Voyage : Philadelphie, l'art en poupe

Électrique, éclectique, fidèle à elle-même, la première capitale américaine revient sur le devant de la scène dans une explosion créative.

De Johnna Rizzo, National Geographic
Photographies de Dina Litovsky
Publication 22 juil. 2021, 11:41 CEST
Au cœur de Philadelphie, la visite du Love Park est incontournable. Baptisé John F. Kennedy Plaza, ...

Au cœur de Philadelphie, la visite du Love Park est incontournable. Baptisé John F. Kennedy Plaza, cet espace a reçu son surnom en 1976, après l’installation de la sculpture « Love » créée par Robert Indiana.

PHOTOGRAPHIE DE Dina Litovsky

Lee Esposito me raconte le premier dîner que sa femme lui a préparé : des arancini, ces boulettes de riz à la sicilienne, farcies et frites, de la taille d’une orange. Ses mains bougent plus vite que ses lèvres. « On aurait dit du caoutchouc, avoue-t-il, mais la conversation était délicieuse. »

Près de quarante années ont passé et Lee et Mariella ont toujours bon pied bon œil. Solide et énergique, elle possède et gère Fante’s, un magasin d’ustensiles de cuisine dans l’Italian Market de South Philadelphia. De l’autre côté de la rue, son mari coupe, hâche de la viande, et, restant fidèle à son statut de patriarche de l’Esposito Meat Market, se fait hâbleur pour toujours séduire la clientèle.

Au milieu des étals bordant South Ninth Street, les Esposito ont vu le plus ancien marché en plein air d’Amérique s’étendre, se diversifier, en accueillant de nouvelles générations d’immigrants venus de très loin, bien au-delà des frontières de l’Italie. Aujourd’hui, d’anciennes maisons comme Di Bruno Bros – un temple du fromage et du salami – voisinent avec des nouveaux-venus comme South Philly Barbacoa et ses plats mexicains. À quelques rues de là, une enclave cambodgienne propose de savoureuses nouilles.

En tant qu’Italo-Américaine de deuxième génération, je suis sensible à l’atmosphère de la communauté historique de South Philly. Dans les rayons de Fante’s, j’effleure du bout des doigts les arêtes des machines à gnocchi et je caresse la fine dentelle des fers à pizzelle étincelants, comme le faisait jadis ma nonna, ma grand-mère. Les traditions de mon vieux pays m’émeuvent. Mais je suis attirée par le miroitement de nouvelles possibilités et de promesses de réinvention.

Ce genre d’étincelles ne manque pas à Philadelphie. La ville mêle peintures murales vibrantes de vie, œuvres métalliques scintillantes, mosaïques multicolores, installations lumineuses kaléidoscopiques, collectifs d’artistes installés dans des garages et – que Dieu vienne en aide à ma nonna – un quartier, autrefois traditionnellement italien, accueille désormais des cafés végétaliens punk metal.

Une peinture murale dans East Passyunk, un quartier de South Philly, longtemps un bastion de la communauté italo-américaine, rend hommage aux crooners bien-aimés de la ville : Frankie Avalon, Chubby Checker et Bobby Rydell.

PHOTOGRAPHIE DE Dina Litovsky

Pensez à Detroit, Cleveland et Cincinnati : ce sont des villes post-industrielles qui renaissent en se réinventant grâce à leur élan créateur. Philadelphie fait de même, mais en mieux. Cet outsider plutôt mal parti a un cœur d’or et – comment éviter la référence à Rocky – l’œil du tigre. Lentement mais sûrement, elle est passée du statut de puissante cité industrielle de la première moitié du siècle dernier à celui de ville habitée par de talentueux créateurs. On en voit partout les signes.

 

L’ÉCOLE RÉINVENTÉE

Les titans de la créativité d’aujourd’hui travaillent à petite échelle. Ainsi, le BOK, un collectif de petites entreprises et d’espaces artistiques, s’est installé dans une ancienne école professionnelle. Le jour, la ruche des studios du BOK reflète la renaissance de la ville, portée par ce genre de visionnaires.

Au sous-sol, des bouteilles recyclées se muent en objets de verre, un magasin de vélos propose des moyens de transport artisanaux et du bacon est fumé à la main. Aux étages supérieurs, on découvre des graveurs, des photographes, des architectes, des groupes de musique comme The War on Drugs qui s’affairent, et même un tisserand fabriquant de modernes Mondrian à partir de bouts de laine. Un artiste du nom de Ricardo, du studio KLIP Collective, utilise des installations lumineuses pour couvrir la ville de nappes de couleurs dansantes et vibrantes.

En précisant qu’il ne peut se contenter de produire des effets lumineux purement formels. Son travail doit être réel, il doit absolument avoir quelque chose à dire. « On ne peut pas faire semblant ici, insiste-t-il, admiratif de la perspicacité de sa ville natale. On ne peut pas tromper ces gens. » Le soir, l’effervescence gagne les toits de South Philly, tandis que les teintes rougeoyantes du coucher du soleil se glissent dans les replis des rues.

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    Le One Liberty Place, le BNY Mellon Center et le Comcast Center, le nouvel hôtel Four Seasons comptent parmi les gratte-ciel les plus emblématiques du centre-ville.

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    Les deux bars sur le toit du BOK offrent une vue imprenable sur la skyline du quartier : le BOK Bar propose des cubes colorés en guise de sièges et les graffitis des anciens étudiants ont été intégrés à la déco de l’Irwin’s.

     

    SI LES MURS POUVAIENT PARLER

    Philadelphie porte son passé en bandoulière. L’histoire de la ville s’affiche dans des lieux de légende, comme par exemple, Rittenhouse Square, un parc aux arbres imposants, bercés par le gargouillis des fontaines qui se trouvent là.

    Mais en grattant la surface, vous pourriez trouver ce que la créatrice de mode d’origine albanaise Bela Shehu décrit comme « des hooligans de luxe squattant un espace ». C’est ainsi qu’elle décrit les Private Schools, les événements éphémères dédiés à la mode qu’elle organise. « Créer pour faire quelque chose de différent a toujours été dans l’ADN de la ville », dit-elle depuis son atelier de Rittenhouse Square, NinoBrand, où elle fabrique des vêtements chics aux silhouettes avant-gardistes et urbaines. Au début des années 2000, Shehu a profité de la fermeture des grands magasins pour se tailler un espace créatif.

    Isaiah Zagar est une autre figure de proue de la création à Philadelphie. Depuis plus de cinq décennies, il installe des mosaïques – composées de miroirs, de poteries mexicaines, de vieilles bouteilles de vin et de poupées en céramique – qui scintillent et captent le soleil le long des petites rues de South Philly. Dans ses Magic Gardens, les chefs-d’œuvre de Zagar remplissent l’espace extérieur sur trois étages, transportant le visiteur dans un lieu pas tout à fait terrestre. 

    Née en Albanie, où elle fabriquait souvent ses propres vêtements, la créatrice Bela Shehu est venue aux États-Unis dans le cadre d’un programme d’échange universitaire. Une boutique locale ayant repéré sur elle les vêtements qu’elle créait, elle a saisi l’opportunité de lancer sa propre marque, NinoBrand, située à Rittenhouse Square.

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    Les peintures murales sont devenues la carte de visite de Philadelphie, un signe et peut-être un catalyseur du renouveau de la ville. Il y a trente-cinq ans, la fondatrice de Philadelphia Mural Arts, Jane Golden, a commencé son travail de fonctionnaire municipale par un projet de lutte contre les graffitis. Elle a transformé les graffeurs en fournisseurs d’art public, mettant de la couleur sur des toiles de plusieurs étages. « C’est notre histoire et elle se vit au présent », souligne-t-elle. À ce jour, la ville compte plus de 4 000 peintures murales. Chacune d’elles a été composée avec la participation du quartier où elle a été installée, afin de refléter le plus fidèlement possible la communauté où elle s’épanouit.

    « L’acte créatif a un impact extraordinaire, non seulement sur les personnes qui regardent les œuvres d’art, mais aussi sur celles qui les créent », explique Jane Golden. Certaines œuvres deviennent des conversations qui expriment un désir ou un besoin. « Il y a des demandes de peintures murales qui dénoncent la violence armée, donnent une voix aux immigrants, révèlent l’identité d’une communauté ou la peur de la gentrification. Les habitants veulent dire : Voilà ce que nous sommes. »

    On peut voir les œuvres de l’armée d’artistes de Golden à tous les coins de rue. Et on surprend parfois des mains en pleine activité. J’ai moi-même aidé, un jour, à tamponner des pois roses sur le centre communautaire d’un parc, avec des dizaines d’autres bénévoles. Certaines peintures sont gigantesques, notamment une fresque datée de septembre 2019 qui s’élève sur 18 étages au-dessus de la rivière Schuylkill, rappelant l’audace des artistes et des bénévoles. La plupart des créations mesurent 10 par 20 m ou plus. D’autres surgissent dans le dédale de rues qui entourent Walnut et Locust, au centre de la ville, dans des ruelles si étroites qu’on semble frôler les bâtiments des épaules. Une échelle intime qui permet d’apprécier l’art de rue.

     

    L’UNIVERS DES ÉPICES

    L’enseigne au néon orange de Geno’s, le baron du cheesesteak (un sandwich au bœuf et au fromage typique de Philadelphie), attire toujours la clientèle, mais la nourriture de la première capitale des États-Unis se réinvente à un rythme effréné. Née à Philadelphie, Nicole Marquis, la propriétaire du restaurant végétalien Charlie Was a Sinner, sert des boulettes de viande sans viande, et Grindcore House donne au café et aux pâtisseries végétaliennes une autre dimension en les enveloppant dans des rythmes frénétiques de heavy metal.

    Au Suraya, à l’autre bout du spectre sonore, des pétales de rose lévitent sur de la mousse de chai. Ce café et restaurant libanais végétarien semble avoir été arraché à une ville-étape de la Route de la soie pour être délicatement posé au cœur du quartier très branché de Fishtown.

    Les files d’attente qui s’étirent le long de la façade bleu vif du restaurant indonésien le Hardena donnent à réfléchir à ceux qui envisagent d’abandonner définitivement les cheesesteaks. Les clients fidèles de ce minuscule établissement de South Philly attendent patiemment les currys aux couleurs vives, le savoureux bœuf rendang et les salades de cacahuètes épicées.

     

    AVENUES ÉLECTRIQUES

    « Qu’est-ce que vous aimez à Philadelphie ? », ai-je demandé à mon chauffeur de taxi alors que nous contournions l’Hôtel de ville. Cœur battant de Philadelphie, ce bâtiment marque le point de départ d’artères qui irradient dans tous les quadrants de la cité. La réponse du chauffeur a été quelque peu machinale : « J’ai vécu ici toute ma vie. » Tout d’abord, cela m’a semblé être une manière polie de ne pas répondre. Mais, ayant récemment quitté Brooklyn pour effectuer un pèlerinage à travers l’Amérique, je sais que le sentiment d’être chez soi n’oblige pas à davantage d’explications.

    Un menu spécial du restaurant indonésien Hardena, permet aux convives de déguster plusieurs plats dans une seule assiette, notamment le bœuf rendang.

    PHOTOGRAPHIE DE Dina Litovsky

    Selon une étude de l’université de Pennsylvanie, depuis 2011 les villes américaines se développent plus rapidement que les banlieues. Avec environ 4 247 habitants au km2, Philadelphie a la deuxième plus forte densité de population des États-Unis, et ses quartiers doivent leur animation et leur essor en grande partie aux millennials et aux immigrants.

    Cette croissance n’a pas que des bons côtés mais une étude menée en 2012 par CityLab montre que si le tissu urbain de Philadelphie gagne en densité, il s’étoffe aussi dans un domaine où l’ineffable le dispute à la transcendance : le bonheur. 

    « Love », la sculpture écarlate de Robert Indiana, illumine la place à qui elle a donné son nom. Le lieu est si apprécié, que depuis 2018 des cérémonies de mariage y sont célébrées. En face de « Love » se trouve une autre sculpture datant de 2019. « I love Philly » célèbre les immigrants et attire un flux constant d’instagrameurs en turbans, sarongs, saris aux couleurs pastel et autres tenues traditionnelles de leur pays d’origine. À mi-chemin entre les deux sculptures, je m’assois sur une chaise en rotin rouge et je regarde un jeune garçon s’amuser à faire des allers-retours entre les jets d’une fontaine. C’est une place foisonnante de vie, qui incite les visiteurs comme les habitants à s’arrêter et à participer au grand tableau animé.

    Chaque mois, douze heureux couples peuvent décrocher — premier arrivé, premier servi — l’un des créneaux horaires des « Mariages du mercredi » et, en payant 50 dollars, une cérémonie de 30 mn devant l’emblématique sculpture «Love» de Philadelphie.

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    Du haut de sa statue, William Penn, le fondateur de la ville, préside la fête, main levée, comme si elle était toujours prête à ébouriffer avec tendresse les cheveux des habitants de sa création.

    Longtemps ville manufacturière, Philadelphie s’est trouvée privée d’une partie de ses activités lorsque les États-Unis, dans les années 1960, ont commencé à passer de la production de biens à la prestation de services. Mais la cité continue à s’épanouir grâce à d’innombrables impulsions aussi avisées que décalées. Tournez au coin de la ruelle derrière Pat’s King of Steaks et vous serez ébloui par une peinture murale au néon « Electric Street ». Une version plus grande, « Electric Philly », installée à l’automne 2019 dans un passage couvert, relie Franklin Square au quartier des entrepôts, dans le nord.

    Leur créateur, David Guinn, dit être motivé par la possibilité d’interagir avec l’ossature de la ville. Grâce à ses installations lumineuses, il crée des liens entre les quartiers en remplissant les espaces laissés vides ou négligés. Il relie ainsi les morceaux de Philadelphie et confie à ses œuvres d’art le soin de transporter les spectateurs d’un endroit à l’autre.

    S’avançant sur le fleuve Delaware, tout à côté du pont Benjamin Franklin, le Race Street Pier est un lieu idéal pour pratiquer le jogging et le yoga.

    PHOTOGRAPHIE DE Dina Litovsky

    Promenez-vous sur l’avenue Passyunk (prononcez Pash-unk), – en passant devant des boutiques, des restaurants et une jolie fontaine baptisée la Fontaine chantante, dont on disait autrefois qu’elle produisait des notes de musique – et vous aurez droit à une leçon d’éclectisme. Comme le chapeau du Chapelier fou d’Alice au Pays des Merveilles, Philly Typewriter couronne East Passyunk. C’est le genre de boutique anachronique où l’on n’en finit pas d’écarquiller les yeux. « La plupart des gens voient ici des objets dont ils ont seulement entendu parler ou qu’ils ont découverts dans des films », explique le propriétaire Brian Kravitz, un homme connu de tous pour garder son chapeau d’aventurier à la Indiana Jones en toutes circonstances, et dont l’amour des machines à écrire est contagieux.

    Alors que je parcours les rayons de cette surprenante boutique, je suis charmée par ces machines – je suis une écrivaine après tout – et par les petits mots qu’elles ont inspirés à ceux qui ont flâné ici avant moi. « Olivia est passée », dit l’un d’eux. « Je m’amuse tellement », dit un autre. Idem pour moDésormais, libérée de la nécessité de fabriquer ce dont le monde a besoin, Philadelphie semble avoir retrouvé son esprit révolutionnaire pour faire ce qui lui tient vraiment à cœur. Et pendant ce temps, le monde la regarde.i.

    Je suis tentée de taper une ode aux charmes de Philadelphie. Mais, soudain, je me souviens de quelque chose que Guinn m’a confié la veille : « Je ne dirais pas que c’est une ville charmante. C’est une ville qui essaie juste d’être elle-même. »

    Depuis 2014, le Spruce Street Harbor Park revitalise le front de mer. Au parc estival de Penn’s Landing, on profite de concerts.

    PHOTOGRAPHIE DE Dina Litovsky

    Article publié dans le numéro 23 du magazine National Geographic Traveler. S'abonner au magazine.

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