Aeson ont été réalisées dans onze pays différents, dont quarante-deux au cours de l’année 2024.
L’histoire de cette innovation française remonte à 1988, lorsque le professeur Alain Carpentier, chirurgien cardiaque mondialement reconnu pour ses travaux sur les valves biologiques, dépose le premier brevet d’un cœur artificiel bioprothétique. Son ambition initiale : offrir une solution durable aux patients non éligibles à la greffe et à terme remplacer la transplantation cardiaque. En 1993, il s’associe à Jean-Luc Lagardère, alors président de Matra-Défense (Groupe Airbus). Après plusieurs années de recherche et de nombreux prototypes, ils fondent ensemble, en 2008, la société Carmat, contraction de Carpentier et Matra.
Mais en juin 2025, Carmat a été placée en cessation de paiements. Le tribunal de commerce de Versailles doit statuer sur son avenir le 25 novembre prochain, faisant peser l'inquiétude sur ses cent quatre-vingts collaborateurs et les vingt-trois patients actuellement porteurs du cœur artificiel.
LE CŒUR ARTIFICIEL, ENTRE MYTHE ET RÉALITÉ
« Le cœur artificiel est un mythe après lequel on court toujours », souligne Erwan Flécher, chirurgien cardiaque et responsable du programme de greffe de cœur au CHU de Rennes. Depuis plus de soixante ans, la recherche tente en effet de concrétiser ce rêve technologique. « Le coeur artificiel total est né et a grandi en même temps que la transplantation cardiaque », explique-t-il. Le premier cœur artificiel est mis au point en 1969 par le docteur Domingo Liotta, deux ans après la première greffe cardiaque réussie par Christiaan Barnard. La transplantation prend ensuite son essor au début des années 1980, avec « l’avènement des immunosuppresseurs et la découverte de la cyclosporine ».
Mais si la greffe devient un traitement de référence, la quête du cœur artificiel total, elle, se heurte encore à « plusieurs obstacles » financiers, éthiques, techniques et liés à la durabilité des dispositifs. Aujourd’hui, la recherche mondiale se concentre sur quelques projets majeurs : le SynCardia (anciennement CardioWest) et le Bivacor aux États-Unis, ou encore le Carmat et le ReinHeart en Europe. À ce jour, « Carmat est un cœur artificiel total qui reste en évaluation clinique », estime le professeur, qui a notamment participé à l’étude Eficas.
Face à ses concurrents, le cœur artificiel français présente « des avantages attendus et supposés », souligne-t-il. Quasiment silencieux, le dispositif est tapissé à l’intérieur d’une membrane biologique, censée limiter les risques de rejet, et son débit s’adapte automatiquement à l’effort du patient. « Un autre avantage, peut-être aussi, c’est qu’il est français », sourit le spécialiste, rappelant l’importance de développer des technologies européennes pour réduire la dépendance à l’égard des pays étrangers.
Ces prothèses cardiaques sont aujourd'hui destinées aux patients atteints d’insuffisance cardiaque terminale, en attente d’une greffe. « L’insuffisance cardiaque est une maladie très fréquente », rappelle le professeur Flécher. En France, plus d’un million et demi de personnes en sont atteintes et près de deux cents mille hospitalisations lui sont attribuées chaque année. « Tous les patients insuffisants cardiaques n’auront pas besoin d’une greffe ou d’une transplantation. La très grande majorité est suivie par des cardiologues », précise-t-il, grâce à des traitements médicamenteux ou des interventions ciblées.

Le professeur Alain Carpentier, principal spécialiste français de la transplantation cardiaque, et le professeur Christian Latremouille sont vus après une conférence de presse tenue à l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris, en France, le 21 décembre 2013, après que l’équipe a réalisé, le 18 décembre, le premier essai humain d’un cœur artificiel.
Mais pour certains malades, lorsque « le cœur ne peut plus être réparé » avec les traitements classiques, la greffe devient vitale. Si le cœur conserve une activité partielle, une pompe d’assistance ventriculaire (ou biventriculaire) peut être proposée. Sinon, le cœur artificiel total reste souvent l'ultime recours.
Dans un contexte de pénurie de greffons, ces dispositifs visent à prolonger la vie des patients en attente de transplantation. En 2024, environ quatre cents greffes cardiaques ont été réalisées en France, alors que plus de huit cents patients sont inscrits chaque année sur liste d’attente. « L’objectif du cœur artificiel total, c’est d’être une alternative à la greffe », explique Erwan Flécher. Mais le chirurgien reste lucide. « Est-ce qu’on y est aujourd’hui ? Clairement non. […] La greffe reste le traitement de référence et elle est bien plus précieuse qu’un cœur artificiel total. […] Un cœur artificiel total, c’est une machine, c’est de l’argent, c’est une fusée. Mais la greffe cardiaque, c’est un diamant. Derrière, il y a un don, une personne décédée, une famille qui souffre ».
Le cœur artificiel présente toutefois un atout majeur : sa disponibilité immédiate. « Si j’appelle le labo [maintenant] et que je leur dis que je veux mettre un cœur artificiel total, il arrive demain. La greffe, ce n’est pas comme ça. [Même quand] on demande une greffe en urgence, il arrive que le malade meure avant d’avoir pu être transplanté », déplore le professeur.
UN BÉLIER SUR LA LUNE
Les cœurs artificiels Aeson implantés par le chirurgien Flécher se comptent sur les doigts d’une main. « Quand vous frappez à la porte d’un malade pour lui proposer un nouveau cœur artificiel, c’est un peu comme un départ pour la Lune… sauf que ce n’est pas vous qui montez dans la fusée », confie-t-il. « Souvent, ils sont dos au mur : c’est ça ou la mort ».
Gérard Pigeon, atteint d’une cardiomyopathie dilatée évoluée en insuffisance cardiaque terminale, fait partie de ces rares patients. En juin 2024, le professeur Flécher lui propose d’être implanté avec le cœur artificiel mis au point par Carmat. Sans hésiter, Gérard accepte. « Je suis un bélier : un bélier, ça fonce et ça réfléchit après », confie-t-il, non sans une pointe d’humour.
Et de l’humour, cet ancien chauffeur routier aujourd’hui à la retraite n’en manque pas. « Moi, je pars du principe que les muscles, le cœur, ce sont des machines. Donc pour moi, ça n’a posé aucun problème. On change le moteur, on garde les suspensions et puis c’est tout », sourit-il. « Les gens de mon entourage avaient plus peur que moi ! »
Avant son opération, Gérard rencontre un autre patient porteur du cœur artificiel, avec lequel il se lie d’amitié. « Ça m’a conforté dans l’idée que finalement, ce n’était pas si lourd que ça. Moi, [je pensais] qu’on restait accroché à une machine dans un lit et qu’on ne bougeait plus. Ce n’était pas du tout ça. On est autonome, on peut se lever, aller aux toilettes, [tout en emmenant] la machine avec soi », raconte-t-il. « À la fin, j’allais [même] marcher dans les couloirs », aidé d’un déambulateur. Le cœur artificiel Aeson est relié à quatre batteries portées dans un petit sac. « Elles font fonctionner le cœur et rythment votre vie. Moi, je l’appelais mon poste radio », plaisante Gérard.
Le sexagénaire est resté hospitalisé près de quatre mois et demi avec le cœur artificiel Carmat, en raison d’une complication technique. « Une sonde a lâché. Cela ne me gênait pas pour vivre, mais je n’aurais pas pu courir. Mon cœur n’aurait pas accéléré, il serait resté aux mêmes pulsations. Par précaution, ils ont préféré me garder », explique-t-il. Habituellement, les patients équipés du cœur Aeson peuvent rentrer chez eux plus tôt. « Le dispositif étant encore expérimental, il y a toujours un risque de bug », ajoute-t-il.
« Au bout de quatre mois [avec le cœur artificiel], on vient me voir un soir en me disant : “voilà, il y aura un cœur demain matin” », se souvient Gérard Pigeon. Entre l'implantation du cœur Carmat, la greffe et les complications qui ont suivi, Gérard aura été opéré et placé en réanimation à quatre reprises. « Je leur ai demandé une carte de fidélité mais ils n’ont pas voulu me la donner », ironise-t-il. Après six mois passés au CHU de Rennes, entouré du personnel soignant avec lequel il avait noué de forts liens, le retraité a passé un mois en centre de rééducation avant de pouvoir enfin rentrer chez lui au début de l'année 2025.
UN SYSTÈME À BOUT DE SOUFFLE
« On manque de dispositifs, on manque de cœurs artificiels totaux, on manque d’assistances biventriculaires… On n’a pas grand-chose pour les patients [atteints d'insuffisance cardiaque terminale]. Ils sont rares, certes, mais ce sont des gens de quarante ans, des patients jeunes, pour lesquels on se retrouve souvent dans des impasses », déplore Erwan Flécher. Il y a encore peu de temps, les équipes médicales pouvaient compter sur deux dispositifs majeurs : le CardioWest et le Carmat. Aujourd’hui, avec la crise financière que traverse l'entreprise française, ces solutions sont quasiment indisponibles. « On est obligé de mettre des assistances biventriculaires. Parfois, c’est bien. Parfois, c’est moins bien », admet-il.
Le chirurgien s’inquiète des conséquences de la mise à l’arrêt de Carmat et de la possible disparition du cœur Aeson. « Pour moi, c'est une raréfaction des possibilités thérapeutiques chirurgicales. Là où vous avez quatre ou cinq possibilités, je n'en ai plus qu'une ou deux et je dois faire avec. Et ce n'est pas adapté à tous les cas », souligne-t-il. Selon lui, le cœur artificiel total, même s’il ne concerne qu’un petit nombre de patients, est une « locomotive » de l’innovation médicale. L’abandonner reviendrait à se priver d’un moteur de progrès et d’une aventure humaine fédératrice. « Être dans une équipe qui fait du cœur artificiel total, […] c’est valorisant », confie-t-il.
Face à l’incertitude qui pèse sur l’avenir de l’entreprise, Gérard Pigeon, lui, exprime sa colère et son incompréhension. « On n’est pas [capables] de trouver cinquante millions d’euros pour le cœur artificiel [français], le meilleur au monde ? Moi, ça me [révolte], ça m’énerve, ce n’est pas possible », lance-t-il. « Ça sauve énormément de vies, ça permet d’attendre d’avoir un greffon en bon état. […] S’il n’y avait pas eu le cœur Carmat, je ne serais plus là. Je serais là-haut, [en train de regarder] ce qu’il se passe », ajoute l’ancien chauffeur routier.
Dans un contexte hospitalier sous tension, marqué par le manque de moyens humains, financiers et logistiques, Erwan Flécher souligne également le paradoxe d’un système de santé qui poursuit des projets d’excellence tout en peinant à assurer les soins du quotidien. « La greffe et le cœur artificiel total, c’est la cerise sur le gâteau. Mais je n’ai plus de gâteau. Faut-il garder la cerise ? », interroge le professeur. « J’ai six mois de délai, trois cents quarante patients en attente, et je n’arrive pas à accéder aux blocs pour les opérer », poursuit-il. « Est-ce qu’on a encore les moyens de nos ambitions ? Ou va-t-il falloir les revoir à la baisse ? ».