À quoi ressemblait la vie d’un mammouth à l’ère glaciaire ?

Pour la première fois, la biographie préhistorique d’un mammouth a pu être reconstituée à partir des éléments chimiques contenus dans ses défenses.

De Zach St. George
Publication 16 août 2021, 11:19 CEST
La défense de mammouth fendue (au premier plan) se situe à l’Alaska Stable Isotope Facility à ...

La défense de mammouth fendue (au premier plan) se situe à l’Alaska Stable Isotope Facility à l’université de l’Alaska de Fairbanks. En arrière-plan, on peut apercevoir la chercheuse Karen Spaleta préparer un échantillon de cette défense afin de procéder à une analyse isotopique. C’est grâce à cette technique que la vie entière du mammouth a pu être retracée.

PHOTOGRAPHIE DE Jr Ancheta, Université De L’alaska De Fairbanks

La défense d’un mammouth laineux (Mammuthus primigenius) est la gardienne de son histoire. Ses racines sont situées sous les gencives de l’animal. La division cellulaire est continue dans cette partie du corps, voire quotidienne.

« L’extrémité de la défense [représente] le mammouth jeune », explique Matthew Wooller, écologiste à l’université de l’Alaska de Fairbanks. « La base de la défense est le mammouth âgé. Et tout ce qui est situé entre ces deux zones représente la vie entière du mammouth. » Les déplacements, le régime alimentaire et même la mort de l’animal sont inscrits dans ses défenses. Le concept est simple. La difficulté réside dans la détermination de la composition chimique de la défense et de l’interprétation des résultats.

Dans une nouvelle étude, M. Wooller a dirigé une équipe de chercheurs qui s’est adonnée à cette périlleuse tâche. Ils ont examiné la défense d’un mammouth laineux ayant vécu il y a 17 000 ans. Ils ont découvert certains éléments détaillant ses activités, de sa naissance jusqu’à sa mort. Ils ont même pu retracer les déplacements qu’il a effectués pendant 28 ans au sein de l’Alaska de l’ère glaciaire. C’est la première fois que des scientifiques parviennent à reconstruire la vie d’un mammouth avec autant de détails.

L’étude, publiée le 12 août dans la revue Science, a été menée grâce à des outils et des techniques de pointe. Elle a permis de définir le style de vie d’un mammouth laineux et notamment de découvrir ses potentielles interactions avec les Hommes. Elle pourrait également permettre d’éclaircir les raisons de la disparition de ces animaux et d’expliquer comment les grands mammifères d’aujourd’hui réagiraient à un monde en réchauffement constant.

Les chercheurs ont généré une reconstitution de la vie d’un mammouth aussi détaillée que possible, à défaut de pouvoir « remonter le temps et placer un collier GPS sur un mammouth laineux », déclare Larisa DeSantis, paléontologue à l’université Vanderbilt, qui n’a pas participé à la nouvelle étude.

« Rien qu’en lisant l’étude, j’avais l’impression d’être Jane Goodall et d’observer ces animaux. »

 

DES INDICES GRAVÉS DANS LA DÉFENSE

J’ai rencontré M. Wooller à l’été 2018, au bureau du Alaska Isotopic Research Laboratory de l’université. Les isotopes d’un élément chimique sont des nucléides qui, en raison d’un nombre de neutrons supérieur ou inférieur, ont une masse atomique légèrement différente de l’élément initial. Ces dernières années, les scientifiques se sont servis des isotopes afin de déterminer le régime alimentaire des ancêtres de l’Homme, pour résoudre des affaires classées sans suite ou identifier les routes de passage de la drogue. « C’est une industrie en plein essor », assure M. Wooller.

Comme lui-même l’a fait remarquer dans un e-mail, son nom se rapproche étrangement de son sujet d’étude : en anglais, le mammouth laineux s’appelle woolly mammoth. « On l’appelle le Wooller mammoth », plaisante Gregory Erickson, paléontologue à l’université d’État de Floride, coauteur de l’étude. Là s’arrêtent les similitudes : M. Wooller est rasé de près, ses lunettes sont fines et son accent sonne tout à fait britannique.

Depuis son bureau, il me conduit vers son laboratoire. Des bouteilles de gaz et des morceaux d’os et de corne bordent les murs du laboratoire. Au centre de la pièce, posée sur un comptoir noir, la défense du mammouth est là. Elle mesure plus d’un mètre soixante de long, elle est plus épaisse que mon bras et elle s’enroule doucement comme un tire-bouchon. Elle est fendue dans le sens de la longueur, jusqu’à son milieu, comme une longue baguette façonnée en forme de spirale.

Les défenses possèdent des couches internes très distinctes. Elles ressemblent à des cornets de glace empilés. Plus on se rapproche de l’extérieur de la défense, plus les divisions entre les différentes couches se font irrégulières. Afin de récupérer l’ensemble des données chimiques de la défense, les scientifiques doivent prélever des échantillons provenant de son centre. Premièrement, manipuler une défense de 22 kg avec une scie à ruban n’a pas été chose facile. « Quelques lames se sont cassées », indique le chercheur.

Après avoir découpé la défense, l’équipe a taillé des échantillons en forme de coin dans le centre de l’os. Chacun mesurait 5 centimètres de long afin qu’ils puissent les introduire dans une autre machine, située dans un coin de la pièce. Cet engin, appelé spectromètre de masse à plasma à couplage inductif et multi-collecteur par ablation laser, utilise un laser pour extraire des fragments de matière. Il analyse ensuite la masse atomique des éléments chimiques qui en résulte.

Ce spectromètre peut réaliser de nombreuses analyses isotopiques par centimètre. C’est ce qui permet d’obtenir des détails très précis par rapport aux autres méthodes. Lentement, le laser trace une série de pointillés sur l’ivoire. C’est de cette manière que les indices chimiques inscrits dans la défense ont pu être extraits. (À lire : L’évolution des mammouths d’Amérique du Nord révélée par de nouvelles analyses ADN.)

 

UN GPS CHIMIQUE

L’étude s’est appuyée sur les isotopes du strontium. Les animaux accumulent du strontium à partir des plantes qu’ils mangent, lesquelles acquièrent cet élément chimique par les roches sous-jacentes. Le strontium contenu dans certaines régions géologiques possède sa propre signature isotopique. Même si le climat de l’Alaska a radicalement changé depuis le Pléistocène, sa composition géologique, elle, est toujours la même.

Au fur et à mesure que le mammouth se nourrissait dans différentes régions, le strontium séquestré dans ses défenses se transformait en un véritable carnet de voyage. La défense est en quelque sorte « un GPS chimique », indique M. Wooller, contenant près de 340 000 entrées.

« Ce sont des données de haute résolution. Grâce au laser, il est possible d’observer le strontium [stocké] quotidiennement et contenu dans la défense du mammouth », explique Clément Bataille, co-directeur de l’étude et géochimiste à l’université d’Ottawa.

Afin de relier les localisations révélées par les données du strontium à de réels emplacements sur une carte, l’équipe de scientifiques s’est servie des campagnols boréaux (Myodes rutilus). Le musée du Nord de l’université d’Alaska abrite une grande collection de ces petits rongeurs herbivores. Ils n’ont pas coutume de s’aventurer très loin. Cela signifie que le strontium contenu dans leurs dents constitue une bonne représentation géologique de la région qu’ils peuplent. « Ils sont comme des citoyens scientifiques », indique M. Wooller. « Ils prélèvent des échantillons des conditions locales. »

M. Bataille et Juliette Funck, à l’époque doctorante dans le laboratoire de M. Wooller, ont utilisé les données des campagnols pour créer une carte du strontium de l’Alaska. M. Bataille a ensuite mis au point une modélisation afin de localiser les données issues de la défense sur la carte. Sa modélisation tient compte de certaines réalités physiques : un mammouth ne peut pas voler ni escalader des falaises. « Nous avons ainsi pu éliminer certaines régions », précise M. Wooller. Depuis les empreintes laissées sur le lieu de sa mort, M. Bataille a suivi le chemin parcouru par le mammouth jusqu’au lieu de sa naissance.

Pendant que M. Wooller et ses collègues se penchaient sur le tracé des mouvements du mammouth, Beth Shapiro et Katie Moon de l’université de Californie à Santa Cruz, ont prélevé des fragments d’ADN à partir du fossile du mammouth afin de découvrir son sexe. Grâce à la datation au carbone 14, ils ont aussi pu identifier le siècle de sa naissance.

À l’université d’État de Floride, M. Erickson a analysé les minuscules stries incrustées dans la dentine de la défense. Elles se forment en fonction de la saison, du cycle d’activité quotidienne et de celui du sommeil. Ainsi, elles témoignent des années, des mois et des jours de la vie du mammouth. Ensemble, ces détails ont fait des éléments chimiques contenus dans la défense une biographie de l’ère glaciaire d’une richesse sans précédent. Elle retrace l’histoire d’une famille, de migrations, et enfin, de la mort.

 

SUR LA TRACE DE KIK

Kik : tel est le nom que l’équipe a attribué à ce mammouth. C’était un mâle, né il y a 17 100 ans dans ce qui est aujourd’hui le nord-est de l’Alaska. Lors de sa naissance, le maximum glaciaire du Pléistocène commençait tout juste à décliner. Une vaste plaine s’étendait de l’Alaska jusqu’à la Russie, où l’air était trop sec pour que des glaciers puissent se former. La représentation exacte de cette région fait toujours débat mais les nombreux fossiles de bisons, de mammouths, de caribous, de chevaux, de bœufs musqués et de lions laissent penser qu’elle ressemblait à une plaine du Serengeti glaciale. Le paysage était jonché d’herbes, de joncs et de sauge, un mélange que les scientifiques surnomment désormais la « steppe à mammouths ».

Kik a passé les premières années de sa vie dans une région intérieure de l’Alaska, au sud de la chaîne Brooks, une chaîne de montagnes qui traverse le tiers supérieur de l’État. Un changement de régime alimentaire a été révélé par les isotopes de carbone et d’oxygène, prouvant qu’il a été sevré à 2 ans. Les années suivantes, ses déplacements se sont multipliés. Il semble avoir passé deux hivers au sein des plaines et les étés au pied des montagnes. Cette stratégie lui permettait peut-être d’éviter les piqûres d’insectes, suppose M. Wooller.

Il effectuait des allers-retours, suivant un schéma migratoire similaire aux déplacements des éléphants d’Afrique modernes. Les scientifiques ont longtemps émis l’hypothèse que les mammouths affichaient ce comportement. « Nous nous servons des éléphants comme d’une représentation mentale des activités des mammouths dans leur environnement », précise M. Wooller. Jusqu’alors, ils n’avaient pas pu le prouver.

Il est probable que les expériences de Kik reflètent celles des éléphants d’aujourd’hui de plusieurs façons. « Lorsqu’il était jeune, il faisait sûrement partie d’un troupeau », indique M. Wooller. Le mammouth a sûrement passé ses premières années auprès de sa mère au sein d’un groupe de plusieurs femelles et jeunes animaux. Par conséquent, suivre les mouvements de Kik signifie suivre ceux de son troupeau.

À ses 16 ans, ses déplacements ont soudainement changé. Lorsque les éléphants d’Afrique et d’Asie mâles atteignent leur maturité sexuelle, ils quittent le troupeau et partent vagabonder. Ils peuvent être seuls ou bien en petits groupes constitués d’autres éléphants mâles. Il semblerait que Kik ait fait la même chose. Il a commencé à se déplacer plus loin, passant par les cols de l’extrémité est de la chaîne Brooks jusqu’au versant nord de l’Alaska. Cette route migratoire est encore empruntée par les caribous aujourd’hui.

« Il fut un temps où [les caribous] migraient aux côtés des mammouths », déclare M. Wooller. « C’est une vision fantastique. »

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    Le dernier isotope étudié par l’équipe traduit la fin de l’histoire de Kik. L’été de ses 27 ans, l’isotope d’azote contenu dans sa défense a commencé à changer. Certains aliments sont source d’isotopes d’azote particuliers. Cet été-ci, les isotopes d’azote de Kik ont commencé à se rapprocher de ceux d’un carnivore. Pour un mammouth herbivore, cette découverte ne pouvait signifier qu’une seule chose : le corps de Kik se consumait. Il était affamé.

    Parfois, il arrive que les éléphants âgés meurent de faim car leurs dents sont trop usées pour manger, explique Daniel Mann, coauteur de l’étude et chercheur spécialisé dans le Quaternaire à l’université de l’Alaska de Fairbanks. Seulement, Kik était encore plutôt jeune. En outre, la défense a été retrouvée près de plusieurs morceaux de son crâne. Les scientifiques pourraient donc examiner ses dents afin de constater leur état. « J’imagine que le [mammouth] a été blessé d’une manière ou d’une autre », indique M. Mann.

    À l’automne de sa dernière année de vie, Kik a voyagé depuis l’actuelle péninsule de Seard jusqu’au flanc nord-est de la chaîne Brooks. Il y est resté, errant pendant l’hiver dans une région de dunes de sable à l’ouest du fleuve Colville. Vers la fin de l’hiver ou au début du printemps, il a atteint le bord d’un canyon peu profond creusé par les affluents du Colville, la rivière Kikiakrorak, abrégée Kik. C’est à cet endroit qu’il reposera les 17 000 années suivantes.

     

    HOMMES ET CHANGEMENT CLIMATIQUE : LA COMBINAISON FATALE

    « C’est assez incroyable d’obtenir ce type de données pour un seul individu », déclare Grant Zazula, paléontologue au Yukon, qui n’a pas participé à la nouvelle étude. « [Cette étude] va permettre d’ouvrir grand les portes pour de nouveaux projets en Alaska ou au Yukon, des régions où les fossiles à étudier sont nombreux. »

    À terme, les analyses isotopiques pourraient permettre de résoudre l’un des plus grands mystères concernant les mammouths laineux : la raison de leur extinction. Pour de nombreux scientifiques, la chasse serait la cause de la disparition des mammouths laineux et d’autres grands mammifères au cours de la fin du Pléistocène et du début de l’Holocène. Pour les partisans de cette hypothèse, même un petit nombre d’humains aurait pu tuer ces mammifères à la reproduction lente. D’autres soutiennent que le changement climatique a joué un rôle clé dans le cours de ces extinctions.

    Même si l’histoire de Kik ne peut pas clôturer le débat, elle démontre comment la prédation humaine et le changement climatique pourraient avoir contribué à sa fin.

    Les premières preuves attestant de la présence des Hommes dans la région remontent à 14 000 ans, soit des milliers d’années après la mort de Kik. Les archéologues débattent encore vivement autour de la date d’arrivée des premiers peuples en Amérique du Nord. Toutefois, les mammouths se sont éteints en Alaska continental il y a 13 000 ans seulement. De fait, les mammouths et les humains pourraient avoir cohabité dans la région pendant plus de mille ans.

    Selon Joshua Reuther, coauteur de l’étude et archéologue au musée du Nord, les bisons et les wapitis étaient les cibles favorites des chasseurs. Le fait que Kik ait suivi une route migratoire régulièrement pourrait signifier que les mammouths laineux constituaient eux aussi une cible attrayante. « Les animaux en troupeau sont [des proies] beaucoup plus simples que les animaux solitaires, comme les élans. »

    Au cours du millénaire ayant suivi la vie de Kik, la steppe à mammouths s’est petit à petit vue recouverte d’arbres, réduisant la surface de l’habitat préféré de ces mammifères géants. Leurs déplacements se sont peu à peu limités, ce qui les a peut-être poussés à la rencontre de ce nouveau et dangereux prédateur.

    Cette situation est également un exemple clair des pressions qui pèsent sur les animaux modernes à mesure que le changement climatique entraîne des modifications brutales de l’écosystème. Selon les spécialistes, le changement climatique qui touche l’Alaska a d’ores et déjà engendré des perturbations dans les déplacements des caribous, les anciens compagnons migratoires des mammouths.

    « Nous vivons dans un monde où les Hommes et le changement climatique ont tous deux des conséquences sur les animaux », déplore Mme DeSantis. « Si c’est bel et bien cette combinaison mortelle qui a provoqué les extinctions massives des animaux au cours du Pléistocène, nous devrions vraiment faire attention. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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