Dans les Pouilles, sur les chemins millénaires de la transhumance

Dans les Pouilles, en Italie, comme dans les Alpes et dans bien des régions du monde, la tradition de la transhumance demeure.

De Alexis Marie Adams, National Geographic
Photographies de Giuseppe Nucci
Publication 4 juin 2020, 09:51 CEST
Un troupeau de 300 têtes entre dans Castropignano, au dernier jour du passage des Colantuono.

Un troupeau de 300 têtes entre dans Castropignano, au dernier jour du passage des Colantuono.

PHOTOGRAPHIE DE Giuseppe Nucci

Tous les mois de juin, Nunzio Marcelli rassemble son troupeau de 1 300 moutons et quitte sa maison, près d’Anversa degli Abruzzi, un village médiéval de l’Apennin, dans le centre de l’Italie. En trois jours et quelque 50 km de marche, Marcelli, 65 ans, accompagné de ses bergers et de quelques invités curieux des modes de vie traditionnels de la région, mène les bêtes jusqu’à une prairie alpine d’altitude.

Le trajet de la ferme de Marcelli aux pâtures d’estive suit un tratturo – un mot qui désigne un chemin creusé par plus de 2 300 années de transhumance. Après les rues pavées d’Anversa, moutons et bergers crapahutent en direction des hauteurs. Ils zigzaguent entre des marées de fleurs sauvages, des forêts de vieux hêtres et de pins, et des villages de pierre en ruine.

Les bêtes demeurent là, se repaissant du riche fourrage des prairies d’altitude, sur les terrains publics que Marcelli loue pour l’été et le début de l’automne au district de Scanno, près du parc national des Abruzzes, Latium et Molise. Les bergers restent aussi sur place, avec leurs mastiffs des Abruzzes, pour surveiller le troupeau et le protéger des loups, ours et autres prédateurs.

Novembre venu, Nunzio Marcelli, ses bergers et, parfois, des hôtes de la ferme prêts à braver le froid de l’automne tardif, effectuent le chemin inverse pour ramener le bétail à la maison. Et, tous les ans, la tradition se maintient.

La transhumance (du latin trans [« à travers »] et humus [« terre »]), ce mouvement saisonnier d’aller-retour des Hommes et de leurs bêtes vers les pâtures d’été et d’hiver, s’accomplit depuis des millénaires dans des cultures pastorales du monde entier. Une tâche totalement utilitaire et pragmatique, guidée par la nécessité.

Le voyage des Colantuono entre les pâtures d’hiver et d’été appartient à une tradition partagée par des communautés du monde entier. L’Unesco a récemment reconnu la valeur culturelle de la transhumance.

PHOTOGRAPHIE DE Giuseppe Nucci

En décembre 2019, l’Unesco a même inscrit « la transhumance, déplacement saisonnier de troupeaux le long des routes migratoires en Méditerranée et dans les Alpes » sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité – et ce, au même titre que le chant byzantin, la musique reggae de la Jamaïque et le tango argentin. Les délégués italiens, grecs et autrichiens qui ont présenté une motion pour que la transhumance soit ajoutée à la liste de l’Unesco l’ont présentée comme «davantage qu’une simple profession pour ses pratiquants : un mode de vie».

À 120 km au sud-est de la ferme des Marcelli, Carmelina Colantuono produit lait et fromage comme trois générations avant elle. Elle pratique aussi la transhumance, mais à cheval. Elle rassemble les 300 vaches de sa famille, surtout de race podolica, pour un aller-retour de 180 km entre les pacages d’hiver et d’été. Son caciocavallo, un fromage riche du parfum des herbes grasses et sauvages des Pouilles et du Molise, est servi dans les restaurants de Rome à New York.

Partout où elle est pratiquée, la transhumance a façonné les paysages. Depuis des millénaires, des autels, des églises, des auberges, puis des villages, ont émergé le long des sentiers. Dans le Molise, la ville antique de Saepinum s’est développée le long d’un des principaux tratturi italiens. On raconte que le nom de la ville vient du verbe latin saepire (« enfermer »), d’après ses nombreuses bergeries ceintes de murs. Sur l’une des portes de la ville, une inscription remontant à 168 après J.-C. interdit aux gens de faire du mal aux bergers qui passent sur le tratturo.

En Grèce, les monopatia constituaient les uniques liaisons entre les villages de montagne et les localités côtières. Le long de ces chemins, le commerce était florissant.

Nous devons aussi à la transhumance le ioulement et le cor de montagne, ainsi que d’innombrables chants traditionnels, poèmes, fêtes et célébrations. À Madrid, tous les mois d’octobre, environ 2000 moutons sont escortés pour la Fête de la transhumance. Lorsque les bergers et leurs troupeaux atteignent le centre-ville, ils se rassemblent sur l’élégante place de Cybèle, aux sculptures et fontaines néoclassiques. Là, les bergers paient au maire, qui préside le spectacle, les 50 maravedís al millar – la redevance imposée en l’an 1418 par millier de têtes d’ovins.

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    Le 1er mai, la Festa dei Serpari a lieu à Cocullo, dans les Abruzzes. Les femmes portent des paniers de pain et les serpari (chasseurs de serpents) vont draper la statue du patron saint Domenico di Sora dans des rouleaux de serpentins. Cette fête est née de la transhumance et des serpents rencontrés en chemin.

    PHOTOGRAPHIE DE Giuseppe Nucci

    Des recherches ont montré que, de l’Espagne au Tyrol, via les pâtures boréales de Norvège, les chemins de transhumance favorisent la biodiversité. En effet, ils relient les prairies et les forêts dans des régions souvent fragmentées par le développement et l’agriculture intensive.

    Ces chemins offrent aussi des couloirs de migration pour la faune sauvage, ainsi qu’un habitat pour des animaux et des plantes. Une étude a été menée sur le « savoir écologique traditionnel » des bergers transhumants en Espagne. Elle avance que leur connaissance de la flore, de la faune et des phénomènes naturels, qui résulte d’une culture en contact direct avec l’environnement depuis des générations, les aide à s’adapter au changement environnemental et à agir en intendants efficaces de la terre.

    Quand il était enfant, raconte Nunzio Marcelli, on lui disait: «Si tu n’étudies pas, tu vas devoir faire paître les moutons.» Mais c’est bien ce qu’il a voulu. Pendant ses études d’économie et de commerce, à l’université La Sapienza de Rome, il a rédigé un mémoire sur l’utilisation de méthodes durables d’élevage des moutons pour stimuler l’économie des Abruzzes rurales.

    Un chien de berger des Abruzzes surveille son troupeau, à la foire aux moutons annuelle quise tient à Fonte Vetica.

    PHOTOGRAPHIE DE Giuseppe Nucci

    En 1977, trois ans avant de terminer sa thèse, il est rentré chez lui et a commencé à élever des moutons. Manuela Cozzi l’accompagnait et, ensemble, ils ont lancé leur ferme, appelée La Porta dei Parchi. Marcelli et Cozzi dirigent désormais la ferme avec leur fille, Viola, 34 ans, et leur fils Jacopo, 32 ans. Animée par la même passion qui a inspiré ses parents, Viola, après des études de peinture et de design à Florence, est devenue la fromagère en chef de la ferme et la cuisinière de son restaurant. Elle est aussi à la tête de la coopérative ovine régionale.

    « Autrefois, il y avait des millions de moutons dans les Abruzzes, raconte-t-elle. Maintenant, ils sont peut-être 200 000. Nous élevons des moutons en espérant inciter d’autres à faire de même. Nous pratiquons la transumanza, car elle est bonne pour les animaux et pour cet endroit. Elle fait partie de la culture de cette montagne, et nous ne voulons pas que cette culture meure. »

    À San Marco in Lamis, les sonnailles historiques pendent sur une clôture, avant le départ de la famille Colantuono et de leur troupeau pour la transumanza. La famille mène son troupeau sur 180 km en quatre jours, depuis les Pouilles jusqu’aux estives du Molise. Les sonnailles aident les bergers à retrouver les animaux égarés et symbolisent les liens de la famille avec cette tradition agraire.

    PHOTOGRAPHIE DE Giuseppe Nucci

    La transhumance fait face à de nombreux défis: le changement climatique, qui peut transformer les herbages, mais aussi les évolutions de la démographie, ainsi que les révisions des politiques foncières et des schémas d’aménagement du territoire. Avec le temps, des chemins pour les troupeaux et le bétail sont devenus des routes ; d’autres croisent dorénavant des nationales ou des voies ferrées. Des prairies deviennent des terres agricoles. Et les jeunes, peu motivés par la perspective de perpétuer le moyen de subsistance traditionnelle de leur famille, quittent les villages.

    Les tratturi sont des propriétés publiques. Mais Carmelina Colantuono doit demander tous les ans des permis pour traverser les grandes routes et passer par les villes et villages, avant d’emmener le troupeau familial dans les Pouilles et de l’en ramener. Et, outre les prédateurs du bétail, estime Nunzio Marcelli, les hommes politiques constituent un autre défi, car, estime-t-il, ils ne sont pas favorables aux paysans.

    Viola Marcelli espère que la décision de l’Unesco aidera à rendre la transhumance – et l’agriculture à petite échelle en général – plus viable pour sa famille et d’autres.

    « Être fermier, c’est un métier dur », dit-elle. Mais, ajoute-t-elle, surmonter les obstacles en vaut la peine. «Les moutons, les pâturages, le lait, le fromage que nous fabriquons, la transumanza, tout cela fait partie des Abruzzes et de l’Italie depuis des millénaires. Ils sont la force vitale de cet endroit. Ils sont l’âme des gens d’ici. »

     

    Extrait de l'article paru dans le numéro 248 du magazine National Geographic.

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