Deux espèces du genre Homo auraient-elles cohabité ?

Les restes d’un ancêtre inconnu ont été découverts aux côtés d’outils généralement associés aux Hommes modernes. Pourtant, ils présentent des caractéristiques d’hominidés ancestraux qui peuplaient la Terre bien avant.

De Tim Vernimmen
Publication 28 juin 2021, 16:17 CEST

Les chercheurs ont utilisé les quelques restes du crâne de Nesher Ramla afin de créer une reconstruction numérique d’un hominidé ayant vécu relativement récemment mais qui dispose de caractéristiques très archaïques, notamment l’absence de menton.

PHOTOGRAPHIE DE Ariel Pokhojaev, Faculté De Médecine Sackler, Université De Tel-aviv

Dès l’instant où les paléoanthropologues israéliens ont posé les yeux sur les vestiges fragmentés de ce crâne brun-grisâtre, ils ont immédiatement réalisé qu’il ne s’agissait pas de l’un de nous. Parmi les restes, ils ont mis au jour une partie de boîte crânienne basse et plate, une mâchoire inférieure dépourvue de menton presque complète ainsi qu’une dent isolée.

Nous, les Homo sapiens, possédons des crânes ronds et hauts qui renferment nos grands cerveaux. Mais les restes retrouvés présentent des caractéristiques typiques des espèces Homo qui sont arrivées au Moyen-Orient il y a 450 000 ans, soit 250 000 ans avant l’Homo sapiens. Pourtant, la dent ressemble fortement à celles trouvées au sein des populations d’hominidés datées d’il y a 400 000 ans ainsi que celles des Hommes de Néandertal.

Contre toute attente, cet étrange crâne à l’aspect archaïque ne semble pas avoir plus de 120 000 ou 140 000 ans, à savoir une époque où l’Homo sapiens existait déjà. En outre, il a été retrouvé aux côtés d’outils en pierre élaborés dont on attribue généralement la fabrication aux espèces au cerveau plus développé comme Homo sapiens ou l’Homme de Néandertal. Pour les paléoanthropologues, le mélange de ces caractéristiques laisse croire que différentes espèces du genre Homo auraient pu cohabiter.

Cette nouvelle vient compliquer l’histoire d’une période déjà confuse qui s’est étendue il y a 770 000 à 126 000 ans : le Pléistocène moyen. À cette époque, l’Afrique et l’Eurasie étaient peuplées de différents hominidés archaïques. Ils auraient vécu entre l’Homo erectus, plus ancien et plus primitif, et les Homo sapiens et l’Homme de Néandertal, plus récents et plus évolués. Les vestiges des hominidés datant du Pléistocène moyen, qui présentent souvent un mélange de traits primitifs et modernes à la fois, ont souvent été catégorisés d’Homo heidelbergensis. Toutefois, les scientifiques estiment désormais que cette espèce « fourre-tout » a atteint ses limites.

Les chercheurs espèrent que la nouvelle découverte leur permettra d’y voir plus clair. Dans deux articles publiés le 24 juin dans la revue Science, des scientifiques ont étudié les indices fournis par cette trouvaille afin de déterminer la position de ces vestiges dans l’arbre généalogique des hominidés. Ils souhaitent également découvrir comment ils pourraient être reliés à d’autres populations.

« Nous savions que les Homo sapiens peuplaient la région à cette époque », explique Hila May, paléoanthropologue à l’université de Tel-Aviv et auteure d’un des articles. « Mais jusqu’à maintenant, nous n’avions aucune preuve attestant de la présence d’autres espèces du genre Homo au cours de cette période. »

« Les répercussions sont stupéfiantes », déclare Israel Hershkovitz, anthropologue à l’université de Tel-Aviv, explorateur National Geographic et auteur principal de l’article qui décrit les ossements. « Deux groupes d’Homo ont coexisté au Levant pendant au moins 100 000 ans, échangeant des connaissances et des gènes. »

 

DES COMPÉTENCES IMPRESSIONNANTES

Les ossements ont été excavés d’un site appelé Nesher Ramla, situé dans une carrière au centre d’Israël. En 2010, des bulldozers ont accidentellement révélé la présence d’un véritable trésor formé d’outils préhistoriques en pierre. Les archéologues ont passé près d’un an à fouiller le site en quête de preuve d’activités de chasse prolifiques il y a entre 140 000 et 100 000 ans. Outre les dizaines de milliers d’outils en pierre, ils ont trouvé des vestiges de nombreux animaux, notamment des tortues, des gazelles et des cerfs. Aussi, des traces de dépeçage et de feu ont été découvertes.

Les chercheurs considèrent que les outils de Nesher Ramla sont plutôt élaborés. À l’origine, nos ancêtres hominidés façonnaient des pierres brutes en haches aiguisées en taillant les bords jusqu’à ce que la pierre elle-même puisse être utilisée pour couper et creuser. Par la suite, ils ont découvert que les éclats issus de cette fabrication pouvaient être utilisés comme couteaux plus fins, des racloirs ou des pointes de lance. Ils ont ainsi mis en place de nouvelles méthodes pour tailler les silex exactement comme il leur plaisait.

Cette méthode de taille particulière, utilisée par les hominidés de Nesher Ramla, est connue sous le nom de « débitage Levallois ». Les preuves attestant de son utilisation sont souvent retrouvées aux côtés de vestiges d’Homo sapiens, sur une période qui s’est étendue il y a 140 000 à 80 000 ans. Des Hommes de Néandertal sembleraient l’avoir utilisé également en Europe.

Yossi Zaidner, archéologue à l’université hébraïque de Jérusalem, auteur principal de l’étude qui décrit les outils et également explorateur National Geographic, atteste de la complexité des techniques de fabrication observées à Nesher Ramla. « J’ai moi-même taillé quelques pierres. Je peux fabriquer des objets simples mais certainement pas des pointes Levallois, qui demandent une grande technicité. J’en suis toujours au niveau Homo erectus », plaisante-t-il.

La question reste d’expliquer la présence d’un hominidé à la petite boîte crânienne, similaire à celles des espèces Homo archaïques, capable de fabriquer des outils aussi élaborés. Certains des outils en pierre retrouvés à Nesher Ramla auraient-ils pu être laissés par des Homo sapiens, permettant à leurs cousins lointains et archaïques de découvrir comment les utiliser et les fabriquer ?

M. Zaidner estime que cette hypothèse a peu de chances d’être vraie. Premièrement, il souligne que les fragments crâniens ont été excavés au fond du gisement, profond de plus de 7 mètres. Cette disposition suggère que l’hominidé de Nesher Ramla est arrivé dans cette région bien avant l’Homo sapiens. Plus important encore, il pense que le débitage Levallois ne provient pas du Moyen-Orient mais d’Afrique. Certains des outils trouvés là-bas auraient pu être fabriqués par des espèces archaïques plutôt que par des Homo sapiens. Il est donc tout à fait probable que L’Homo sapiens ait appris cette technique de taille particulière auprès d’un hominidé plus ancien.

Selon cette théorie, les espèces plus primitives et plus modernes auraient donc interagi, indique Alison Brooks, archéologue à l’université George-Washington, qui n’a pas pris part à la nouvelle étude. 

« La complexité de cette technique est difficile à maîtriser sans entraînement poussé, idéalement on l’apprend grâce à un enseignement oral et visuel », assure Mme Brooks. Elle aussi pense que cette technologie est originaire d’Afrique.

M. Zaidner est du même avis. Il estime que les hominidés ayant acquis cette technique auraient migré vers d’autres groupes. Ils auraient alors transmis ce savoir-faire par démonstration et l’auraient répandu en Europe et au-delà.

 

ATTENTION : PAS DE NOUVELLE ESPÈCE

Lorsque les chercheurs ont analysé les caractéristiques des vestiges du crâne pour savoir où cet hominidé se situait dans l’arbre généalogique, ils ont été déroutés. Le spécimen ne semblait correspondre à aucune espèce d’Homo en particulier, pas même à Homo heidelbergensis, l’espèce « fourre-tout ».

Certains scientifiques pourraient alors être tentés d’affirmer que le crâne de Nesher Ramla appartient à une nouvelle espèce, déclare M. Hershkovitz. Néanmoins, il estime que ce ne serait pas utile.

« Nous pensons qu’il n’est pas exact, voire qu’il est inapproprié, d’affirmer qu’un spécimen aussi isolé soit une nouvelle espèce. Certes, il présente une combinaison de traits uniques. » Pourtant, il précise qu’il semblerait que ce phénomène soit courant chez les hominidés du Pléistocène moyen. « À nos yeux, il s’agirait de la présence de plusieurs types, pas de plusieurs espèces. »

Le climat instable au cours du Pléistocène moyen, enchaînant les périodes de grand froid avec des températures plus douces, a poussé les populations en Europe à se concentrer et à s’étendre. Lorsque les groupes d’hominidés se sont amoindris et isolés en raison de ces conditions difficiles, leurs corps et leur culture ont évolué selon leurs propres caractéristiques. Ultérieurement, lorsque les conditions climatiques se sont améliorées, les populations se seraient étendues, rencontrées et mélangées avec d’autres groupes d’hominidés. Ainsi, leur culture et leurs gènes ont pu être échangés. Selon M. Hershkovitz et ses collègues, c’est ce qui a engendré la mosaïque de caractéristiques observées chez les populations d’hominidés datées du Pléistocène moyen.

Les scientifiques considèrent que le groupe distinct auquel le détenteur du crâne excavé à Nesher Ramla aurait appartenu pourrait avoir joué un rôle majeur dans cette histoire. Puisque les conditions au Moyen-Orient à l’époque étaient plus stables que celles plus au nord, les populations de la région étaient sûrement plus grandes. Elles auraient potentiellement repeuplé les régions septentrionales lors du retrait des calottes glaciaires.

« Nous pensons que les individus Homo de Nesher Ramla ont été à l’origine de nombreux groupes apparus plus tard en Europe », soutient Rachel Sarig, anthropologue de la santé à l’université de Tel-Aviv et auteure d’une étude. La dent de Nesher Ramla, similaire à celles des Hommes de Néandertal, pourrait en être une preuve.

L’analyse génétique de l’hominidé de Nesher Ramla et de ses liens de parenté ne sera sûrement pas possible, déplore Mme May. « Dans un site à ciel ouvert où l’environnement est chaud tel que celui-ci, l’ADN se dégrade bien plus rapidement que dans les grottes ou dans les régions plus froides. »

Néanmoins, la datation et l’emplacement du fossile restent fascinants. Ses traits bien conservés aident à expliquer d’autres découvertes dans la région, difficiles à catégoriser jusqu’alors. Par exemple, la dent d’un hominidé trouvée dans la grotte de Qesem, à environ 32 km au nord. Elle est très similaire à celle de Nesher Ramla mais aussi bien plus ancienne. On estime qu’elle remonte à 400 000 ans.

Si cela indique que les hominidés du type de Nesher Ramla étaient déjà présents à cette époque, alors ils pourraient avoir également passé au moins certains de leurs gènes à un mystérieux groupe découvert à la Sima de los Huesos du nord de l’Espagne. Eux aussi présentent des dents très similaires, précise M. Herskovitz, qui dateraient sûrement de l’époque pré-néandertalienne.

Une analyse génétique des ossements de la Sima de los Huesos a révélé une parenté inexplicable avec les Hommes de Denisova en Sibérie. Peut-être qu’ils auraient hérité de caractéristiques communes par l’intermédiaire de la population de Nesher Ramla. En effet, il est possible qu’elle se soit mêlée aux ancêtres des Dénisoviens lorsqu’ils ont traversé le Moyen-Orient pour rejoindre l’Asie. « Nous pensons que les premiers membres du groupe de Nesher Ramla auraient commencé à migrer vers l’Europe il y a 400 000 ans », précise M. Hershkovitz.

Michael Petraglia de l’institut Max-Planck de science de l’histoire humaine reconnaît que ces trouvailles sont en accord avec l’idée selon laquelle « nous ne pouvons plus envisager notre évolution selon un modèle unilinéaire simple. Il y a eu de nombreuses expansions, concentrations et extinctions. »

Shara Bailey, paléoanthropologue à l’université de New York, convient que les fossiles mis au jour à Nesher Ramlar présentent « une combinaison de caractéristiques archaïques et typiquement néandertaliennes ». Elle ajoute toutefois qu’il « est toujours difficile de savoir si un fossile isolé est représentatif de ce à quoi ressemblait sa population ».

Quoi qu’il en soit, elle conclut que « nous commençons tous, du moins la plupart d’entre nous, à accepter que l’évolution de l’Homme au cours du Pléistocène moyen est bien plus confuse. C’est une [nouvelle] vision, qui a bien changé par rapport à celle [qui prévalait] il y a quelques années ».

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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