À Bangkok, la renaissance des rives du fleuve Chao Phraya

Les quartiers historiques réhabilités, situés le long du fleuve Chao Phraya en Thaïlande, retrouvent peu à peu leur animation d’antan.

De Rachna Sachasinh
Publication 16 mars 2022, 09:20 CET
Bhumibhol suspension bridge

Le pont suspendu Bhumibol enjambe le fleuve Chao Phraya, à Bangkok en Thaïlande. Les quartiers historiques situés le long de ses rives sont en pleine renaissance culturelle et commerciale.

PHOTOGRAPHIE DE Tassaphon Vongkittipong, Getty Images

Le Chao Phraya traverse la ville de Bangkok en une série de boucles à travers les quartiers historiques de la ville. Il passe par des temples bouddhistes, des palaces étincelants et d’humbles pavillons en teck vacillants au bord de l’eau.

Le fleuve se faufile au milieu des toits courbés des sanctuaires chinois, des flèches des églises chrétiennes, des minarets des moquées et des shophouses, ces propriétés qui accueillaient, et accueillent toujours, les familles d’immigrés de Chine, d’Inde, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud-Est. Dès le 19e siècle, elles se sont installées le long des rives du fleuve pour y vendre du teck, des tissus, des pierres précieuses et des épices.

Pour la plupart des gens, les enchevêtrements du fleuve relient la capitale thaïlandaise à ses frontières historiques. Pour ma famille d’immigrés et moi-même, le Chao Phraya fait le lien avec le pays où je me sens chez moi. Parmi ses communautés riveraines se trouvent les quartiers khaek, plus petits. Ces enclaves accueillaient des immigrés. Ils tirent leur nom du mot thaïlandais pour « invité » ou « visiteur ». Khaek représente également les Indiens thaïlandais. C’est-à-dire moi. Née dans un quartier situé le long des rives en 1969, de parents indiens sikhs, j’ai grandi à Bangkok. Je vis désormais à Chiang Mai, en Thaïlande, à plus de 700 km au nord de la capitale.

Bien que ma famille ait quitté Bangkok dans les années 1970, son fleuve semble chercher à me récupérer sans cesse. Chaque fois que je me rends dans la capitale, je saute dans un ferry en direction du vieux marché aux amulettes, à Maharaj Pier. À Ratchawong, là où ma famille vivait, j’en profite pour savourer un lod chong Singapore, des sortes de nouilles gélatineuses dans un lait sucré.

Ces temps-ci, les quartiers riverains semblent un peu usés par le temps. Malgré tout, des artistes et des entrepreneurs commencent à redécouvrir et raviver mes anciens territoires de prédilection. Aussi, le Chao Phraya, qui reste le cœur de mon récit, se retrouve à nouveau au centre de Bangkok.

 

DES ENCLAVES D’IMMIGRÉS LE LONG DU FLEUVE

Bangkok est un mot-valise composé de ban ou bang, qui signifie village, et makok, prune, l’ancien nom de la colonie. En 1782, la nouvelle capitale a été rebaptisée Siam, lorsque le roi Rama Ier y a établi les fondations du Palais royal de Bangkok, au bord d’un vaste coude du fleuve vers l’ouest. Vaguement inspiré d’Ayutthaya, l’ancien siège du royaume situé à plus de 100 km en amont, le palais est situé sur une portion d’un vaste fossé qui alimente un réseau de canaux, aussi appelés klongs. C’est cette particularité qui a valu à Bangkok le surnom de « la Venise de l’Orient ».

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Voici l’Icon Siam, un centre commercial de luxe étincelant, figurant parmi les nouveaux aménagements des rives du Chao Phraya à Bangkok.

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Cette prise de vue aérienne de Bangkok met en lumière les courbes du Chao Phraya.

Photographies de Arun Roisri, Getty Images

Au musée du Siam, tout près du palais, des cartes anciennes et des daguerréotypes teintés de sépia illustrent l’évolution des rives de la nouvelle capitale. Vers la fin du 19e siècle, le roi Rama V s’est engagé dans le commerce international et a fait construire des palais néoclassiques et des résidences au bord de l’eau, et notamment l’ancien bâtiment des douanes, vers 1888. Ce superbe monument palladien, autrefois le premier point d’arrêt des navires qui entraient dans Bangkok, s’est reconverti en hôtel de charme.

En 1867, la Charoen Krung Road a été ouverte. Il s’agissait de la première route pavée de la ville, parallèle au fleuve. Les marins français, portugais et chinois, qui commerçaient avec Siam depuis le 16e siècle, ont été rejoints par les marchands britanniques, indiens et du Moyen-Orient. Ils se sont établis en communautés au sud du Palais royal, à mi-chemin entre les rives et la Charoen Krung Road.

Dans les années 1920, mon grand-père, Hakim Singh Sachdev, un indien sikh originaire du Pendjab, a remonté le Chao Phraya. Déjà à cette époque, la ville portuaire fluviale était en pleine effervescence. Des jonques chinoises, des péniches siamoises et des navires européens transportaient du riz, des épices et du teck de part et d’autre du fleuve. Le long de ses rives, les musulmans Bohras négociaient le verre et les textiles imprimés pendant que les Indiens échangeaient des tissus en coton fabriqués en Angleterre. Des sampans en bois étroits abritaient des marchés flottants, sillonnant sur les canaux.

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    La Charoen Krung Road à Bangkok est bordée de shophouses historiques érigées par les immigrés indiens, portugais et chinois.

    PHOTOGRAPHIE DE Gonzalo Azumendi, laif/Redux
    Droite: Fond:

    Dans le quartier de Ratchawong, cette shophouse à l’architecture soignée est couverte d’une peinture éclatante.

    PHOTOGRAPHIE DE John S Lander, LightRocket/Getty Images

    Alors que la plupart des immigrés indiens se sont installés à Phahurat, la « Little India », mon grand-père, lui, a posé ses valises à Ratchawong, un quartier voisin. Dans une zone animée, remplie d’entrepôts et de commerçants, il y a bâti une entreprise textile florissante dans une shophouse, à moins de 100 mètres du Ratchawong Pier.

    Même si la Thaïlande est réputée pour être une terre chaleureuse et accueillante, mon grand-père et ses camarades immigrés étaient appelés khaek ou farang, désignant les étrangers européens. Ce nom soulignait leur statut de citoyens étrangers. La génération de mon grand-père ne semblait pas le remarquer.

    Dans les années 1960, alors adulte, mon père s’est écarté de son éducation sikhe conservatrice et du sobriquet de khaek. Il a adopté le tempérament décontracté des Thaïlandais et fréquenté des politiciens locaux et des correspondants étrangers au Bamboo Bar de l’hôtel Mandarin Oriental. Il a même changé son nom, Sinderpal Singh Sachdev, d’origine pendjabi, pour un nom thaïlandais, Surin Sachasinh.

    Dans les années 1970, la fin de la guerre au Vietnam a déclenché un essor de la construction loin du Chao Phraya. Ma famille, comme de nombreux Indiens sikhs, a déménagé dans le quartier de Sukhumvit, plus huppé, situé à quelques kilomètres à l’est du fleuve. Les canaux étaient bondés. Ils se sont transformés en routes. Les marchés flottants ont été relocalisés en périphérie de la ville. Le Chao Phraya s’est retiré en arrière-plan.

     

    LE RENOUVEAU DU FLEUVE

    Les premiers signes de renouveau le long du fleuve ont commencé à apparaître vers 2016. Duangrit Bunnag, un célèbre architecte thaïlandais, a déménagé ses bureaux du quartier chic de Sukhumvit à celui de Khlong San, alors passé de mode. C’était un ancien quartier d’entrepôts musulmans et chinois situé en bord de fleuve. M. Bunnag a transformé une ancienne fabrique de glace pour en faire son siège. Il y a ajouté une galerie d’art et des restaurants, et l’a nommé The Jam Factory. Peu après, à Bang Rak, quartier multiculturel sur l’autre rive, il a transformé une série d’entrepôts des années 1940 et a ouvert Warehouse 30, un complexe accueillant des boutiques, des espaces de réception et des cafés.

    À l’époque, les locaux plaisantaient en disant que l’architecte aurait tout aussi bien pu aller sur la Lune. Néanmoins, ses nouvelles activités ont attiré une multitude de Bangkokiens et de touristes jusqu’au fleuve. Nombre d’entre eux s’y rendaient pour la première fois.

    Certains locaux n’avaient jamais quitté les lieux. Les anciens commerces thaïlandais et européens, ainsi que les marchands de pierres précieuses indiens étaient toujours en activité. Les habitants se rendaient dans les quartiers riverains du Chao Phraya pour visiter les anciens sanctuaires familiaux, assister à des festivals ou encore disperser des cendres dans le fleuve.

    Construit vers la fin du 18e siècle, le Palais royal de Bangkok repose sur l’un des coudes du Chao Phraya. Il abrite des maisons royales, un temple et les bureaux des membres du gouvernement.

    PHOTOGRAPHIE DE Prasit Rodphan, Alamy Stock Photo

    Le quartier culturel fraîchement ranimé se situe à l’extrémité du Charoen Krung, dans les quartiers de Bangrak et Talad Noi. Le développement avance progressivement sur les deux rives du fleuve. Y naissent de nouveaux lieux, comme ATT19, une école chinoise vieille d’un siècle transformée en galerie d’art. Les expositions abordent en profondeur de nombreux sujets, notamment l’identité, la religion et le rôle des femmes au sein de la société thaïlandaise. Le Thailand Creative and Design Center est hébergé dans le bâtiment du Grand Post Office. On y retrouve des festivals d’art de rue et la Bangkok Design Week, tenue chaque année.

    À Talad Noi, les vieilles cuisines des shophouses servent le « jok » traditionnel (gruau de riz) et de la soupe de nouilles au canard. Juste à côté se trouvent des nouveaux venus, comme Samlor, où le chef Napol « Joe » Jantraget apporte une touche internationale aux plats des campagnes thaïlandaises. Un peu plus loin dans la Charoen Krung Road, bordée d’entrepôts d’épices situés dans la zone de Soi Nana, se trouvent les établissements de nuit. Le Tep Bar, un lieu très branché, propose de la liqueur distillée à partir de ya dong, des herbes traditionnelles. Il offre également des concerts où sonnent les instruments traditionnels thaïlandais.

    Sur la rive ouest près du Pont du Memorial, les visiteurs peuvent redécouvrir Kudi Jeen, un ancien établissement portugais érigé au 18e siècle, l’église de Santa Cruz et les célèbres gâteaux khanom farang kudi jeen, où se croisent les saveurs portugaises, chinoises et thaïlandaises. Un court trajet en taxi fluvial vers Khlong San amène à Lhong 1919, où se dévoilent galeries d’art, boutiques et restaurants occupant aujourd’hui une série d’entrepôts du 19e siècle réhabilités et ornés de peintures murales fantaisistes.

     

    RETOUR AUX SOURCES

    La renaissance culturelle n’a pas encore atteint mon quartier d’enfance, Ratchawong. La shophouse de notre famille est devenue une banque. Au coin de la rue, la Song Wat Road semble figée dans le temps, avec ses shophouses sino-portugaises, ses boutiques d’épices et ses pavillons en teck arborant des colonnes corinthiennes. Les fidèles entrent et sortent de la mosquée Luang Kocha Itsahak, des temples chinois et du Wat Pathum Khongkha, un temple du 16e siècle où les princes rebelles étaient autrefois exécutés. Siri Guru Singh Sabha, le gurdwara sikh où je passais mes dimanches matin, se trouve à tout juste cinq minutes à pied.

    Cette photo de la fin des années 1960 nous montre l’auteure dans les bras de son grand-père, qui a immigré à Bangkok depuis l’Inde vers le début du 20e siècle.

    PHOTOGRAPHIE DE AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE RACHNA SACHASINH

    Après le Ratchawong Pier, le Chao Phraya se fond dans le décor parmi les nouveaux commerces, notamment un hôtel Four Seasons, l’hôtel Capella Bangkok et l’immense centre commercial de luxe, Icon Siam. Pourtant, mon grand-père et mon père reconnaîtraient encore les bateaux à longue queue colorés qui se faufilent sur le fleuve et les maisons aux toits en taule le long de ses rives.

    Lors de ma dernière visite, j’ai pris le ferry depuis le pont Taksin jusqu’à la jetée de Tha Tien, près de Wat Pho, ou le temple du Bouddha couché. Une fois sur place, j’ai déambulé dans les ruelles étroites, me frayant un chemin à travers les marchés de tissus et d’alimentation bondés de Phahurat à Ratchawong, puis à Chinatown.

    En temps normal, je termine ma balade au Bamboo Bar, pour porter un toast à mon père défunt. Toutefois en décembre dernier, j’ai traversé le fleuve jusqu’à Khlong San. J’y ai découvert un nouveau café, My Grandparent’s House.

    Dans ce bâtiment du 20e siècle, autrefois une usine de sauce de poisson et une pension de famille pour les immigrés chinois, j’ai siroté un matcha latte, tout à fait représentatif de notre 21e siècle. Mon père et mon grand-père n’auraient peut-être pas reconnu ma boisson, mais ils se seraient sentis tout à fait comme chez eux au milieu des murs en teck patinés et des perspectives sur le fleuve.

    Rachna Sachasinh rédige des articles autour du voyage et de la culture. Elle est basée à Chiang Mai, en Thaïlande. Retrouvez-la sur Instagram.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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