Le Liban peut-il renaître de ses cendres ?

Effondrement de l’économie, faillite du système politique, crise des réfugiés, explosion dévastatrice : le Liban accumule les défis, qui ne cessent d’éprouver son indomptable population.

De Rania Abouzeid, National Geographic
Photographies de Rena Effendi
Publication 16 mars 2023, 11:14 CET
Un groupe de femmes explore le château de la Mer, forteresse bâtie au XIIIe siècle par ...

Un groupe de femmes explore le château de la Mer, forteresse bâtie au XIIIe siècle par les croisés près de Saïda, la troisième plus grande ville du pays. La région, peuplée depuis l’âge du bronze, abritait un important port phénicien. Les sites archéologiques parsèment la côte de cette terre antique.

PHOTOGRAPHIE DE Rena Effendi

La brise de janvier est aussi vive que ma peine Un discret soleil scintille sur les montagnes enneigées qui entourent la ville natale de ma mère, dans le nord du Liban. Le portail du cimetière s’ouvre en grinçant, et je place le portrait de Maman avec ceux de ses aïeux. La voici chez elle, du moins symboliquement. La mort l’a surprise un jeudi matin de novembre, en Australie, où elle vivait depuis de nombreuses années.

L’épilogue de sa vie rejoint son commencement, dans un pays qu’elle n’a jamais vraiment quitté. Nous transportons des parties de lui avec nous, même ceux qui, comme moi, n’y sont pas nés. Nous les portons dans notre nom, notre cuisine, nos histoires et dans les liens familiaux qui transcendent le temps, la distance, les générations, et nous y ramènent toujours. 

Une chanson de Fairouz, notre idole nationale et l’une des plus célèbres chanteuses arabes de tous les temps, a fait partie de la bande-son de mon enfance en Nouvelle-Zélande et en Australie, alors que la guerre civile déchirait le Liban, de 1975 à 1990. Dans « Nassam Alayna el Hawa », Fairouz implore le vent de la ramener chez elle avant qu’elle devienne si vieille que sa terre natale ne la reconnaîtra plus.

Ma mère n’avait pas changé depuis son dernier séjour au Liban, à l’été 2019. Le pays, en revanche, était devenu quasiment méconnaissable. C’était une terre brisée : morose, déprimée, désespérée, son célèbre esprit indomptable mis à mal par une crise économique si rude que la Banque mondiale l’a décrite comme l’une des pires au monde depuis les années 1850. 

La baie de Jounieh est le point fort de l’ample perspective qui s’offre depuis Notre-Dame du Liban, à Harissa, un lieu de pèlerinage chrétien dans les collines, à une demi-heure de route au nord de Beyrouth.

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Le Liban de l’abondance, des déjeuners dominicaux indolents et des embouteillages estivaux créés par les habitants qui fuyaient la chaleur de Beyrouth pour la fraîcheur des montagnes ou de la Méditerranée, était devenu un Liban en proie à la malnutrition infantile et à l’insécurité alimentaire croissantes. Le carburant, quand on en trouvait, était trop cher pour beaucoup, rendant difficile les trajets jusqu’au travail ou à l’école, sans parler des escapades du week-end. Un mode de vie s’était effacé, vidé de cette vitalité qui, vingt ans plus tôt, m’avait fait revenir en tant que journaliste sur la terre de mes racines.

J’étais « revenue » vivre dans un pays que je connaissais surtout d’après les souvenirs dorés de ma mère et de mon père, mais aussi d’après les voyages de mon enfance dans un Liban qui se déchirait. Mes parents, originaires de régions différentes, étaient partis juste avant le début de la guerre civile entre chrétiens et musulmans. Le Liban qu’ils portaient en eux était celui de Fairouz, mi-réel, mi-imaginaire. Celui des sérénades sur le nationalisme libanais et le panarabisme, des chansons qui parlaient d’une vie villageoise plus douce et plus simple, de l’amour, de la perte et de l’exil, et du retour de la diaspora.

Mes parents amenaient leurs jeunes enfants passer leurs grandes vacances dans le Liban ravagé par la guerre aussi souvent que possible. Telle est l’absurdité de la soif de retour. Ces séjours m’ont laissé le souvenir d’un maelström de sensations : la douceur de l’étreinte de ma grand-mère maternelle. Les maux de ventre des longs après-midi passés dans les vergers de mon grand-père avec mes cousins pour avoir cueilli trop de fruits. L’onde de chaleur dégagée par l’explosion d’une voiture piégée. La peur suffocante à l’approche des postes de contrôle des miliciens. Les balles traçantes décrivant leur élégant arc rouge dans le ciel nocturne. La prise de conscience que la maison de mes grandsparents en était à sa troisième version. Les deux premières avaient été bombardées et détruites pendant le conflit.

Mes parents sont rentrés au Liban au milieu des années 1990, après la fin de la guerre, mais ils n’ont pas réussi à s’adapter à ce qu’il était devenu. Ce n’était plus le pays de Fairouz – s’il avait jamais existé. Leur idéalisme se heurtait à la réalité d’un État où les seigneurs de guerre siégeaient au Parlement et s’accordaient l’immunité pour leurs crimes. Depuis la fin des hostilités, ces chefs, leurs fils ou leurs héritiers politiques désignés tiraient les ficelles dans tous les domaines, des nominations ministérielles aux hautes fonctions judiciaires, au nom d’une démocratie consensuelle qui distribuait le pouvoir selon l’affiliation religieuse. Le système était censé favoriser la coexistence, mais il a accentué la fragmentation de la société en renforçant une identité sectaire plutôt que nationale. C’est ainsi que, après quelques années à Beyrouth, mes parents, non sectaires et apolitiques, sont retournés en Australie.

Le Liban dont j’ai fait pour la première fois mon pays était en plein essor, malgré la domination politique et militaire que la Syrie, son bien plus grand voisin, a exercé sur lui jusqu’en 2005. Beyrouth vivait une frénésie de reconstruction, ses restaurants étaient bondés, sa légendaire vie nocturne extravagante. Le pays était de nouveau le terrain de jeu du Moyen-Orient, sa soupape intellectuelle et littéraire. Mais, pour les habitants, les lignes rouges étaient claires : on ne critiquait pas les hauts dirigeants religieux ou politiques, ni les seigneurs de guerre syriens du Liban, pour ne citer qu’eux. Le pays avait ses problèmes, mais sa population exsudait une joie de vivre enivrante et contagieuse.

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    Au centre du Liban, le temple de Bacchus se dresse parmi les ruines romaines de Baalbek, inscrites au patrimoine mondial. Ces riches vestiges rappellent combien le pays a été convoité, notamment par les Perses, les Byzantins, les Omeyyades, ou encore les croisés.

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    Il y avait du dynamisme dans cette atmosphère instable. C’était un chaos exaspérant et impétueux, un endroit où des règles comme les feux de signalisation n’étaient souvent que des suggestions, où il était monnaie courante de flatter ou corrompre un fonctionnaire. Malgré les nombreux défauts du Liban, je ne pouvais qu’en tomber amoureuse. Le contraire eût été impossible : cette terre exerçait un magnétisme qu’elle devait à sa population. Un peuple plein de vie, l’espoir chevillé au corps, même si son pays lui brisait régulièrement le coeur. 

    Aujourd’hui, beaucoup de Libanais se languissent du bon vieux temps, mais la vérité est qu’il n’était pas si bon pour nombre d’entre eux. La mémoire sélective et la nostalgie sont des baumes apaisants. Les routes empruntées pour fuir la chaleur estivale étaient souvent défoncées, des portions de la Méditerranée étaient polluées, et trop de Libanais vivaient au jour le jour. Les kleptocrates qui ont mis l’État en faillite ne fournissent plus d’électricité 24 h/24 depuis des décennies, obligeant ceux qui en ont les moyens à recourir à d’onéreux générateurs de quartier, et les autres à se priver d’électricité. Dans ce pays abondant en rivières et sources naturelles, la plupart des habitants doivent acheter de l’eau à des sociétés privées parce que la gabegie a asséché les robinets. La vie au Liban a longtemps consisté à payer deux factures pour le même équipement de base, une particularité normalisée par des gens peut-être trop doués pour s’adapter à l’adversité. L’expression familière imtamsahna est souvent utilisée pour expliquer comment les Libanais s’y prennent pour survivre. Elle signifie que leur peau est devenue aussi épaisse que celle d’un crocodile.

    Terre ancienne calée entre Israël, la Syrie et la Méditerranée, le Liban est un patchwork de dix-huit communautés religieuses reconnues officiellement, déchiré par de nombreux « ismes » : sectarisme, clanisme, népotisme, racisme. Le pays compterait plus de 6 millions d’habitants, mais nul n’en est sûr : aucun recensement n’a été effectué depuis 1932, pour contourner l’épineuse question des données démographiques religieuses. Le Liban accueille aussi plus de 2 millions de réfugiés syriens et palestiniens, l’un des plus forts taux du monde par rapport au nombre d’habitants. 

    Ces jours-ci, il règne une pesanteur, un épuisement, une humiliation sur le quotidien. Les Libanais ont subi ces dernières années deux catastrophes si profondes que, pour le pays, il y a désormais un avant et un après. Ironiquement, la période qui a mené au premier désastre, l’effondrement économique, a été portée par un grand espoir de changement. En octobre 2019, partout dans le pays, des dizaines de milliers d’habitants ont envahi les rues pour protester contre l’incompétence et la corruption d’une classe politique qui gouverne pour son seul intérêt.

    Les gens ont appelé leur mouvement une révolution. Le gouvernement a démissionné. Les banques ont fermé ; et, à leur réouverture, elles ont bloqué l’accès des déposants à leurs comptes, limitant strictement les retraits pour tout le monde, sauf pour les élites liées au pouvoir politique. La monnaie, la livre libanaise, s’est effondrée : elle a perdu plus de 90 % de sa valeur et sa chute se poursuit. Comme la plupart de ceux qui avaient de l’argent dans une banque libanaise, j’ai perdu toutes mes économies. Les salaires ont fondu en valeur. Plus de 80 % de la population s’est enlisée dans une pauvreté cruelle et brutale. Une pénurie généralisée, allant de la farine aux médicaments, perdure dans ce pays qui importe l’essentiel de ce qu’il consomme. La révolution sans leaders a fait long feu quand l’État a répondu par la force, et la précarité financière, exacerbée par une hyperinflation à trois chiffres, a laissé chacun soucieux avant tout d’assurer le minimum vital.

    Des manifestants, en mars 2021, pendant la contestation du krach économique. Derrière eux, des pneus brûlent et bloquent la route vers Tripoli, dans le nord du pays. Selon la Banque mondiale, la crise libanaise est l’une des pires du monde depuis la seconde moitié du XIXe siècle.

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    Les rues de la capitale, dont on disait qu’elle ne dormait jamais, sont désormais plongées dans l’obscurité faute d’électricité publique, disponible au mieux autour d’une heure dans la journée. Les générateurs privés ne tiennent pas le choc. Dans mon quartier de Beyrouth, ils fonctionnent par intermittence treize heures par jour. Certains supermarchés n’indiquent plus le prix des produits, faute de pouvoir suivre les fluctuations de la monnaie et l’hyperinflation. Le chômage augmente, comme la petite délinquance, et des centaines de milliers de personnes s’enfuient, ou tentent de fuir.

    Et puis, le 4 août 2020, il y a eu l’explosion du port de Beyrouth, l’une des plus grosses explosions non atomiques de l’histoire. Elle a tué au moins 218 personnes, en a blessé des milliers et endommagé plus de 85 000 locaux dans la capitale et alentour, y compris mon appartement.

    L’accident s’est produit parce que des milliers de tonnes de nitrate d’ammonium étaient imprudemment stockées depuis des années dans un entrepôt de la zone portuaire, à deux pas des quartiers résidentiels. Une poignée de hauts responsables du monde politique, de la magistrature, de l’armée et de la sécurité connaissaient l’existence de ce matériau dangereux, mais n’ont rien fait pour le déplacer.

    Faute d’opération nationale de sauvetage ou de plan d’urgence organisé, des citoyens de tout le pays ont afflué à Beyrouth, armés de pelles et de balais. Des volontaires et des ONG locales ont installé des stands offrant à boire et à manger. Dans ma rue, un homme distribuait des bouteilles d’eau empilées dans le coffre de sa voiture. 

    J’ai rencontré une mère de famille, Juliana Abou Nader, promenant une poussette près de gravats qui avaient été des boutiques. Elle m’a invitée chez ses parents. Elle avait emménagé chez eux un an plus tôt avec ses quatre enfants et son mari, après avoir perdu son emploi de comptable. Le minuscule appartement abritait aussi ses deux sœurs cadettes. Aujourd’hui, le salaire mensuel de son mari (électricien dans une entreprise publique) ne leur permet pas de s’offrir un dîner dans un modeste restaurant.

    L’impact psychologique de l’explosion sur ses enfants la tracasse. Comment va-t-elle les élever dans un État qui ne protège pas son peuple, et à quel avenir pourront-ils prétendre quand les diplômés ne trouvent pas de travail ou n’obtiennent pas un salaire décent ? « Nous aimons notre pays. Le plus difficile pour moi, c’est de penser à le quitter, mais maintenant j’y réfléchis, avoue Juliana. Si je pouvais, je partirais. »

    « Chaque fois que je ferme les yeux, je revois ce moment », me confie sa sœur Giovanna Helou. Je lui demande quel moment, exactement. « Le bruit. Être projetée à travers la pièce. La poussière. On n’y voyait plus rien. En une seconde, tout a changé. » Elle poursuit: « J’ai manifesté pendant la révolution. Ils nous ont humiliés. Ils nous ont battus. Le jour de l’explosion, avant que ça arrive, nous étions allés, mon père et moi, chez le fournisseur d’électricité pour comprendre pourquoi on n’avait pas de courant depuis deux semaines. Est-ce une vie? »

    Cette famille vit à deux pas de chez moi. Mon appartement, comme tous ceux alentour, avait été sérieusement endommagé par l’explosion. Ma sœur, qui était venue m’aider, est descendue dans la rue principale pour voir si quelqu’un pouvait nous prêter main-forte pour ôter les plus gros gravats et le verre brisé. Vingt-trois jeunes gens lui ont emboîté le pas jusqu’à chez moi.

    Les silos à grains du port de Beyrouth ont absorbé l’impact de l’explosion, limitant les dégâts dans la moitié ouest de la capitale. Les Libanais espèrent que les responsables seront traduits devant la justice. Beaucoup réclament une enquête internationale indépendante.

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    J’ai souvent été témoin de cet esprit de communauté et de cette détermination à ne pas succomber à l’adversité. J’ai fait des reportages au Liban-Sud en 2006 pendant les bombardements meurtriers israéliens. Le gris des décombres des habitations et des infrastructures détruites dominait. Peu de gens bravaient les routes truffées de cratères, où tout ce qui bougeait constituait une cible potentielle. Un jour, surgie de nulle part, une Mercedes blanche décapotable dernier modèle, ornée de rubans blancs et d’un écriteau Just Married, est passée devant moi, en un geste d’entêtement caractéristique, le rappel que la vie continuait. Le contraire n’aurait tout simplement pas été libanais.

    Le Liban offre tellement peu d’équipements essentiels à ses citoyens que beaucoup de communes se débrouillent seules et deviennent des sortes de mini-républiques. Les tribulations de Beyrouth sont connues, mais je voulais voir comment une des régions les plus délaissées du pays s’en sortait. Je suis donc partie pour l’Akkar, un gouvernorat rural appauvri du nord du Liban. J’y ai rencontré des gens comme Abdel Rahman Zakaria, volontaires pour prendre part au fonctionnement de leur ville.

    Pendant un mois, avant d’être arrêtés pour leur implication dans l’attaque d’une banque, Zakaria et ses amis avaient consacré leurs journées à ramasser les ordures dans leur ville natale de Tikrit, depuis la démission du conseil municipal, responsable de ce service public. Le jeune homme avait négocié le tarif du traitement des déchets. Les techniciens de la décharge lui consentirent un rabais, en apprenant qu’il s’agissait d’un geste citoyen. Et il avait fait le tour des 11 000 habitants de Tikrit en quête de dons pour financer le tarif mensuel de 650 euros.

    Abdel Rahman Zakaria, 30 ans, n’est pas un voleur de banque ; il tient plutôt du Robin des bois moderne. Le 14 septembre 2022, alors qu’il était au chômage, il a emprunté de l’argent avec un ami de Tikrit afin de couvrir les frais d’essence pour se rendre à Beyrouth. Là, ils ont accompagné une amie, Sali Hafiz, qui a attaqué sa propre banque avec le pistolet factice de son neveu en exigeant qu’on lui remette ses économies – l’équivalent de 12 000 euros, environ. Elle avait besoin de la somme pour financer le traitement contre le cancer de sa soeur cadette. Elle a pris la fuite (mais s’est rendue par la suite), tandis qu’Abdel Rahman et son ami furent jetés en prison. Neuf jours plus tard, les deux hommes sont rentrés chez eux. « Je le referais », m’a confié le jeune homme le lendemain de sa libération, ajoutant qu’il était toujours prêt à aider quelqu’un.

    Abdel Rahman Zakaria (au centre) se détend auprès de sa famille, à Tikrit, dans le nord du Liban, quelques jours après sa sortie de prison. Le militant, connu pour ses exploits visant à soutenir les gens dans le besoin, a été détenu pour avoir aidé une amie à attaquer sa propre banque afin de récupérer ses économies. « Je fais ce que je peux pour ma ville, ma famille, mon peuple, dit-il. Je garde toujours espoir. »

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    Voilà ce qu’est devenu le Liban : un pays où plus d’une douzaine de personnes ont dû attaquer des banques pour récupérer leur propre épargne, et où les citoyens doivent eux-mêmes se charger des services publics essentiels. J’ai souvent entendu des Libanais, en particulier dans la diaspora, critiquer l’apathie de ceux qui vivent au pays natal. Pourquoi ne manifestent-ils pas ? Comment peuvent-ils supporter de telles indignités ? Abdel Rahman a tenté de manifester. Il est devenu un militant de premier plan. « Personne n’a écouté. Rien n’a changé », dit-il. Et aujourd’hui, il est trop occupé à aider les autres.

    Ses exploits, qu’il décrit sur les réseaux sociaux, sont connus. Il y a cette fois où, lors d’une pénurie d’essence, lui et ses amis ont empêché des camions-citernes de faire passer clandestinement du carburant en Syrie, les ont redirigés vers leur ville natale et ont distribué le carburant gratuitement. À de nombreuses reprises, il a aussi rameuté des amis et investi tel ou tel hôpital après avoir appris que l’établissement refusait d’admettre un patient ne pouvant verser un gros acompte sur les soins. « Alors, brusquement, les hôpitaux annoncent qu’ils renoncent à facturer, que le malade sera soigné gratuitement, me confie-t-il. Ils ont peur que je fasse un scandale sur les réseaux sociaux. »

    Mais un seul homme et ses amis ne peuvent pas tout. Les ordures ont recommencé à s’amonceler à Tikrit. «Je suis fatigué, c’est épuisant et je ne trouve pas de financement.» Abdel Rahman n’a pas voulu mettre davantage à contribution les habitants, déjà pris à la gorge. Le gouverneur de l’Akkar, à qui il réclamait de l’aide, l’a envoyé balader en lui conseillant de « retirer lui-même l’épine de sa main». Mais il est résolu à ne pas céder au désespoir. 

    « Je ne suis pas marié et n’ai pas de travail, me dit-il. Je n’ai rien à perdre. La ville est tout ce que j’ai et je lui sacrifierai tout. »

    Dans le bourg voisin de Beit Mellat et, plus haut, à Memnaa, les conditions de vie sont meilleures. Car, à la différence de Tikrit, les deux communes bénéficient de diasporas importantes, vers qui elles se sont tournées. Traditionnellement, les émigrés libanais soutiennent les familles restées au pays, mais, depuis 2019, la diaspora a mis en place une série d’initiatives pour aider entre autres à payer traitements médicaux et nourriture des familles, des amis et même d’inconnus, en recourant parfois au financement participatif.

    À Memnaa, je rends visite à Hanna Ibrahim, 66 ans, le moukhtar du village (l’équivalent du maire). Trois de ses quatre enfants vivent à l’étranger, dont son fils aîné, Charbel, un entrepreneur. Ce dernier, né il y a quarante-trois ans dans un abri anti-aérien à Beyrouth, a quitté le Liban en 2001 pour retrouver de la famille déjà installée à Sydney, en Australie. En 2019, il a lancé Steps of Hope, une ONG australienne qui opère au Liban avec des partenariats et finance des distributions de repas et de denrées alimentaires, de médicaments et de kits solaires pour aider les étudiants à travailler après la tombée de la nuit. Le premier gros projet de l’ONG a été la restauration de 580 logements après l’explosion à Beyrouth, grâce à l’argent qu’elle a rapidement récolté (plus de 900 000 euros). Charbel et une vingtaine des quelque 400 Australiens libanais originaires de Memnaa font aussi un don annuel d’environ 90 000 euros au village.

    « Sans nos enfants à l’étranger, me confie Joseph Youssef, le chef du conseil municipal de Memnaa, notre village aurait beaucoup souffert et connu l’humiliation. » Les Australiens d’origine libanaise ont participé à l’achat d’un groupe électrogène pour l’éclairage public et paient le carburant. Ils ont aussi levé des fonds pour acheter une pompe qui garantit la fourniture d’eau dans chaque maison. Et ils offrent une allocation mensuelle à vingt-quatre familles qui n’ont pas de proches à l’étranger.

    Depuis l’Antiquité, la côte de Jbeil, aussi appelée Byblos, a été le lieu d’embarquement des voyageurs vers de nouveaux horizons. Byblos était un port de commerce phénicien important, une cité- royaume et, dit-on, le berceau du premier alphabet. C’est l’une des plus anciennes villes du monde à avoir été constamment habitées.

    PHOTOGRAPHIE DE Rena Effendi

    Beit Mellat compte sur une diaspora encore plus ancienne : les Mexicains aux racines libanaises, dont les ancêtres ont quitté le pays au XIXe siècle. Ces premiers immigrants ont secouru une vague ultérieure de parents fuyant la guerre civile libanaise. « Nous avons une diaspora de 7 000 personnes qui vivent majoritairement au Mexique, m’explique Chahine Chahine, le chef du conseil municipal. Ils sont si nombreux à être originaires de Beit Mellat dans le pays qu’une ville près de Mexico porte ce nom. »

    En 2021, la diaspora a contribué à lever plus de 138 000 euros de fonds pour installer des panneaux solaires chez chacune des quatre-vingt- seize familles qui vivent à l’année dans le Beit Mellat du Liban. Chahine Chahine précise avoir reçu des dons de personnes n’ayant plus de parents au pays : « Ils ne sont jamais venus ici, ne parlent pas l’arabe, ne connaissent pas Beit Mellat. Mais ils savent que leurs ancêtres sont enterrés ici et veulent soutenir le village. »

    Par une chaude journée, je prends un café avec Toufic Geaitani sur le balcon de sa magnifique villa, à Beit Mellat. Âgé de 79 ans, ce marchand de tissus a quitté le pays en 1968. Il fait partie des nombreux Mexicains libanais qui secourent la bourgade. Il passe plusieurs mois par an au Liban. Sa maison donne sur un superbe verger en terrasses planté d’arbres fruitiers et d’oliviers. Un pin solitaire domine la végétation. «Il a été planté par ma grand-mère en 1880 ou 1890», me confie Toufic Geaitani. Je lui pose une question à laquelle j’ai moi-même du mal à répondre : pourquoi est-il toujours lié au Liban ? Qu’est-ce qui le force à y retourner ? « Cette attirance secrète, répond-il, il faudrait un psychologue, ou je ne sais quoi, pour l’expliquer ! » Il reste silencieux un moment. « Notre sang nous ramène ici. Malgré tout ce qui ne va pas, c’est plus fort que moi. Je ne peux pas m’empêcher de revenir. »

    Il est difficile d'aimer un pays en plein chaos qui excelle à exporter ses enfants. Le Liban est depuis bien longtemps un endroit que les gens quittent : pour fuir la guerre, l’instabilité politique, la pauvreté et la famine ; pour poursuivre une quête de savoir ; pour retrouver sa famille au sein de la diaspora ; et, tout simplement, pour construire une vie meilleure. Ma famille a commencé à s’expatrier à la fin du XIXe siècle.

    Tant de Libanais se débattent aujourd’hui avec la même question : rester ? partir ? Depuis 2019, les demandes de passeport ont décuplé, engendrant un engorgement tel qu’il faut attendre plus d’un an un premier rendez-vous seulement pour remplir le formulaire. Ceux qui ne peuvent attendre, ou qui ne peuvent s’offrir un passeport, optent pour la mer, laquelle, depuis l’Antiquité, porte la promesse de terres et de vies nouvelles. Des dizaines de personnes ont trouvé la mort durant les traversées périlleuses vers l’Europe.

     

    Des libanais se délassent dans les piscines d'eau de mer de la station balnéaire de Chekka, sur la côte nord du Liban, en septembre 2019. Un mois plus tard, l'économie nationale s'effondrait. La chute du Liban aura été rapide, douloureuse et profonde – et sans signe de rétablissement.

    PHOTOGRAPHIE DE Rena Effendi

    Un de mes amis, resté sur place, aime à répéter cette expression courante : « Le pays n’est pas un hôtel où on règle sa note. » Peut-être. Mais, à la différence de l’État libanais, les hôtels fournissent les services essentiels. La plupart du temps, j’oscille entre un amour exaspéré et une rage à fleur de peau. Je pleure la souffrance causée par le krach économique et l’irresponsabilité d’une classe politique égoïste qui n’aidera pas son peuple.

    Je suis une fille de la diaspora. Comme ma mère l’a fait toute sa vie, je navigue entre deux mondes. Comme de nombreux Libanais, je quitte le pays pour des périodes prolongées, sans jamais pouvoir l’abandonner.

    Quand je suis entrée dans mon appartement ravagé par l’explosion, en août 2020, le souvenir de ma défunte grand-mère m’accompagnait. Je me suis rappelée l’avoir entendue dire qu’elle n’avait même pas pu récupérer une fourchette dans les décombres de sa maison; je pouvais m’estimer chanceuse. Dans un tiroir de la cuisine, j’avais encore des couverts. J’ai remis en état mon appartement en me promettant de ne pas le retaper uniquement pour l’abandonner. Cela sonnerait comme une trahison. Quand un lieu devient son chez-soi, il en faut beaucoup pour rompre les liens de l’habitude et de l’affection, bien que je sache que je suis une privilégiée. Contrairement à beaucoup, mon passeport et mes dollars australiens me garantissent une porte de sortie, et le choix d’en faire usage.

    Dans l’explosion, toutes les surfaces vitrées de mon appartement ont éclaté, sauf celles de l’antique fenêtre trilobée que j’avais customisée et montée sur un mur. L’œuvre énonce, en calligraphie arabe, un désir – celui que mes parents nourrissaient avant moi : écrites en noir et en gras, les paroles de la chanson de Fairouz courent sur les trois baies, disant l’espoir que, si je devais me retrouver ailleurs, le vent me ramènerait chez moi.

    Article publié dans le numéro 282 du magazine National Geographic.  S'abonner au magazine

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