Les ouvriers du clic, le prolétariat 2.0

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l’intelligence artificielle est sans cesse assistée par l’Homme. Son essor est à l’origine de la prolifération de nouveaux travailleurs pauvres partout dans le monde, y compris en France.

De Marie-Amélie Carpio
Publication 15 oct. 2020, 12:04 CEST, Mise à jour 20 mai 2021, 17:40 CEST
Les ouvriers du clic sont des travailleurs précaires qui réalisent un travail nécessaire de production, d’annotation ...

Les ouvriers du clic sont des travailleurs précaires qui réalisent un travail nécessaire de production, d’annotation et de tri des données qui constitue le carburant de l’intelligence artificielle.

PHOTOGRAPHIE DE Pexels, Pixabay

Si l’introduction croissante des robots dans le monde du travail fait surgir le spectre d’un remplacement des hommes par les machines, les scénarios en la matière restent incertains. En 2013, une étude menée par deux économistes d’Oxford prédisait ainsi la disparition probable de 47% des emplois humains aux États-Unis, tandis qu’une autre analyse de l’OCDE sur 21 pays, publiée en 2016, estimait à seulement 9% le taux d’emplois menacés. Un phénomène est toutefois déjà à l’œuvre : l’émergence d’un nouveau prolétariat généré par l’automatisation.

Derrière l’intelligence artificielle se cachent en effet des dizaines de millions de petites mains réparties sur tous les continents, soutiers de la révolution digitale œuvrant à une infinité de micro-tâches nécessaires au bon fonctionnement des algorithmes de l’IA. Certains chercheurs n’hésitent pas à parler d’« e-sclavagisme » et d’« atelier clandestin numérique planétaire » à propos de ces nouvelles masses laborieuses, invisibles et vouées à une précarisation extrême.

Antonio A. Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris, est un spécialiste de ces ouvriers du clic. Il leur a consacré un livre, En attendant les robots, paru aux éditions du Seuil en 2019, et a coordonné la première étude sur ce micro-travail en France. Entretien.

Antonio A. Casilli, Enseignant-chercheur au département SES de Télécom ParisTech et membre de l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation (i3, CNRS).

PHOTOGRAPHIE DE Alexandre Enard

Qui sont ces ouvriers du clic ?

Ce sont des travailleurs précaires qui réalisent un travail nécessaire de production, d’annotation et de tri des données qui constituent le carburant de l’intelligence artificielle. Ces personnes sont recrutées via des plateformes numériques accessibles à n’importe quelle entreprise, sur lesquelles sont publiées des micro-tâches réalisables en quelques minutes, voire moins. Il peut s’agir de regarder une photo et de dire ce qu’elle représente, de traduire quelques mots ou d’écouter un fragment de conversation et d’identifier la langue ou le sujet. Cela permet de produire des exemples qui alimentent « l’apprentissage automatique », le procédé sur lequel est basée l’IA. D’autres micro-tâches servent à vérifier la pertinence des résultats des moteurs de recherche ou celle des réponses des assistants vocaux. Dans ce dernier cas, les travailleurs interviennent de façon encore plus envahissante dans la vie privée des usagers, car ils peuvent tomber sur des conversations qui ne sont pas destinées aux assistants vocaux. Le problème est pointé du doigt depuis 2019 grâce aux révélations de plusieurs médias internationaux. Un lanceur d’alerte ayant travaillé pour Apple a par ailleurs engagé un recours au niveau européen.

 

Selon vous, ils jouent aussi un rôle de premier plan dans la modération des contenus.

Malgré la rhétorique d’une automatisation de la modération, il y a énormément de personnes qui regardent à longueur de journée les contenus mis en ligne et en jugent la légitimité. Ils peuvent censurer ceux qui sont considérés comme violents, pornographiques, appellent à la haine ou contiennent des « fake news » et bannir ceux qui les ont postés. Cela pose la question de la liberté d’expression, mais aussi des risques psycho-sociaux encourus par ces modérateurs exposés à des images troubles. La chercheuse américaine Sarah T. Roberts, qui a étudié les travailleurs des plateformes américaines aux États-Unis, en Amérique latine et aux Philippines a montré qu’ils développaient des problèmes psychologiques importants (ndlr : ses travaux paraissent ce mois-ci en français dans le livre Derrière les écrans, aux éditions La Découverte). En Europe, où les modérateurs sont plutôt installés en Espagne, en Irlande et dans les pays de l’Est, nous retrouvons les mêmes problèmes, qui peuvent être de l’ordre du syndrome de stress post-traumatique.

 

Vous comparez la rhétorique sur l’autonomie de l’IA à un « spectacle de marionnettes ». Pourquoi les développeurs le jouent-ils ?

Les grandes entreprises exagèrent les promesses de performances de leurs dispositifs, car si elles étaient plus honnêtes et moins tonitruantes, elles risqueraient de perdre leurs investisseurs et elles s’exposeraient en plus à une régulation étatique de leurs micro-travailleurs. Ils remplissent trois fonctions : entraîner les machines, vérifier leurs résultats et aussi simuler l’IA. Cette dernière fonction tient à un fait très banal : les processus automatiques peuvent dysfonctionner. Quand cela se produit, des opérateurs humains doivent intervenir pour reprendre en main le système. Si un assistant vocal interprète ma phrase de façon erronée, un opérateur peut ainsi le corriger en temps réel. La frontière est parfois fine avec ce que les Américains appellent l’« IA washing », l’arnaque à l’IA. L’assistant vocal Google Duplex en a fait les frais. Il a été présenté en 2018 comme entièrement automatisé. Quelques mois plus tard, le New York Times révélait qu’il était supervisé par des personnes qui écoutaient et corrigeaient l’IA et, dans certains cas, se faisaient passer pour l’assistant vocal qui simulait un être humain !

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    Carte conceptuelle du micro-travail selon les tâches proposées.

    PHOTOGRAPHIE DE DiPLab

    Comment la géographie de ce nouveau marché du travail s’organise-t-elle ?

    Les entreprises développant les IA sont basées dans les pays du Nord (Europe, États-Unis, Australie) et elles recrutent des travailleurs du clic majoritairement installés dans les pays du Sud. La Chine est un cas particulier, parce qu’elle fournit une force de travail mais fabrique aussi de l’IA. Il y a 10 ans, les micro-travailleurs se trouvaient surtout dans les pays asiatiques : Inde, Indonésie, Malaisie, Pakistan et Bangladesh. C’était une cartographie très orientée par la langue anglaise. Dernièrement, avec l’essor de l’IA dans d’autres langues, ce marché du travail a évolué. Par exemple, l’IA à la française est faite en Afrique francophone, à Madagascar, en Côte d’Ivoire et au Sénégal notamment. Les ouvriers du clic ont aussi connu un essor en Amérique du Sud, pour les marchés hispanophones. La situation économique de certains pays du continent favorise le phénomène, en particulier au Venezuela, où la crise économique qui dure depuis des années rend ce micro-travail attrayant. Les plateformes offrent la possibilité d’une délocalisation virtuelle : les entreprises n’ont plus besoin de réaliser des investissements importants dans un pays tiers ni de se coordonner avec des partenaires locaux. Il leur suffit de créer un compte sur une plateforme pour recruter des centaines de milliers de travailleurs dont elles peuvent se débarrasser une fois les micro-tâches effectuées. L’existence de ce modèle est aussi lié au durcissement de l’accès aux pays du Nord. Il permet la migration virtuelle de la main d’œuvre, ou du doigt d’œuvre, en l’occurrence.

    Que sait-on des conditions de travail de ces ouvriers du clic ?

    Une étude parue en 2018 faisait état d’une rémunération de 2 dollars de l’heure sur la plateforme Amazon Mechanical Turk (ndlr : la première plateforme du genre, créée par Amazon en 2001. Elle tire son nom du Turc mécanique, un automate en costume ottoman du XVIIIe siècle qui semblait pouvoir jouer aux échecs mais était en fait actionné par un humain caché à l’intérieur), laquelle rémunère mieux que les fermes à clic du fin fond de l’Indonésie. Mais il est difficile d’estimer un salaire moyen. De rares micro-travailleurs gagnent quelques dizaines voire centaines de dollars par mois, mais il y a aussi un long cortège de gens rémunérés quelques dizaines de centimes mensuels. L’offre de travail sur ces plateformes est par ailleurs très volatile et il y a peu de portabilité. Lorsqu’une personne a atteint un certain niveau de compétences sur l’une d’elles, elle peut rarement le faire valoir sur une autre. L’opacité du travail constitue un problème supplémentaire : on se retrouve à réaliser des micro-tâches dont on ignore la finalité. Les ouvriers du clic sont confrontés à une certaine forme d’aliénation, accentuée par le fait qu’ils n’ont pas de contact avec leur employeur principal, ni avec leurs « collègues » quand ils travaillent chez eux. Et ils n’ont pas de voix collective pour défendre leurs droits.

    Répartition géographique des participants à l’enquête DiPLab (plateforme Foule Factory, 2018), sur le territoire de la France métropolitaine. Les zones les plus foncées représentent des départements comptant un nombre plus élevé de fouleurs, indiqué ici en pourcentage.

    PHOTOGRAPHIE DE DiPLab

    L’IA a-t-elle vocation à devenir un jour autonome et les micro-travailleurs à n’être qu’un phénomène momentané ?

    C’est une controverse ouverte. Il y a les professionnels de l’IA qui déclarent que la situation actuelle est préoccupante mais transitoire. Selon eux, les travailleurs du clic seraient un phénomène éphémère destiné à disparaître car les IA vont apprendre au fil de ces milliards d’exemples ce qu’elles promettent de faire. Et il y a ceux, comme moi, qui pointent le fait que le processus d’entraînement des machines ne pourra jamais s’achever et que le recours au micro-travail sera toujours nécessaire car l’histoire humaine ne s’arrête pas. Si un assistant vocal calibré pour le marché américain commence à être vendu au Mexique, il faut lui apprendre l’espagnol pratiqué dans le pays et s’il a été entraîné en 2010, il faudra recommencer en 2020 pour prendre en compte l’évolution du jargon local, des marques, des artistes… Tout cela demande un réentraînement systématique et structurel. De plus, il existe des chocs exogènes qui imposent de nouveaux apprentissages aux IA, telle la pandémie de COVID-19. Certaines IA, comme la reconnaissance faciale, ont ainsi cessé de fonctionner quand les gens ont circulé masqués.

     

    Comment encadrer ce travail invisible ?

    Il existe d’abord une voie légale, une régulation par l’application de lois qui existent déjà. Elle passe par l’identification des employeurs principaux de ces micro-travailleurs pour imposer une rémunération juste et le paiement de cotisations sociales.

    Il y a aussi une voie syndicale. Les syndicats commencent à s’intéresser à ce sujet au niveau national et international et à accompagner ces ouvriers du clic dans des actions en justice. En France, où on compte environ 260 000 ouvriers du clic occasionnels, une décision récente de la cour d’appel de Douai a condamné la plateforme Clic and Walk à reconnaître ses micro-travailleurs en tant que salariés. Il y a eu d’autres décisions de justice, notamment aux États-Unis, comme en 2015, quand l’entreprise américaine Crowdflower a été condamnée à verser 500 000 dollars à ceux qu’elle employait.

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