Aphantasie : pourquoi certaines personnes n’arrivent pas à générer des images mentales

Pour le plus grand nombre, imaginer un objet ou entendre un son dans sa tête n’est pas un problème, mais pour certains individus, c’est tout simplement impossible. Cela ne bouleverse pas leur vie, mais leur cerveau doit s’adapter.

De Morgane Joulin
Publication 4 avr. 2024, 12:29 CEST
On estime que 1 à 3 % de la population mondiale n'aurait pas d’imagerie mentale.

On estime que 1 à 3 % de la population mondiale n'aurait pas d’imagerie mentale. 

PHOTOGRAPHIE DE Tithi Luadthong / Alamy Banque D'Images

Si l’on vous demande : pensez à une pomme, visualisez-la dans votre tête, avec ses textures, ses couleurs et son goût, que voyez-vous ? Pour 1 à 3 % de la population mondiale, cet exercice est très difficile voire impossible, leur esprit reste noir. Ils sont atteints d’aphantasie, c’est-à-dire « l'absence de capacité d'imaginer visuellement quelque chose », comme l’explique Thomas Andrillon, neuroscientifique et chargé de recherche Inserm à l’Institut du Cerveau de Paris.

Il y a différents degrés d’aphantasie et différentes formes. « On peut avoir une imagerie auditive, être capable d'imaginer une chanson dans sa tête, sans avoir nécessairement de voix qui parle par exemple, notamment quand on pense. » Ainsi, une personne atteinte d’aphantasie peut entendre un son sans pouvoir visualiser d’images par la pensée ou vice versa, voire les deux. De même, l’aphantasie peut exister dès la naissance, où être consécutive à des lésions cérébrales ou à des troubles psychologiques.

Le phénomène a été décrit pour la première fois par Francis Galton en 1880, mais peu de recherches ont depuis été menées sur le sujet. Le mot « aphantasie » lui-même a été inventé en 2015 par le neurologue Adam Zeman de l’université d’Exeter, en Angleterre. Il est formé du « a » privatif grec qui signifie absence, et de phantasia que l’on peut traduire par imagination

Contrairement à ce que l’étymologie pourrait laisser penser, l’aphantasie ne désigne pas l’absence d’imagination. Selon Thomas Andrillon, l’imagination est, dans sa définition la plus générale, « la capacité à se représenter quelque chose, dans son univers mental ». Cela n’implique pas forcément « quelque chose de perceptuel », car « on peut imaginer des choses d'un point de vue sémantique. » Il donne l’exemple de la fable bien connue des trois petits cochons : « je peux m'imaginer cette histoire dans ma tête sans avoir à aucun moment des représentations soit visuelles, soit auditives, mais c'est quand même de l'imagination. » Le cerveau n’a donc pas forcément besoin d’utiliser des modalités perceptives pour implémenter un contenu imaginaire. 

« On se rappelle événements, on sait quand ils ont eu lieu, mais il n’y a pas la possibilité de les évoquer à nouveau et de leur donner toute la couleur visuelle et tous les sons qui vont avec. Donc c'est une mémoire photographique particulière, mais pas forcément appauvrie », rajoute en ce sens Hélène Loevenbruck, directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire de Psychologie et NeuroCognition à l’Université Grenoble Alpes.

 

LE DIAGNOSTIC

Comment savoir si l’on est aphantasique ? Beaucoup de personnes se posent la question. Pour y répondre, Francis Galton avait imaginé dans les années 1880 le « questionnaire du petit-déjeuner », qui consistait à faire visualiser au patient son petit déjeuner, pour appréhender son degré de précision dans son imagerie mentale. Depuis 1973, il existe un test similaire intitulé Vividness of Visual Imagery Questionnaire (VVIQ) en seize questions développées par le psychologue David Marks, destinées à évaluer la qualité de l’imagerie visuelle. Le questionnaire est autorenseigné, et consiste à faire imaginer un certain nombre de choses et à décrire les degrés de précision des images mentales. Par exemple, pour la consigne « imaginez un ciel étoilé », il y a cinq possibilités de réponses, allant de « je le vois de façon parfaitement claire et vivant comme une vision réelle » à « aucune image du tout, je sais seulement que je pense à l’objet. »

Le test, s’il est relativement efficace, est tout de même limité par son format. Pour Thomas Andrillon, « cela dépend un peu de la façon dont on comprend les questions, et de la façon dont on donne les réponses. Donc c'est quelque chose qui marche, c'est relativement facile d'utilisation, mais c'est basé sur le rapport de l'individu lui-même. »

Il existe d’autres approches pour détecter l’aphantasie. Parmi elles, celle de Joel Pearson, professeur de neurosciences cognitives à l'Université de Nouvelle-Galles du Sud à Sydney, en Australie. Il utilise ce que l’on appelle la rivalité binoculaire. Thomas Andrillon l’explique en ces termes : « quand vous regardez un objet, vous avez des images qui se forment sur vos deux rétines, sur l’œil droit et sur l’œil gauche, mais vous voyez une seule image, il y a un effet de fusion […] On peut jouer avec en présentant une image différente avec une sorte d'appareil avec des lunettes un peu spéciales. » Votre cerveau sera tout de même capable de voir une seule et même image, en combinant les informations perçues par chacun de vos deux yeux. 

En général, l’être humain a un œil dominant, et l’image que l’on perçoit correspond plus à cet œil-ci qu’à l’autre. Mais si vous demandez à quelqu'un d’imaginer l'objet que vous présentez, « l'alternance entre les deux yeux va se faire plus rapidement. Votre cerveau se prépare déjà à cette image que vous imaginez et donc vous allez la voir apparaître, il y a une bascule entre votre œil dominant et votre œil non dominant. » Et c’est quelque chose qui se « corrèle assez bien avec les résultats des questionnaires de VVIQ » d’après l’expert. « Cette manipulation fonctionne moins bien avec les gens qui disent ne pas avoir d'imagerie mentale. C'est une manière d’« objectiver qu’une personne n’a pas du tout d’imagerie mentale ». Le scientifique précise tout de même que ces expériences sont « relativement compliquées » et doivent être réalisées en « laboratoire avec le bon matériel ».

 

EST-CE UN DÉSAVANTAGE ?

Pour les individus dits « phantaisiques », qui ont une imagerie mentale classique, l’absence d’imagerie mentale peut paraître handicapante. Et c’est effectivement le cas pour certains. « Moi, je ferme les yeux, je ne vois rien […] pas de sons, pas d’odeurs », explique Matthieu Munoz au micro de Faustine Bollaert dans l’émission « Ça commence aujourd’hui » dédiée aux troubles de la mémoire. Le jeune homme affirme qu’il se souvient principalement des faits marquants de sa vie, mais à moyen, voire à court terme. Et il fait également part de difficultés à placer ses souvenirs dans le temps « Tout ce qui est enfance, adolescence, aujourd’hui, c’est quasiment inexistant », exprime-t-il, qualifiant lui-même son aphantaisie de « trouble ».

En ce qui concerne l’apprentissage, l’aphantasie peut parfois entraîner certaines difficultés. « Pour un enfant qui a une aphantasie, lire dans sa tête tout simplement impossible. La petite voix n’est pas présente. Le texte est là, mais si on ne lit pas à voix haute, on n'arrive pas à accéder au sens », énonce Hélène Loevenbruck. Et il en va de même pour l’orthographe : « Il est plus difficile d'accéder à la forme écrite d'un mot dans sa tête, et du coup, il y a une orthographe qui est elle-même souvent un peu atteinte. » L’experte précise que ces difficultés sont souvent « contournées » avec le temps par les personnes avec aphantasie, mais que cela est « plus coûteux ». 

Toutefois, tous les individus avec aphantasie ne subissent pas toujours cette différence. Pour certains, qui n’ont jamais connu d’imagerie mentale, c’est une normalité. « La plupart des gens qui ont une aphantasie sont en fait remarquablement identiques aux autres, et c'est pour ça qu’en général, ils s’en rendent compte très tard. Il n’y a aucun indice externe qui montre que la façon dont leur cerveau fonctionne est différente de la moyenne », note Thomas Andrillon. 

De fait, le cerveau est un organe plastique qui peut remplir certaines fonctions de diverses manières, « vous pouvez très bien arriver à faire la même chose qu'un autre individu en utilisant tout simplement des réseaux neuronaux différents », assène l’expert. « Par exemple […] vous pouvez perdre une région cérébrale et puis petit à petit, avec le temps et de la rééducation, vous pouvez retrouver des manières de vous comporter comme avant, tout simplement en utilisant d'autres régions cérébrales. »

Pour tenter d’obtenir une réponse à la question « est-ce que l’aphantasie est handicapante ? », les chercheurs Jianghao Liu et Paolo Bartolomeo ont fait passer un test d’imagerie visuelle à 117 participants. Parmi eux, quarante-quatre étaient aphantasiques, quarante-deux avaient une imagerie typique et trente-et-un étaient hyperphantasiques, c’est-à-dire qu’ils sont capables de produire des images mentales extrêmement précises. Chaque participant recevait d'abord une qualité visuelle (« forme » par exemple), puis deux mots à représenter dans son esprit (« castor » et « renard »). Finalement, la voix mentionnait un adjectif (supposons « long ») et exhortait la personne à sélectionner qui, du castor ou du renard, y répondait le mieux. Les deux chercheurs ont ensuite analysé les réponses des trois groupes, et ont démontré que les individus avec aphantasie étaient en moyenne plus lents pour assimiler et traiter les informations visuelles. Toutefois, malgré les différences de délais, les trois groupes ont montré le même degré de pertinence.

Quant à la question complexe des rêves, Hélène Loevenbruck explique que « ce que rapportent les personnes avec une aphantasie, c'est que soit le rêve lui-même est très condensé, qu'il y a juste des idées ou des concepts, soit il y a des images, des sons, des paroles ou des sensations. » In fine, « l'imagerie peut être possible chez ces personnes quand elle est involontaire. »

L’aphantasie ne réduit donc pas forcément l’imagination visuelle. En ce sens, Thomas Andrillon file la métaphore de l’adaptation d’un film au cinéma : « avant l'adaptation au cinéma, on est libre d'imaginer l’histoire de toutes les manières qu'on veut, et puis dès que c'est adapté au cinéma, les visages des personnages vont avoir tendance, si on a une imagerie visuelle, à correspondre à ce dont on se remémore du film, et donc on perd une certaine imagination. Quelqu'un qui n'aurait pas cette imagerie visuelle, au contraire, aurait peut-être plus de liberté dans son imagination visuelle. » C’est pour cette raison qu’il ne présente pas l’aphasie comme un « déficit » dans ses travaux. « On n'a pas de preuve empirique que c'est forcément quelque chose de moins bien. C’est différent », conclut-il.

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