Endommagés par la guerre, les édifices historiques de Beyrouth se réinventent

Autrefois abandonnés, ces bâtiments transformés en galeries d’art, en restaurants ou en centres culturels connaissent une seconde vie.

De Abby Sewell
Un ancien cinéma abandonné surnommé The Egg est devenu un lieu de rave-parties et d'expositions d'art ...
Un ancien cinéma abandonné surnommé The Egg est devenu un lieu de rave-parties et d'expositions d'art dans les années 1990.
PHOTOGRAPHIE DE Ann Hermes, The Christian Science Monitor/Getty Images

L’automne dernier, après avoir été laissé à l’abandon pendant des décennies, un majestueux hôtel de l’époque ottomane situé dans les montagnes qui surplombent Beyrouth est revenu à la vie.

Le Grand Hotel Casino Ain Sofar, autrefois lieu de vacances favori des stars de la région et théâtre de mariages et somptueuses réceptions, est tombé aux mains des pilleurs et de l’armée d’occupation syrienne pendant la guerre du Liban, qui a duré de 1975 à 1990. L’édifice fut finalement déserté et laissé en ruines.

Mais l’automne dernier, des centaines de Libanais et d’invités étrangers ont à nouveau affluer dans l’hôtel, qui a été rénové tout en conservant délibérément les cicatrices de son passé. Au programme : des semaines d’événements incluant une exposition, des soirées passées à conter des histoires et des DJ sets. L’hôtel organise à nouveau des mariages et des soirées.

Il s’agit d’un exemple parmi d’autres au Liban, où s’exerce une pression de plus en plus grande pour remettre en état des édifices menacés, la plupart endommagés par la guerre, et les réaménager en espaces collectifs.

Au cours du processus de reconstruction d’après-guerre largement mené par le secteur privé, les promoteurs et les politiciens ont imaginé transformer Beyrouth en une resplendissante métropole moderne, à l’instar de Dubaï. Bon nombre des bâtiments historiques de la ville datant de l’époque ottomane et du mandat français furent rasés et remplacés par des gratte-ciels.

Mais alors que le rythme de construction s’accélérait, les grues tournant au-dessus de tours à moitié achevées dans la plupart des quartiers de Beyrouth, le mouvement pour préserver les sites du patrimoine qui tenaient encore debout s’est amplifié.

« C’est une question d’identité », indique Joana Hammour, l’une des personnes à l’origine de Save Beirut Heritage, une organisation fondée en 2010 qui fait pression pour sauver les édifices menacés et demande une législation qui en préserverait plus. Dans un pays qui compte 18 sectes religieuses reconnues et possède un ensemble disparate complexe de groupes politiques, Joana Hammour confie : « Nous avons besoin d’avoir ces espaces de mémoire collective, de rassemblement, de ces lieux communautaires, afin de vivre ensemble. »

Beit Beirut est un exemple de création d’un tel espace. L’imposant bâtiment jaune, élégant malgré les impacts de balle qui criblent sa façade, occupe un coin important du centre de Beyrouth : il se situe sur l’ancienne ligne de démarcation qui séparait l’Est et l’Ouest de la ville pendant la guerre civile. Connu sous le nom de l’immeuble Barakat, il s’agissait d’une maison familiale avant de devenir le perchoir des snipers durant le conflit.

Beit Beirut a été rénové et a officiellement ré-ouvert ses portes l’an passé en tant que lieu d’exposition.
PHOTOGRAPHIE DE Bryan Denton, T​he New York Times, Redux

C’est en grande partie grâce au plaidoyer de l’architecte locale Mona Hallak que le bâtiment a été sauvé de la démolition. Propriété de la ville de Beyrouth, il a été rénové avant de rouvrir ses portes l’an dernier comme lieu d’exposition : il ne s’agit donc pas exactement du musée de la mémoire collective qu’avaient imaginé l’architecte et d’autres défenseurs de l’édifice. Comme il ne compte aucun employé à temps plein, Beit Beirut n’est ouvert au public que lors d’expositions et d’événements particuliers, dont quelques-uns n’ont aucun lien avec l’histoire de la ville.

Ces dernières années, d’autres sites du patrimoine inoccupés ont été rénovés et transformés en galeries d’art, en centres culturels, en restaurants et en résidences privées. Mais beaucoup d’édifices restent abandonnés ou sont menacés.

Sarah Kouzi fait partie d’un groupe de parents qui lutte pour empêcher le déménagement prévu du Lycée Abdel Kader, un établissement scolaire français vieux de 110 ans situé dans Beyrouth-Ouest, dont le campus à la végétation luxuriante est l’un des dernières oasis du quartier.

Pendant la guerre civile, l’école n’a pas fermé ses portes et a accueilli les élèves déplacés d’autres établissements plus proches de la Ligne verte, indique Sarah Kouzi, qui fait ici référence à la frontière officieuse qui séparait les factions belligérantes entre l’Ouest et l’Est de Beyrouth. Désormais, les parents craignent que le déménagement prévu et la vente du lycée ne conduisent à la démolition de ce dernier.

« Il ne s’agit pas seulement du bâtiment, cela concerne aussi l’héritage culturel », explique la mère d’élève. « Il fait partie de cette communauté depuis si longtemps ; il est ancré dans la mémoire collective. C’est comme si nous détruisions un autre élément de la mémoire collective de Beyrouth. »

Après qu’une campagne menée pour sauver le site a reçu le soutien de quelques personnes éminentes, le Ministère de la Culture libanais a émis un décret reconnaissant le bâtiment du lycée comme site du patrimoine. Bien que cela signifie que l’édifice en lui-même devrait être protégé, la décision n’empêchera pas forcément le déménagement de l’établissement.

D’autres sites ont été sauvés de la démolition en raison de conflits fonciers, de changements de propriétaire ou par simple inertie. Mais leur avenir reste incertain.

L’un de ces édifices, un ancien cinéma abandonné situé dans le centre-ville de Beyrouth, le long de la Ligne Verte, et surnommé « the Egg » ou « l’œuf » en français en raison de sa forme caractéristique, connait une seconde vie non officielle : dans les années 1990, il est devenu le théâtre de rave-parties et d’expositions secrètes. Chaque rumeur de projets de re-développement du site suscite une forte opposition auprès de l’opinion publique. Hormis la tenue d’une exposition il y a peu, the Egg est pour le moment laissé à l’abandon.

Une autre structure épargnée par accident est sans doute la représentation la plus iconique de l’héritage de la guerre civile : l’Holiday Inn, située en périphérie du centre-ville de Beyrouth. Théâtre de quelques-uns des affrontements les plus sanglants du conflit, le bâtiment a été occupé pendant des années par des groupes armés qui se succédaient les uns après les autres. L’immeuble massif de 26 étages est toujours criblé de balle et est désormais occupé par l’armée libanaise.

Tom Young, un peintre britannique qui vit au Liban depuis 10 ans, est spécialisé dans la réalisation d’œuvres ayant pour sujet les bâtiments et les souvenirs qu’ils renferment. Ses tableaux ont joué un rôle important dans la réouverture du Grand Hotel Casino Ain Sofar. Il travaille actuellement sur une série de peintures représentant l’Holiday Inn.

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    Lors d’une exposition au Grand Hotel Casino Ain Sofar, l’artiste britannique Tom Young regarde l’une de ses peintures qui représente une rencontre de la Ligue Arabe en 1947.
    PHOTOGRAPHIE DE Anwar AMRO, AFP/Getty Images

    Bien qu’il ait pu obtenir une autorisation pour pénétrer dans le bâtiment, ce qui ne fut pas simple, Tom Young confie qu’il n’a pas encore obtenu celle qui lui permettrait d’y organiser le type d’événement public qu’il a en tête une fois son projet terminé. L’artiste espère qu’un tel événement attirerait l’attention du monde entier et aiderait le pays à achever sa guérison.

    « Cela montrerait au reste du monde que le Liban accepte vraiment son lourd passé, tout comme Berlin a pu le faire, et que la ville le fait sciemment. Cela est volontaire en réalité, et non pas une erreur parce que les gestionnaires immobiliers ne parviennent pas à décider quoi faire [du bâtiment] », a-t-il déclaré. « Il s’agirait d’une guérison délibérée. »

    Selon Joana Hammour, au-delà de la valeur intangible de la préservation de la mémoire, ne pas oublier l’histoire peut avoir des bénéfices concrets, stimulant le tourisme et l’économie. Elle estime que le gouvernement devrait encourager les propriétaires de bâtiments historiques de rénover ces derniers plutôt que de les raser.

    « Vous pouvez réussir en préservant le patrimoine », dit-elle. « Vous ne gagnerez peut-être pas des millions comme lorsque vous construisez une tour, mais ces millions sont empochés à très court terme. Avec ce genre d’actions, l’impact est plutôt sur le long terme. Vous faites quelque chose pour votre communauté et celle-ci vous donne en retour. »

     

    Abby Sewell est une journaliste indépendante basée à Beyrouth qui écrit sur la politique, la culture et les voyages. Suivez-la sur Twitter.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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