Mathématiques : l’écart de niveau entre filles et garçons se creuse dès l’entrée à l’école primaire
Une étude publiée dans Nature en juin 2025 révèle que l’écart de niveau en mathématiques entre les filles et les garçons apparaît dès les premiers mois du cours préparatoire.

Encore modeste à la mi-CP, l’écart de niveau entre filles et garçons devient ensuite marqué et se reproduit chaque année. Mais pourquoi ?
À leur entrée au CP, les petites filles et les petits garçons disposent de bases similaires en matière de nombres et d’espace : ils savent compter, comparer, reconnaître les chiffres et identifier les formes simples.
Mais selon une étude co-dirigée par la médecin et neuroscientifique Pauline Martinot et Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, un écart significatif apparaît après seulement quatre mois de scolarité, en faveur des garçons.
Des travaux sur ce sujet existaient déjà, mais cette recherche interdisciplinaire est inédite par son ampleur et la richesse des données mobilisées : entre 2018 et 2022, l’ensemble des élèves de CP et de CE1 en France, soit 2,65 millions d’enfants, ont été suivis.
Jusqu’ici, les écarts de genres en mathématiques étaient souvent interprétés comme le résultat de l’intériorisation du stéréotype socioculturel selon lequel « les filles sont mauvaises en maths ». Cette étude identifie désormais le lieu, le moment et le contexte précis où naissent ces inégalités : les premiers mois de l’école élémentaire, avec l’entrée dans l’enseignement formel des mathématiques.
Elle démontre ainsi que ces écarts ne reposent pas sur des différences naturelles entre filles et garçons, mais qu’ils émergent du cadre scolaire lui-même, suggérant un rôle des pratiques pédagogiques et des représentations sociales.
QUAND L’ÉCOLE RENFORCE LES BIAIS DE GENRES
Dans La Bosse des maths, Stanislas Dehaene explique que tous les êtres humains, hommes comme femmes, partagent les mêmes compétences en mathématiques, qu’il qualifie de précoces et universelles. « Des études menées chez des bébés de moins d’un an [montrent] qu’ils ont déjà une intuition des nombres, sans différence entre les filles et les garçons », précise-t-il. Le professeur estime donc que les facteurs biologiques ne peuvent expliquer les disparités de niveau observées dès le CP, puisque « s’il y en avait, ils seraient déjà actifs avant l’âge de six ans ».
L’étude montre qu’indépendamment de l’âge, c’est le genre qui exerce « une influence sur les compétences mathématiques des enfants ». Encore modeste à la mi-CP, l’écart de niveau entre filles et garçons devient ensuite marqué et se reproduit chaque année. L’école élémentaire, et particulièrement les premiers mois du CP, apparaissent ainsi comme le moment et le lieu où ces stéréotypes de genres s’exacerbent.
« Quel que soit l'âge, les enfants n'ont pas de biais à l’entrée au CP, ils n’ont donc pas encore commencé à en accumuler. Par contre, les résultats de notre étude montrent que c'est vraiment le moment de la scolarisation qui compte [puisque] quatre mois plus tard, des biais apparaissent », explique Stanislas Dehaene.
L’étude permet donc d’identifier quand et où ce biais émerge, mais pas ses causes précises. Pour les comprendre, « il faut se référer à la littérature scientifique existante », souligne le professeur. « L’une des hypothèses les plus classiques de la littérature sociologique est que toute notre société a des biais, plus ou moins implicites, [qui amènent à] considérer que les métiers des mathématiques, d’ingénieurs, etc. sont plutôt des métiers d'hommes, que ce n'est pas quelque chose pour les petites filles. On absorbe progressivement ces biais, parce qu'ils sont partout dans la société », précise-t-il.
Comme l’explique Pauline Martinot, « à l'école, on retrouve à la fois le poids des stéréotypes entre les enfants, le poids des stéréotypes des enseignants envers les enfants, […] et le poids de l'enseignement formel des maths ». Un constat partagé par Estelle Kollar, alias @WonderWomath, ancienne professeure de mathématiques au collège et créatrice de contenus pédagogiques sur TikTok et Instagram, qui rappelle que de nombreuses « études montrent que les enseignants véhiculent, sans le vouloir, des stéréotypes en encourageant davantage les garçons que les filles en mathématiques ».
L'ancienne enseignante évoque notamment une étude sur les appréciations figurant dans les bulletins scolaires. « On va dire aux filles qu’elles sont très travailleuses, très sérieuses, et aux garçons qu’ils sont brillants », détaille-t-elle. Ainsi, la réussite des filles en mathématiques est interprétée comme le résultat de leur travail, et celle des garçons comme innée. « Les garçons sont encouragés à performer dans des environnements compétitifs, à prendre des risques, à faire des erreurs. Les filles, non », poursuit le docteur Martinot. Ainsi, dès que les exercices sont chronométrés ou particulièrement difficiles, les garçons dépassent largement le niveau des filles.
Selon la médecin, plus de 85 % des enseignants sont des femmes, le plus souvent issues de cursus littéraires, et beaucoup se considèrent « nulles » en mathématiques. « Cette anxiété des maths, lorsqu’elle est présente, est directement transmise aux filles qui chutent en compétences en maths dans la classe, quand les garçons en ressortent indemnes », précise-t-elle en référence à des études déjà menées.
L’étude montre aussi que l’écart de niveau est plus marqué dans les écoles privées ou socialement favorisées. Selon Pauline Martinot, « l'hypothèse la plus probable [est que] la pression familiale des stéréotypes de genres, comme quoi les garçons font des maths, des sciences et des métiers STEM, est plus forte dans les milieux aisés que dans les milieux les moins favorisés ». Mais elle insiste : « le poids [des stéréotypes] le plus marqué se situe au sein de l'école, et non à la maison ».
La pandémie de Covid est venue confirmer cette analyse. « Pendant l'année du Covid, il y a eu à peu près deux mois de fermeture des écoles. […] Et nous avons constaté, précisément à ce moment-là, qu’il y a eu un moins grand écart [de niveau] qui s'est creusé entre les garçons et les filles. Cela montre bien qu'il y a vraiment un lien entre la présence à l'école, la scolarisation, et l'émergence de cette différence entre garçons et filles », explique Stanislas Dehaene.
« On l'explique par le fait qu'à la maison, les filles et les garçons sont moins exposés à la pression de groupe, […] moins exposés aux jeux de récréation valorisant les garçons entre eux (compétition, prise de risque) par rapport aux filles habituées à des jeux plus discrets, où l’on ne fait pas d’erreur, […] et moins exposés aux stéréotypes véhiculés par l’enseignant », conclut le docteur Martinot.
EN FINIR AVEC LES PRÉJUGÉS
Bien qu’il soit probable que l’attitude des enseignants contribue à renforcer ces stéréotypes, « il est aussi possible que les enfants eux-mêmes s’auto-appliquent ces biais, c’est-à-dire qu’ils s’investissent davantage dans le domaine où ils pensent être plus à l’aise, avoir plus d’intérêt et, finalement, plus de succès », souligne Stanislas Dehaene. « Il suffit de regarder combien il y a de femmes parmi les informaticiens, par exemple, pour comprendre pourquoi les petites filles peuvent se convaincre que c’est un métier d’homme », ajoute-t-il.

Le professeur observe également que « la précocité [de ces disparités] suggère que, très tôt dans la scolarisation, les filles ne s’investissent pas suffisamment dans le domaine des mathématiques… ou que le système scolaire, dans son ensemble, ne s’investit finalement pas assez pour la moitié de l’humanité ». Ces inégalités se retrouvent ensuite dans le choix d’orientation. Selon le rapport Filles et mathématiques : lutter contre les stéréotypes publié en début d’année, les filles ne représentent que 25 % des étudiants entrant dans les formations supérieures préparant aux métiers d’ingénieur et du numérique.
Estelle Kollar relève elle aussi que « trop de filles intériorisent le fait qu'elles sont nulles en maths et que "ça ne sert à rien", alors que les mathématiques sont à la fois un très bel ascenseur social et un très bon outil d’émancipation ». Un avis que rejoint Stanislas Dehaene, qui voit dans ces stéréotypes de genres « une perte de chance pour les filles elles-mêmes, car les métiers scientifiques et mathématiques sont extrêmement intéressants et valorisants. Mais c’est aussi une perte de chance pour la société tout entière [puisqu’en] France, on n'a pas suffisamment d'ingénieurs et de personnes qualifiées dans le domaine de l'informatique, des mathématiques, du numérique ».
Selon une note du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, la volonté de réduire l’écart de niveau en mathématiques entre filles et garçons a conduit à proposer aux enseignants de CP une formation en ligne de six heures, destinée à les sensibiliser aux biais de genres. Cette tentative n’a pas abouti puisque comme le souligne le chercheur, « il n’y a eu aucun effet détectable sur les résultats scolaires des filles par rapport aux garçons ».
Selon Estelle Kollar, « ce qu'il faut changer dans la formation des enseignants, c'est l'approche. […] Il faut leur redonner goût aux mathématiques et en finir avec cette vision élitiste [de la discipline perçue comme] un passage obligé ».
Pour réduire ces disparités de genres, Stanislas Dehaene mise sur « l’amélioration de la qualité de l’enseignement pour tous », en s’appuyant sur une réforme des programmes et sur des méthodes inspirées du modèle de Singapour. Celles-ci privilégient « la progressivité dans l’apprentissage des mathématiques, l’appui sur l’intuition des enfants ainsi qu’un enseignement explicite ». Le professeur estime qu’il est essentiel de « ne pas laisser les élèves deviner, mais de leur montrer très précisément comment chaque concept mathématique fonctionne ».
Enfin, le docteur Pauline Martinot insiste sur le rôle déterminant des modèles. Elle rappelle par exemple que, dans les classes où une fille est première en mathématiques, les autres élèves filles obtiennent de meilleurs résultats que dans celles dominées par les garçons.
Estelle Kollar souligne elle aussi l’importance de figures féminines en mathématiques, notamment dans la société civile. « Moi, j'essaie d'incarner ce rôle parce que je suis prof de maths, je ne suis pas chercheuse en maths. […] Clairement, les réseaux sociaux ont leur rôle à jouer et je me sens très seule sur les réseaux en tant que femme qui fait des maths », explique-t-elle. « Ce que je trouve dommage, c'est que les mathématiques sont souvent oubliées dans le combat féministe », conclut l’ancienne enseignante devenue ingénieure pédagogique.
