Les scientifiques cherchent à construire des ordinateurs "organoïdes"

Les bioprocesseurs ont quitté le domaine de l’utopie. Des startups se sont engagées dans une course pour la fabrication commerciale de ce qu’elles appellent des "ordinateurs vivants".

De Shubham Agarwal
Publication 26 juil. 2025, 11:54 CEST
hardware

Les scientifiques mènent des expériences pour tenter d’intégrer des cellules cérébrales dans des processeurs informatiques. Cette technologie pourrait aider à économiser de l’énergie. Les réseaux multi-électrodes (ou MEA, Multi-Electrode Arrays) de FinalSpark contiennent quatre organoïdes de cerveaux humains, tous interfacés avec huit électrodes.

PHOTOGRAPHIE DE FinalSpark

En 2022, un groupe de chercheurs australiens a fait tourner une simulation rudimentaire du jeu d’arcade, Pong. Aucun d’eux ne contrôlait la raquette virtuelle et pourtant, après quelques actes manqués, elle a commencé à se déplacer d’elle-même à l’écran, à la rencontre de la balle afin de la renvoyer.

Le jeu en 2D était connecté à un amas de cellules cérébrales d’humains et de souris créées en laboratoire, développées dans des boîtes de Pétri. Grâce à un réseau multi-électrodes (ou MEA, Multi-Electrode Array), les chercheurs ont appris au « mini-cerveau » où était la balle et l’ont récompensé par une stimulation électrique quand elle était renvoyée. En moins de cinq minutes, les cellules ont fini par comprendre et ont joué quelques points entre elles, sans intervention humaine.

« Le succès récent des LLM [de l’anglais Large Language Models, grand modèle de langage] est dû à des tentatives de modélisation des procédés qui surviennent dans le cerveau », explique Brett Kagan, chef des opérations scientifiques du laboratoire Cortical Labs, une startup qui dérive de la recherche menée avec le jeu Pong. « J’aime souvent dire que “toute machine suffisamment avancée ne peut être distinguée de la biologie”, alors pourquoi ne pas utiliser la biologie pour tenter de maîtriser l’intelligence ? »

L’expérience a prouvé que les neurones étaient capables d’apprendre et de répondre à un feedback en temps réel, même dans une boîte de Pétri, révèle Lena Smirnova, professeure assistante au sein de la faculté de santé publique de l’université Johns Hopkins. Un an plus tard, en 2023, la scientifique, aux côtés d’autres chercheurs, a partagé sa vision d’une « intelligence organoïde », un domaine scientifique en émergence qui tire parti des forces provenant de cultures de cellules cérébrales animales et humaines : apprentissage à partir de peu d’exemples, adaptation en temps réel, un usage efficace de l’énergie. Le but est d’en faire un nouveau genre d’ordinateur biologique.

Utiliser des cellules cérébrales comme centres de traitement informatique bouleverserait le domaine. Cela pourrait réduire de manière significative la quantité d’énergie requise pour faire fonctionner les intelligences artificielles et révolutionnerait la médecine. Cette technologie crée d’ores et déjà une industrie lucrative dont les scientifiques tirent profit pour effectuer des avancées majeures. Mais ce secteur en croissance soulève un lot de questions ardues sur le début de la conscience et sur l’éthique qu’implique l’utilisation de tissus vivants qui ressentent la douleur.

Neural_Cluster_1

Un cerveau antérieur organoïde vu au microscope électronique à balayage. Cette boule de matière cérébrale, développée à partir de cellules souches neuronales humaines iPSC-dérivées, se trouve au cœur d’une nouvelle étude sur les « ordinateurs vivants ».

PHOTOGRAPHIE DE Micrograph Courtesy FinalSpark

 

COMMENT FONCTIONNENT CES ORDINATEURS VIVANTS ?

Les appareils que l’on utilise aujourd’hui, des ordinateurs aux téléphones, fonctionnent grâce à des puces, où des milliards de petits composants, des transistors, sont fixés dans du silicium et arrangés en portes logiques. Chaque puce peut recevoir jusqu’à deux bits en entrée et transmettre une sortie d’un seul bit. Combiner de nombreuses portes similaires rend possible l’exécution d’opérations complexes, comme celles que mettent en place les chatbots d’IA modernes.

Cependant, des unités de cerveau organoïdes, appelées bioprocesseurs, fonctionnent en tandem avec une puce à silicium traditionnelle. Au sein de chaque organoïde, une infinité de neurones croissent en trois dimensions, formant des connexions grâce à leurs synapses. Sans installation électrique fixe pour les limiter, le réseau s’organise constamment en autonomie et évolue à mesure qu’il apprend. Les neurones peuvent simultanément transférer des informations par impulsion électrique et signaux chimiques, à l’inverse d’un ordinateur normal, qui fonctionne selon une logique rigide d’étape par étape.

« Il s’agit plus d’une toile qui ne cesse de s’adapter que d’une carte mère bien organisée », ajoute Lena Smirnova.

En plus de s’adapter naturellement, le cerveau humain consomme peu d’énergie.

À titre de comparaison, pour entraîner un modèle d’IA générative comme le GPT-3 d’OpenAI, on estime qu’il faut un peu moins de 1 300 mégawatts par heure d’électricité. Cela équivaut à peu près à 140 foyers français de cinq personnes sur une année. Le cerveau n’a besoin que d’une fraction de cette énergie, à peu près celle d’une ampoule, pour accomplir une tâche comparable. Les données fournies par l’étude de l’université Johns Hopkins suggèrent que la bio-informatique pourrait diviser la consommation énergétique de l’IA par « un million, voire dix milliards ».

« Le développement de grands organoïdes dans le cadre de la création de réseau neuronaux de basse consommation pourrait aider à réduire considérablement l’impact environnemental des modèles complexes de deep learning », explique Ben Ward-Cherrier, chercheur en neuroscience informatique à l’université de Bristol.

 

L’USAGE ACTUEL DES BIOPROCESSEURS

Les bioprocesseurs ont quitté le domaine de l’utopie. Un petit nombre de startups se sont engagées dans une course pour la fabrication commerciale de ce qu’elles appellent familièrement un « ordinateur vivant ».

Neuroplatform, une plateforme créée par FinalSpark, une entreprise suisse, permet à tout le monde de mener des expériences à distance sur un cluster d’organoïdes, pour la modique somme de 1 000 dollars américains par mois (soit 850 euros). Dans ses locaux incubent des milliers d’unités de processeurs, où chaque organoïde est connecté à huit électrodes branchées à un ordinateur conventionnel. En utilisant le logiciel de FinalSpark, les chercheurs peuvent coder des programmes pour stimuler électroniquement les neurones, observer leur réponse et les exposer aux neurotransmetteurs du bonheur, la dopamine et la sérotonine, le tout pour les entraîner à effectuer des tâches informatiques.

En plus de louer ses ordinateurs biologiques sur le cloud, plus tôt cette année, Cortical Labs a également commencé à vendre ses unités de bioprocesseurs à 35 000 dollars américains chacune (soit 29 750 euros). Les unités ressemblent à des appareils de science-fiction : un grand contenant en verre et en métal abrite toute la structure de soutien dont ont besoin les cellules cérébrales humaines pour rester en vie pour une durée allant jusqu’à six mois, des filtres à déchets et au contrôle de la température.

Au cours des deux dernières années, les chercheurs ont tiré profit de ces ordinateurs biologiques gérés par des entreprises privées afin de tester leurs avancées.

Benjamin Ward-Cherrier, de l’université de Bristol, intègre des organoïdes à ses robots pour leur faire office de « cerveaux » afin qu’ils apprennent en continu. Son équipe s’est servi des organoïdes de Neuroplatform afin de développer un système capable de lire le Braille avec une précision de 83 %.

Chaque information spatiale des lettres est encodée grâce à des pulsations électriques spécifiques que les neurones peuvent identifier. Bientôt, l’équipe du scientifique a l’intention d’utiliser les organoïdes afin d’apprendre aux robots à exécuter des commandes motrices basées sur des situations et des événements spécifiques, comme sentir un objet et de suivre ses contours avec un bras robotique. Cette capacité pourrait un jour aider les robots à comprendre ce avec quoi ils interagissent.

Pour le moment, les cerveaux à cellules cérébrales vivantes sont encore loin de remplacer les processeurs de vos ordinateurs portables.

D’une part, les cellules cérébrales utilisées dans les circuits électroniques des ordinateurs n’en sont qu’à leurs balbutiements et restent immatures, des fœtus tant dans leur structure biologique que dans leur comportement. Il leur manque l’architecture d’un cerveau humain mature, ce qui les empêche d’accomplir des prouesses cognitives avancées. En l’état actuel, les organoïdes peuvent être éduqués beaucoup plus simplement, par l’apprentissage de tâches rudimentaires lorsqu’ils sont stimulés ou par la démonstration de fonctions mémorielles basiques.

De plus, les organoïdes se comportent tous d’une manière différente, et les garder en vie sur une longue période reste un défi.

Lena Smirnova admet que les ordinateurs cellulaires sont encore loin du niveau de fiabilité ou de l’échelle requis pour effectuer des tâches informatiques courantes. Cependant, cette immaturité permet à ces réseaux une flexibilité idéale pour des travaux de recherche.

 

UN MOYEN PLUS SÛR ET PLUS HUMAIN DE TESTER DES MÉDICAMENTS

Pour les temps à venir, Lena Smirnova déclare que son équipe et elle continueront d’utiliser les organoïdes afin de mieux comprendre et traiter les maladies neurologiques. Bien que les organoïdes ne soient pas encore suffisamment avancés pour prendre en compte des informations complexes, ils deviennent des moyens plus simples et plus humains de tester des médicaments.

Les chercheurs pourraient bientôt être capables de produire un organoïde à partir des cellules souches d’un patient et de tester les effets d’un médicament en particulier sur des neurones donnés, ou de passer en revue une bibliothèque de produits chimiques afin d’en vérifier les potentielles propriétés neurotoxiques, sans que des animaux ne servent de cobayes.

C’est ce que fait Kyle Wedgwood, professeur au sein de l’institut des systèmes vivants de l’université d’Exeter. Il profite de Neuroplatform afin de déterminer des moyens de rendre la mémoire au cerveau après le développement de maladies telles qu’Alzheimer.

« Ce travail établira les fondations pour qu’une biotechnologie intelligente et implantable aide à traiter des maladies neurodégénératives », ajoute le professeur.

 

À QUEL MOMENT LES ORGANOÏDES DEVIENNENT-ILS DES ORGANES ?

Alors que ces « mini-cerveaux » de laboratoire se complexifient, des questions commencent à émerger au sein de la communauté scientifique. À quel moment les organoïdes pénètrent-ils dans le domaine de la conscience, et quelles sont les règles éthiques quant à l’activation de leurs récepteurs de douleur ?

Lena Smirnova n’attend pas qu’un organoïde ne montre, ne serait-ce qu’un semblant de conscience pour commencer à mettre en place un cadre à respecter, similaire à ceux que l’on retrouve en recherche animal. Elle a instauré des panels de revue par des pairs et des protocoles pour éviter que les organoïdes ne souffrent. En pratique, cela pourrait signifier de placer une limite quant à l’âge qu’atteindront les organoïdes, des expériences dans lesquelles ils seront impliqués, de la manière dont on récupère et produit les cellules et, au cas où elles proviendraient d’un humain, d’en faire un usage responsable avec le consentement des donneurs.

« La chose à retenir, c’est que l’on procède avec moult précautions et prévenance, bien avant qu’un quelconque tissu humain “conscient” puisse émerger », conclut Lena Smirnova.

les plus populaires

    voir plus

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

    les plus populaires

      voir plus
      loading

      Découvrez National Geographic

      • Animaux
      • Environnement
      • Histoire
      • Sciences
      • Voyage® & Adventure
      • Photographie
      • Espace

      À propos de National Geographic

      S'Abonner

      • Magazines
      • Livres
      • Disney+

      Nous suivre

      Copyright © 1996-2015 National Geographic Society. Copyright © 2015-2025 National Geographic Partners, LLC. Tous droits réservés.