Voyage : AlUla l'éternelle

Riche d'un patrimoine historique millénaire, l'Arabie Saoudite s'ouvre aux touristes.

De Manon Meyer-Hilfiger, National Geographic
Photographies de Emanuela Ascoli
Publication 29 juil. 2022, 11:30 CEST
Qasr al-Farid est le tombeau le plus emblématique d’Hégra. L’inscription gravée sur la façade dit : ...

Qasr al-Farid est le tombeau le plus emblématique d’Hégra. L’inscription gravée sur la façade dit : « Lihyan, fils de Kuza, l’a pris. » La dune d’en face offre une vue imprenable, en particulier au crépuscule.

PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

Ô Allah ! Facilite ce voyage et raccourcit pour nous sa distance », énonce une voix profonde depuis les haut-parleurs de l’habitacle. Juste avant le décollage, cette prière enregistrée retentit dans l’appareil Saudi Airlines à destination de Riyad, la capitale de l’Arabie saoudite. En ce mois de ramadan, l’avion a fait le plein de pèlerins. Ils rejoindront bientôt les villes saintes de La Mecque et Médine. Mais la photographe Emanuela Ascoli et moi-même n’embarquons pas pour des raisons religieuses. Nous répondons à l’appel des trésors archéologiques que le royaume saoudien entend valoriser. Depuis 2019, et les premiers visas touristiques accordés à une cinquantaine de pays, le régime ultraconservateur, berceau de l’islam, s’est ouvert aux visiteurs étrangers de toutes confessions. L’héritage spectaculaire laissé par les Nabatéens, un peuple arabe ayant vécu voilà 2 000 ans, est le fer de lance de cette nouvelle politique culturelle. Leur capitale, Pétra, en Jordanie actuelle, a fait leur renommée auprès des voyageurs contemporains.

Environ 600 km plus au sud, nous voilà lancées en direction d’Hégra, remarquable cité nabatéenne et premier site du pays à être classé au patrimoine mondial de l’Unesco, en2008. Nous circulons à bord d’un imposant 4 x 4 au milieu d’étendues de sable ocre et brûlantes, régulièrement éclaboussées de verdure par des oasis de palmiers dattiers. C’est ici, dans ce bout de désert doté d’une nappe phréatique généreuse, qu’une partie de ce peuple a fini par élire domicile au tournant de notre ère – avant la conquête de l’Arabie nabatéenne par les Romains en 106. Sédentarisés à un carrefour stratégique de la route de l’Encens et de la Myrrhe, qui reliait l’Asie, l’Afrique et l’Europe, ces caravaniers se sont enrichis en contrôlant leur commerce.

À Hégra, ils ont laissé une trace pour l’éternité, ciselant près d’une centaine de tombeaux dans les blocs de grès tendre qui  parsèment le désert. Nous contournons des monts sculptés par l’érosion, déclinés en cinquante nuances de jaune-orangé. À mesure que nous avançons, ces roches se tordent et se plient pour révéler des colonnes, des sphinx et des frontons. Des inscriptions en nabatéen – l’ancêtre de l’écriture arabe – s’invitent parfois en haut des édifices. Avec cette mise en garde : interdiction d’exhumer les corps, sous peine de malédictions et d’amendes. Pas de quoi refroidir la volonté scientifique de la mission franco-saoudienne qui étudie Hégra depuis près de vingt ans. Grâce à l’aridité du climat, les archéologues ont pu retrouver et étudier des os, des cheveux et parfois même de la peau et des tendons dans certains tombeaux. Devant nous, s’élève la sépulture où ont reposé une femme, Hînat, et ses quelque quatre-vingts descendants. Les chercheurs les ont découverts allongés sur le dos, le corps badigeonné d’onguents et enveloppé de plusieurs couches de tissus et de cuir. Un collier de dattes parait le cou d’un des défunts. Bercée par le murmure du vent, je suis plongée 2 000 ans en arrière, imaginant la cérémonie funéraire qui a dû se produire ici. Puis le ronronnement lointain d’un car de touristes me rappelle au présent.

Les vacanciers sont pourtant rares à Hégra. Sûrement pas pour longtemps : le royaume s’est fixé comme objectif d’atteindre 2 millions de visiteurs par an d’ici 2035 pour cette seule région. En toile de fond de cette soudaine ouverture au monde : la préparation de l’après-pétrole. Depuis 2016, Mohammed ben Salmane, désormais prince héritier, a engagé un chantier de réformes pharaonique pour diversifier l’économie du pays. Et Hégra offre de nombreux atouts pour l’industrie du tourisme. En plus des Nabatéens, d’autres royaumes, ceux de Dadan et Lihyân, ont érigé des tombes au premier millénaire avant J.-C. À quelques encablures, la vieille ville d’AlUla et son oasis accaparent aussi toutes les attentions.

La vallée d’AlUla est réputée pour ses oasis cultivées depuis des millénaires. La palmeraie offre au ...

La vallée d’AlUla est réputée pour ses oasis cultivées depuis des millénaires. La palmeraie offre au voyageur un havre d’ombre et de fraîcheur.

PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

Au loin, une montagne de grès rougit  devant l’ardeur déclinante du soleil, enveloppée du souffle tiède du désert. Nous nous trouvons dans l’oasis jouxtant la vieille ville en compagnie de Yasmin Kanhoush, archéologue syrienne venue co-diriger l’étude de cette ancienne cité en briques de terre crue, probablement fondée aux XIIe ou XIIIe siècles après J.-C., et habitée jusqu’à la fin du XXe siècle. Aujourd’hui, ses murs couleur vanille croulent tranquillement sous le poids des ans. Mais le royaume nourrit d’autres desseins pour eux. Adieu, poussière et oubli. Bientôt, des hôtels de luxe sortiront de terre. « Notre savoir sert aussi à signaler ce qu’il convient de sauvegarder lors du développement de cet endroit. Par exemple, le tracé d’un tramway a été modifié pour pouvoir conserver le mur d’enceinte », souligne la scientifique. Époque oblige, la transformation du lieu s’entreprend avec une certaine attention pour le développement  durable – même au pays du pétrole et des Land Rover. Une ligne de tramway de 46 km devrait à terme relier l’aéroport international d’AlUla à la vieille ville et à Hégra. 

Dans le 4 x 4 en compagnie de notre guide Rami, l’horloge affiche 18 h 48. L’alarme de son téléphone brise alors la torpeur de l’habitacle. En ce mois de ramadan, celle-ci annonce la fin du jeûne. Première gorgée d’eau après plus de douze heures sans rien boire ni manger… « Oh ! mon Dieu !, sourit Rami. C’est la vie », glisse-t-il dans un mélange de satisfaction et de soulagement. Au royaume wahhabite, le ramadan ne se négocie pas. Le Coran et la sunna – textes sacrés relatant l’ensemble des actions et paroles du Prophète – font office de constitution. Aussi, seuls les musulmans ont accès à la citoyenneté, et la conversion à un autre culte peut être punie de mort.

La nuit tombée, et le jeûne rompu, les ruelles d’AlUla s’animent. Des silhouettes noires flânent. Quasiment toutes les femmes que nous avons rencontrées portent le niqab et l’abaya – ces vêtements islamiques qui ne laissent voir que les yeux. Ici, ces voiles enveloppent une jeunesse qui bouillonne. Des jeunes femmes sortent entre copines, pour siroter un café glacé ou regarder ensemble un film sur un petit écran de Smartphone. Alors que les grillons s’égosillent dans la tiédeur du soir, nous rencontrons Amal, 24 ans, qui exerce comme guide touristique dans la région d’AlUla depuis quelques mois.

À l’image de milliers d’autres Saoudiens de sa génération, elle a bénéficié d’une bourse pour étudier à l’étranger, finalisant sa formation aux métiers du tourisme en France et aux États-Unis. « Au début, c’était un défi de faire ce travail, surtout en tant que femme. Mais j’adore rencontrer de nouvelles personnes. Je veux que les gens apprennent à nous connaître. Le tourisme nous permet d’ouvrir le pays et les esprits, de raconter notre histoire », déroule Amal, qui constate aussi le fossé qui la sépare des générations précédentes. « Au départ, c’était compliqué pour mon père et mon grand-père d’accepter que je travaille. D’ailleurs, certaines personnes refusent complètement que le pays change. »

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    L’architecte de cette transformation, Mohammed ben Salmane, compose avec cette société fracturée, où les moins de 30 ans représentent environ deux tiers de la population. Amal ne cache pas son admiration. « C’est mon héros ! Il a fait des choses  inimaginables auparavant », s’exclame-t-elle avant de dégainer son téléphone mobile. En fond d’écran, là où on pourrait s’attendre à découvrir le portrait d’un amoureux, c’est le visage serein du prince héritier qui s’affiche. En bon modernisateur autocratique, « MBS » avance dans une apparente contradiction. Côté pile, il lève l’interdiction des salles de cinéma en vigueur depuis près de quarante ans, accorde aux femmes le droit de conduire, d’avoir un passeport et de vivre seules. Côté face, il punit toute dissidence, comme en témoignent l’arrestation et l’emprisonnement de militantes pour les droits des femmes.

    Le lendemain, changement de décor. Rami nous a donné rendez-vous pour nous conduire au coeur du désert. En route, nous passons devant ces blocs de grès caractéristiques, où les voyageurs ont laissé des messages qui ont traversé les siècles. Certaines roches en sont littéralement couvertes.

    Ici, des inscriptions en arabe louent le prophète Mahomet, ou bien l’amour de deux tourtereaux. Là, une multitude de pictogrammes, à peine effacés par le temps, évoquent une grande migration humaine. Plus loin encore, une vingtaine de dromadaires jouxtent une scène de chasse, peut-être dessinés quelques milliers d’années auparavant par un éleveur inquiet...

    La concentration de ces croquis et de ces mots est encore plus frappante à Jabal Ikmah. Souvent comparé à une « bibliothèque à ciel ouvert », ce site regroupe des centaines d’inscriptions en différentes langues.

    Nous rejoignons finalement un groupe d’une dizaine d’hommes au beau milieu du désert. Ces enseignants sont venus se détendre après une journée de travail – et pas de doute, nous avons affaire à des habitués de ce genre de rencontre. Des tapis sont disposés à même le sable, formant un carré propice à la discussion. Autour, leurs 4 x 4 diffusent une lumière blanche, presqu’aveuglante. Les dattes et le café à la cardamome passent de main en main, tandis qu’un ragoût de mouton mijote sur un réchaud, répandant une forte odeur de viande. « J’aime tellement ces réunions dans le désert. C’est une tradition ici. Je le faisais quand j’étais plus jeune avec ma famille. Désormais, avec mes amis, on essaie d’organiser ces repas au moins une fois par semaine », explique Fahad, professeur d’anglais à AlUla. La population saoudienne a beau être majoritairement urbaine – près de 80 % des habitants résident en ville –, les racines bédouines du pays restent ancrées. Ces rendez-vous dans le désert font ici figure d’institution ; des occasions rêvées d’échapper au bitume pour retrouver l’horizon.

    Sur le chemin du retour vers l’aéroport, nous croisons des dromadaires foulant l’asphalte impeccable. Autre constante du pays depuis des millénaires, ils semblent snober l’agitation des humains de leur air impérial. Les tombeaux des Nabatéens ? Les paroles du Prophète ? L’arrivée des touristes ? Pour l’animal, qu’importe. Notre avion décolle, et les camélidés n’entendent pas la prière qui retentit de nouveau dans l’habitacle : « Ô Allah ! Facilite ce voyage et raccourcit pour nous sa distance ».

    Article publié dans le numéro hors-série de National Geographic "Les plus belles destinations 2022". S'abonner au magazine

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