Ces femmes changent la face de l'exploration polaire

Auparavant, les études polaires étaient le monopole des hommes. Une expédition au Glacier Thwaites est sur le point de bouleverser cette tendance.

De Elizabeth Rush
Publication 11 mars 2019, 17:54 CET
Rebecca Totten Minzoni de l'université d'Alabama prépare la machine Megacore qui viendra forer le sol de ...
Rebecca Totten Minzoni de l'université d'Alabama prépare la machine Megacore qui viendra forer le sol de sédiments en Antarctique. L'objectif ? Mieux comprendre l'influence du climat sur la fonte des glaciers.
PHOTOGRAPHIE DE Linda Welzenbach, Rice University
Cet article a été élaboré en partenariat avec la National Geographic Society.

Debouts sur l'hélisurface, Meghan Spoth et Victoria Fitzgerald s'entraînent à monter leur camp. Par dessus l'épaule de Spoth se dresse au loin un iceberg tabulaire de 800 mètres de large au centre duquel éclate une couleur bleu cobalt, caractéristique de ses températures les plus froides. Elle enfonce sa casquette brodée d'un condor et lance à Fitzgerald un rouleau de chatterton.

Les deux jeunes chercheuses, en provenance respectivement des universités du Maine et d'Alabama, ont embarqué pour la mer d'Amundsen, une zone peu explorée de l'Antarctique. Dans ces eaux peu fréquentées elles vont tenter d'approfondir les connaissances de l'Homme sur la façon dont s'est désintégré le glacier Thwaites par le passé afin de permettre aux modélisateurs d'affiner leurs estimations sur la vitesse de montée des eaux pour le siècle à venir.

Les exploratrices arriment au pont la bâche de leur tente mono paroi que des rafales de vent glacé balaient avec fracas. Elles se glissent à l'intérieur pour manœuvrer dans l'obscurité la plus totale, une condition sine qua non pour les méthodes de datation par luminescence qu'elles seront amenées à utiliser. Cet exercice est une simulation du travail que Spoth et Fitzgerald accompliront les jours suivants sur les îles Lindsey et Schafer. Des archipels si lointains qu'aucun être humain n'est jamais venu fouler la plupart de ces montagnes glacées. L'équipage, dirigé par Brenda Hall de l'université du Maine, aura pour mission la recherche d'indices paléontologiques comme des peaux de phoques ou des os de pingouins afin de les aider à mieux comprendre à quelle vitesse la glace s'est retirée lors de la dernière déglaciation.

Leur travail s'inscrit dans le cadre du projet International Thwaites Glacier Collaboration dont le programme en 5 ans a pour objectif la collecte de données visant à affiner les modèles de hausse du niveau des mers pour les cent prochaines années. Cette saison le R/V Nathaniel B. Palmer met le cap sur le front de vêlage du glacier Thwaites. Celui que les médias anglais ont surnommé le « Doomsday Glacier » (comprenez « glacier de l'apocalypse ») est un véritable système de seuil, son front glaciaire s'étend sur 150 kilomètres jusqu'à la plateforme de glace Ouest-Antarctique.

Contrairement à l'Est-Antarctique, où la calotte glaciaire est généralement accrochée à la terre ferme, la majorité de l'Inlandsis Ouest-Antarctique repose sur des terres submergées plusieurs kilomètres sous le niveau de la mer. Le système est donc naturellement instable et les effondrements de la calotte polaire à la dérive sont possibles. Le glacier Thwaites est le point d'ancrage de l'ensemble, il tient en place une grande partie de la calotte glaciaire. Mais cette étroite ligne de vie, également appelée ligne d'échouage dont  le niveau est inférieur à celui de la mer, a récemment commencé à s'estomper.

Aujourd'hui, la calotte glaciaire recule à la vitesse folle de 1,2 kilomètre par an. Un chiffre qui peut paraître modeste, mais qui représente près de cinq fois la vitesse de recul lors de la transition du Pléistocène à l'Holocène, époque à laquelle le niveau de la mer s'élevait de 18 m tous les 1 000 ans. Si l'on ramène ces chiffres à l'échelle humaine, on obtient une hausse d'1,80 m tous les 100 ans.

« Ce recul, lorsqu'il y a 10 000 ans la ligne d'échouage se déplace jusqu'au plateau interne, n'est en aucun cas aussi rapide que ce à quoi nous assistons aujourd'hui, » déclare Rebecca Totten Minzoni, professeur adjointe de sciences géologiques à l'université d'Alabama. « Le glacier Thwaites est sans aucun doute celui qui a le plus contribué à la hausse mondiale du niveau de la mer au cours du siècle dernier. Il ne pose pas uniquement problème à la communauté scientifique, il pose un problème pour la population mondiale. » ajoute-t-elle.

Minzoni, dont l'intérêt pour la calotte glaciaire de l'Antarctique est né après l'inondation de sa maison familiale lors de l'ouragan Katrina, espère que les données recueillies pendant cette expédition pourront conduire à des politiques gouvernementales plus avisées en matière de préparation et d'équité face à la hausse du niveau des mers.

 

EXPLORER AU FÉMININ

Le jour suivant l'entraînement avec les tentes mono paroi, la première carotte de sédiments extraite au large de la plate-forme glaciaire Abbott est rapportée à bord. Minzoni, la directrice de thèse de Fitzgerald, guide cette dernière à travers les différentes étapes du processus de prélèvement d'échantillons de la boue couleur chocolat qu'elles ont extraite des profondeurs. Côte à côte, vêtues de combinaisons orange, elles travaillent au pelage des couches du cylindre de limon de plusieurs mètres de long.

Alors que l'aspect scientifique des opérations à bord du Palmer revêt un caractère exceptionnel car la plupart des lieux de collecte des données portent le marquage « ouvert et inexploré » sur la carte que nous avons accrochée au mur du Dry Lab, un autre aspect de l'expédition est tout aussi exceptionnel : le nombre de femmes impliquées, tant parmi les scientifiques que parmi l'équipage du navire. Sur les 57 personnes ayant embarqué, 16 sont des femmes, un chiffre inimaginable il y a quelques dizaines d'années. Et si l'on tient uniquement compte des scientifiques, le ratio de 9 pour 22 est d'autant plus élevé. Parmi ces scientifiques figure Anna Wåhlin, de l'université de Gothenburg, qui vient d'établir un record en étant la première personne à envoyer un robot sous-marin autonome sous la plateforme glaciaire du glacier Thwaites.

Pourtant, l'histoire qui lie l'Homme à l'Antarctique a pendant longtemps fait abstraction des femmes. Lorsque à la fin des années 1960, le journaliste au New York Times Walter Sullivan écrivait sur la première expédition entièrement féminine ralliant l'Antarctique, il décrivait l'opération comme « une incursion du sexe féminin » dans « le plus grand des derniers sanctuaires masculins de la planète. »

Il fallut attendre 1974 pour qu'une femme, Mary Alice McWhinnie, soit nommée à la tête d'une station de recherche en Antarctique et puisse y passer l'hiver, accompagnée de l'assistante qu'elle avait sollicitée, la biologiste et nonne Sœur Mary Odile Cahoon. D'après Julia Wellner, membre principal de l'équipe de chercheurs du programme International Thwaites Glacier Collaboration : « La première femme à être autorisée à intégrer le Marine Antarctic Program aux États-Unis, c'était il me semble à la fin des années 1970. Cela est dû au fait que le programme de science marine des États-Unis était confié aux Garde-côtes, et ces derniers n'autorisaient pas les femmes à monter sur leurs navires. »

Les icebergs se forment au bord de la plateforme glaciaire de l'Antarctique au cours d'un processus nommé vêlage que les scientifiques tentent de mieux comprendre.
PHOTOGRAPHIE DE Elizabeth Rush

La plupart des scientifiques d'expérience impliqués dans cet effort collaboratif visant à mieux comprendre le glacier Thwaites, dont Wellner, n'ont presque jamais eu de formateurs du genre féminin. Un fait simple d'apparence mais qui, selon certains, a joué un rôle majeur dans la détermination de la parité à bord des navires mais également des recherches qui allaient être menées.

« Les études scientifiques peuvent elles-mêmes être genrées, surtout lorsque la crédibilité est attribuée à des recherches menées à travers des activités typiquement masculines ou ayant une connotation virile comme l'héroïsme, le risque, les conquêtes, la force, l'auto-suffisance et l'exploration, » explique Mark Carey dans son étude récente sur les interactions entre le genre, les glaciers et la science impliquée pour mieux comprendre ces derniers. Les caractéristiques dont il dresse la liste ont pendant longtemps défini les histoires sur l'Antarctique, limitant par conséquent la façon dont nous comprenons ce terrain complexe, interconnecté, difficile à pénétrer et encore plus difficile à prévoir qui, rappelons-le, n'était encore il y a deux cent ans qu'un espace vide sur nos cartes.

 

DÉNOMBRER LES OS DE PINGOUINS

Lorsque vient le matin, le pont du Palmer est recouvert d'une fine couche de glace déposée par la tempête essuyée pendant la nuit. Le refroidissement éolien est de - 25 °C. Spoth, Fitzgerald, Kelly Hogan et Scott Braddock enfilent couche après couche leurs longs sous-vêtements et finissent par un imperméable et une veste orange vif, le manteau de flottaison, qui procure à la fois chaleur et flottabilité dans l'éventualité où les scientifiques passent par dessus bord au cours de leur voyage entre le Palmer et les îles.

Ils empilent dans le zodiac des piolets, des pelles, la tente mono paroi, les unités GPS et des centaines de sacs à échantillon en plastique.Une fois le matériel déchargé sur le rivage, dont les kits de survie de 20 kg imposés aux chercheurs quittant le navire par la Fondation nationale pour les sciences et après avoir changé leurs chaussettes et leurs gants détrempés, ils se lancent dans l'ascension du plus haut point de l'île et scrutent le territoire à l'est. À cet instant, ils sont tous parcourus par un sentiment de soulagement. Les terrasses témoins des anciennes plages de l'île, aperçues par Hall sur des images floues capturées par satellite, se tiennent à présent devant eux, aussi vraies que les roches recouvertes d'excréments de pingouins sous leurs pieds.

Hogan et Spoth décident de partir vers les plages inférieures pendant que Fitzgerald et Braddock s'occuperont de la partie supérieure. Je me joins à Spoth et Hogan du côté le plus éloigné de l'île. Tous les 90 m, je creuse un petit trou. Les deux scientifiques s'abaissent, approchent leurs têtes des pierres que j'ai amassées sur le rebord de l'orifice et commencent à les analyser méticuleusement. « J'en ai trouvé un, » s'écrie Hogan par dessus le souffle du vent. Elle tient entre ses mains l'échantillon, l'extrémité d'une côte de pingouin dont la longueur ne dépasse pas 1,5 cm, puis attend que Spoth inscrive les coordonnées GPS dans son carnet de terrain. Elle sort ensuite sa pince, son appareil photo, glisse le fragment d'os dans un sac, le numérote puis le range dans un sac en toile.

Il y a si peu de territoires dénués de glace dans cette zone reculée de la mer Amundsen qu'avant cette étude, il n'existait qu'un seul point de données servant à modéliser la hausse relative des eaux dans la région. Ce qui signifie que les 200 échantillons recueillis sur le terrain amélioreront considérablement non seulement notre compréhension des épisodes de déglaciation passés mais également de ceux à venir, alimentés par ces plateformes glaciaires. Afin d'obtenir une estimation précise de la vitesse du recul glaciaire lors des épisodes récents et de la hausse du niveau de la mer associée, les scientifiques doivent savoir à quelle vitesse ces îles sont « réapparues » après le retrait du glacier et jusqu'à quelle hauteur.

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    Joee Patterson et Jack Greenberg déploient le Megacore sur les flancs du navire de recherche R/V Palmer.
    PHOTOGRAPHIE DE Elizabeth Rush

    « Sans la compréhension de ces tendances à long-terme, grâce auxquelles nous découvrons comment la glace se comportait auparavant, il est plutôt difficile d'identifier et d'analyser le changement moderne dont nous sommes aujourd'hui les témoins, il est par ailleurs encore plus complexe de prévoir les potentielles futures pertes de glace, » déclare Hogan.

    De retour dans la cale du Palmer, en transit vers le prochain site scientifique, Spoth et Braddock plient des barquettes en aluminium qui contiendront les échantillons pendant leur séchage au four. Hogan et Fitzgerald, dont l'une des missions à bord est l'analyse des échantillons de sédiment, rejoignent leurs équipes respectives afin de préparer les tâches de la semaine suivante. Le niveau de collaboration à bord du bateau est impressionnant et les groupes partagent les scientifiques et l'équipement en fonction des exigences de chaque expérience.

    Ça n'a pas toujours été le cas, confie Rob Larter, scientifique en chef et un des seuls membres dont l'expérience en Antarctique est suffisamment longue pour avoir connu l'époque où les femmes n'étaient pas les bienvenues à bord. « Un groupe d'hommes sur un bateau peut se montrer légèrement plus conflictuel, » avoue-t-il autour d'une tasse de thé dans sa cabine. Toutefois, Larter est réticent à l'idée de ne retenir que le genre comme moteur du changement et comme facteur déterminant de la façon de mener les recherches sur le Palmer.

    L'urgence dans laquelle baigne la question de la vitesse de désintégration du glacier Thwaites et de sa contribution potentielle au niveau marin nous incite à comprendre ce système dynamique de manière intégrée. Si Thwaites disparaît, il pourrait emmener avec lui l'ensemble de l'Inlandsis Ouest-Atlantique. Le niveau de la mer pourrait alors s'élever de 3 m, inondant de larges parties de nos villes côtières mais également les zones rurales où les taxes foncières sont basses et le financement d'infrastructures innovantes difficile à assurer.

    « La particularité du programme Thwaites, c'est qu'il représente l'une des premières tentatives de création d'une vue d'ensemble du fonctionnement d'un système glaciaire, » précise Hogan. « Les océans, la glace, la couche supérieure, les fonds marins, des relevés aériens, nous collectons toutes ces données d'une seule traite afin d'essayer de comprendre le système de manière holistique. »

    Même s'il est impossible séparer l'impact du sexe des scientifiques à bord du Palmer et la nature interdisciplinaire de la collaboration internationale, il n'en reste pas moins certain qu'un vent de changement souffle sur l'océan Austral et sur les cales des bateaux qui parcourent ces eaux. Aujourd'hui, 55 % des membres de l'APECS (Association of Polar Early Career Scientists) s'identifient comme femmes. Une question reste toutefois en suspens, combien de temps faudra-t-il pour que changent les histoires et la culture qui gravitent autour de l'exploration polaire en Antarctique ?

    « Selon mon expérience, une personne qui vous traite comme une fille vous traitera toujours comme une fille et une personne qui vous considère comme une collègue vous traitera toujours comme une collègue, » nous livre Joee Patterson, l'un des techniciens de marine du bateau, un groupe très créatif à l'origine des équipements comme la tente mono paroi. Ce sont eux également qui prennent la barre des bateaux qui assurent la liaison entre le Palmer et le rivage.

    Patterson enfile son casque de sécurité sur lequel on découvre en lettres brillantes son nom et un cœur peint en rose, puis insère le dernier des douze tubes de plexiglas dans la foreuse Megacore de plus de 700 kg. Elle attache ensuite sa ceinture de sécurité et commence à baisser la machine par dessus le pont tribord du bateau. Bientôt, dans le ciel de ce coin reculé de l'Antarctique, le jour laissera sa place à une courte nuit.

    Lorsque le jour se lèvera à nouveau, nous nous dirigerons vers le site de carottage pour observer d'un œil attentif le passé afin de mieux cerner notre avenir commun. À en juger par la présence de Minzoni, Fitzgerald, Spoth, Wåhlin, Hogan, Patterson et des nombreuses autres femmes scientifiques et techniciennes à bord du Palmer, alors que l'extrême sud est en équilibre précaire, le genre des chercheurs qui y travaillent, les questions qu'ils posent et la manière dont ils tentent d'y répondre pourraient, pour la première fois, atteindre un tout autre équilibre.

    Elizabeth Rush est l'auteur de Rising: Dispatches from the New American Shore. Elle enseigne la non-fiction romancée à l'université Brown. Cet article a reçu le soutien de National Geographic Storytelling Grant et du programme Antarctic Artist and Writer in Residence de la Fondation nationale pour la science. Il a également bénéficié d'un mécénat produit de Kari Traa.
    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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