Grand reportage : dans les coulisses de la greffe de cornée

Plongée dans l'univers des banques d'yeux canadiennes, où la lutte contre la cécité s'organise notamment par la greffe de cornée.

De Nathalie Kinnard
Il faut prélever le globe oculaire ou la cornée dans les 24 heures suivant le décès. ...
Il faut prélever le globe oculaire ou la cornée dans les 24 heures suivant le décès. La cornée peut être conservée 14 jours tout au plus, dans une solution spéciale, avant d’être préparée pour la chirurgie.
PHOTOGRAPHIE DE Marie-Christyne Renaud / CHU de Québec - Université Laval

Il y a un peu plus d’un an, Monique Demers ne voyait pas les feux de circulation de loin. Les lumières de lampadaires prenaient la forme d’un halo. Et lorsqu’elle regardait la télévision, cette Québécoise de 72 ans ne distinguait plus les bandeaux d’information ou les publicités qui défilaient à l’écran.

Après une visite chez l’optométriste, elle ne fut pas surprise d’apprendre que ses yeux étaient affectés par la cataracte. Ce trouble survient lorsque le cristallin, cette petite lentille qui se charge de faire la mise au point, perd de sa transparence avec l’âge. La vision s’embrouille ainsi progressivement chez la plupart des gens de plus de 65 ans. Lors d’une consultation pré-chirurgie avec un ophtalmologiste, Mme Demers apprend avec étonnement qu’elle souffre également de la dystrophie de fuchs, une maladie qui affecte les cellules de sa cornée, la partie centrale de l’œil qui permet de faire passer la lumière. Elle est encore plus stupéfaite lorsque son médecin lui explique qu’il est possible de lui faire une greffe de cornée, provenant d’un donneur décédé, pour améliorer sa vision. « Je ne savais pas qu’on pouvait faire don de ses cornées, et encore moins les transplanter », avoue-t-elle.

Selon le Dr Mathieu Mercier, ophtalmologiste et cornéologue à l’Hôpital du Saint-Sacrement-CHU de Québec-Université Laval, peu de Québécois sont au courant du don des yeux et de la greffe de cornées. Pourtant, donner ses deux yeux peut rendre la vue à 26 personnes : deux cornées, ainsi que 24 morceaux de sclère ou blanc de l’œil.

 

DES TECHNIQUES DE PLUS EN PLUS POUSSÉES

Pour réparer les yeux de Mme Demers, le Dr Mercier a opté pour la transplantation d’une fine couche de cellules de la cornée, selon la technique DSAEK. « J’ai enlevé les cellules malades de l’endothélium ainsi que la membrane de Descemet, les deux couches inférieures de la cornée, pour les remplacer par un greffon d’une épaisseur de 0,1 à 0,2 millimètres », explique-t-il.

Anatomie et physiologie de l’œil humain - La cornée est constituée de cinq couches : l’endothélium (dans le fond de la cornée), la membrane de Descemet, le stroma (couche la plus épaisse, au milieu), la membrane de Bowman et l’épithélium (en surface). Selon Patrick Carrier, ce sont souvent les cellules de l’endothélium qui font défaut dans les maladies de la cornée.
PHOTOGRAPHIE DE Rhcastilhos, Wiki Commons

Pour obtenir cette pellicule de cornée, à peine plus épaisse qu’un cheveu, l’ophtalmologiste a pu compter sur l’expertise particulière des spécialistes de la Banque d’yeux. Ce sont eux qui préparent les cornées à transplanter, en pelant les différentes couches, comme on pèle un oignon. Pour la technique DSAEK dont a bénéficié Mme Demers, ils ont enlevé les couches supérieures pour ne garder que les deux couches basales ainsi qu’une mince partie de la couche du milieu appelée stroma.

« Avant, on greffait la cornée entière et le patient restait à l’hôpital entre 2 et 3 jours, raconte Patrick Carrier, spécialiste travaillant à la Banque d’yeux de Québec. Aujourd’hui, l’intervention se fait en chirurgie, en un jour ». Même chose pour la récente technique DMEK. Dans ce cas-ci, les spécialistes ne prélèvent que les deux couches au fond de la cornée. Le greffon est encore plus mince, entre 0,01 mm et 0,02 mm, soit 2,5 à 10 fois plus fin qu’un cheveu ! La Banque d’yeux de Québec est l’une des quatre banques canadiennes à préparer les cornées pour cette technique.

« Moins on greffe de tissu, moins on a de rejet, précise le Dr Mercier. Lorsqu’on greffait la cornée au complet, il y avait 20 % de risques de rejet. Avec la technique DSAEK, on tombe à 3 % et avec la technique DMEK, à 1 % ».

 

TROUVER PLUS DE DONNEURS 

Si Monique Demers avait été diagnostiquée il y a sept ans, soit en 2011, elle aurait dû attendre plus de cinq ans avant de pouvoir se faire greffer une cornée, car les banques d’yeux québécoises ne recevaient pas assez de globes oculaires. « Le délai d’attente a été réduit à trois mois en 2017, et on n’importe presque plus de cornées des États-Unis », révèle Patricia-Ann Laughrea, ophtalmologiste et directrice de la Banque d’yeux du Centre universitaire d’ophtalmologie au CHU-Université Laval. À titre de comparaison, le délai d’attente en France est de 3 à 6 mois, et de 6 à 18 mois en Suisse.

Le Québec a réussi ce tour de force en confiant à Héma-Québec la gestion du don des yeux au niveau provincial, au lieu de laisser les deux banques d’yeux de Montréal et Québec travailler en silo. Cet organisme responsable de la gestion des dons de sang, d’organes et de tissus humains avait comme mandat d’améliorer l’identification des donneurs potentiels et le prélèvement des cornées ou des globes oculaires dans les hôpitaux, laissant le soin aux banques d’yeux de qualifier et préparer les cornées pour les chirurgies.

Et c’est ce qui a été fait. De 2016 à 2017, par exemple, le nombre de cornées et de globes oculaires prélevés et utilisés pour la transplantation a augmenté de 21 %. Mais la tâche reste immense. « Il faut améliorer la capacité des hôpitaux à identifier les donneurs, par exemple, en formant mieux les différents professionnels dans les urgences et aux soins intensifs », signale Étienne Fissette, directeur de l’exploitation des tissus humains chez Héma-Québec.

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    PHOTOGRAPHIE DE Marie-Christyne Renaud / CHU de Québec - Université Laval

    L’identification de donneurs potentiels est le véritable talon d’Achille de la greffe de cornées. Sur 60 000 décès annuels au Québec, seulement la moitié sont des donneurs potentiels, car on écarte d’emblée les individus âgés de plus de 85 ans et ceux ayant certains antécédents médicaux. Pourtant, les hôpitaux ne recommandent qu’environ 5 000 donneurs annuellement. De ce nombre, la moitié deviendra de véritables donneurs après l’analyse de qualité des tissus.

    L’un des problèmes, selon M. Fissette, provient du processus entourant les dons d’organes. La loi oblige les hôpitaux à recommander tout donneur potentiel, mais elle ne sanctionne pas ceux qui ne le font pas systématiquement faute de temps, d’expertise ou de ressources. Aux États-Unis, par exemple, il y a des pénalités pour les hôpitaux qui faillissent à leur tâche d’identification des donneurs. Et leur système de don de cornées est évidemment beaucoup plus performant que celui du Québec. L’autre problème, c’est le consentement au don d’organes. Contrairement à des pays comme l’Espagne ou la France où tout le monde est considéré donneur sauf si la personne s’inscrit sur la liste de refus de dons d’organes, les Québécois sont, d’emblée, des non-donneurs. Ils doivent signer leur carte d’assurance maladie pour signifier qu’ils acceptent de céder leurs organes et leurs tissus. Plusieurs oublient de le faire malheureusement. Et même lorsque la carte est signée, la famille du défunt a toujours le dernier mot.

    « Il faut définitivement sensibiliser davantage la population aux dons d’organes, en particulier au don des yeux qui est très méconnu », conçoit Dr Laughrea. D’autant plus que la greffe de cornée est en croissance au Québec avec une hausse de 2 6% des chirurgies, qui s'explique en partie par le vieillissement de la population.

    Huit mois environ après sa greffe de cornée, Mme Demers sensibilise son entourage aux dons des yeux. « Sans ma greffe, j’aurais progressivement perdu la vue, rappelle-t-elle. Sachant qu’on peut aider plusieurs personnes à recouvrer la vue avec un don des yeux, je vais donner les miens sans hésiter ». Sa cornée ayant été greffée, elle ne pourra pas être réutilisée, mais sa sclère sera possiblement prélevée. De plus, si elle consent à ce que ses tissus et organes puissent servir à la recherche, ses cornées pourraient prendre le chemin du laboratoire et servir à l’avancement des connaissances sur les différentes maladies oculaires.

     

    Des yeux sous le microscope : les dons de yeux qui ne se qualifient pas pour la greffe ne sont pas inutiles ! Kim Santerre, étudiante au doctorat au Laboratoire de recherche en organogénèse expérimentale (LOEX), travaille sur ces cornées rejetées. Avec ses collègues, elle isole les cellules de la cornée pour les mettre en culture et étudier certaines maladies de l’œil. Ou encore, elle analyse l’iris pour comprendre l’effet du rayonnement UV. Le LOEX se spécialise également dans la fabrication de cornées à partir de cellules humaines. Les chercheurs se préparent ainsi à répondre à la demande grandissante de greffes de cornées, provoquée par une population qui vit de plus en plus longtemps.
    Nathalie Kinnard est une rédactrice et journaliste scientifique québécoise. Elle a fait de la vulgarisation scientifique sa principale expertise. Que ce soit pour des articles de journaux et de magazines, des textes pour les musées ou des livres scolaires, elle trouve les mots pour rendre les sciences accessibles à tous. Cet article est sa première collaboration avec National Geographic.
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