Road to Nowhere : l’une des routes "hantées" les plus fascinantes des États-Unis
Des générations d'Américains continuent de se confronter aux récits effroyables qui scandent les dix kilomètres de la « Route vers Nulle-Part » et de son tunnel sans issue.

Lakeview Drive, la « Route vers Nulle-Part », devait relier des zones affectées par la construction du barrage de Fontana, en Caroline du Nord. Cependant, en raison de préoccupations environnementales et de contraintes budgétaires, le projet de route ne fut jamais achevé ; les dix kilomètres construits débouchent sur un tunnel sans issue.
Sur les hauteurs du lac Fontana, dans la partie du Parc national des Great Smoky Mountains se trouvant en Caroline du Nord, s’étire la Route vers Nulle-Part : un chemin sinueux de 10,5 kilomètres qui s’achève en impasse dans un tunnel de 365 mètres de long uniquement accessible à pied. Lorsque l’on y marche la nuit, le vent y est mordant, les voix portent et l’obscurité semble impénétrable. Le parc et la ville voisine de Bryson City vendent la Route vers Nulle-Part comme une attraction touristique et des habitants comme Eligiah Thornton ont grandi au contact de glaçants récits de phénomènes surnaturels. « Une ombre étrange plane sur l’endroit », dit-il.

Le panneau « Bienvenue sur la Route vers Nulle-Part – une promesse non tenue ! 1943 - ? » reflète la déception des habitants de la zone face à l’abandon du projet par le gouvernement. La route fut planifiée dès 1943 mais ne fut jamais achevée.
Mais ce qui hante véritablement les lieux est l’histoire pesante du tunnel. Dans les années 1940, pour faciliter la construction du lac Fontana et de son barrage, l’Autorité de la vallée du Tennessee (TVA) promit à près de 200 familles des Appalaches de leur construire une route qui leur permettrait de se rendre dans leurs cimetières ancestraux si elles acceptaient d’abandonner leurs foyers. Mais en 1969, le gouvernement interrompit les travaux, prétextant des risques de ruissellement acide des roches qui affleuraient.
En 2010, le Service des parcs nationaux (NPS) a fini par accepter de dédommager le comté de Swain pour un montant de 52 millions de dollars (65 millions d’euros aujourd’hui), mais cet arrangement financier n’a pas résolu le problème de fond : aider les familles à accéder aux vingt-six cimetières désormais situés à des kilomètres de la rive et accessibles uniquement via des sentiers escarpés et mal entretenus.
« La promesse n’était pas un arrangement financier. La promesse était de construire la route », déplore Karen Marcus, psychologue sexagénaire dont cinq générations d’ancêtres sont inhumées dans plusieurs de ces cimetières. « Et la promesse ne sera jamais tenue. »
UNE HISTOIRE ENGLOUTIE
Les familles de la Route vers Nulle-Part furent les dernières d’une population de 50 000 personnes réparties sur six États du sud des Appalaches à être forcées à déménager, de 1933 à 1943, afin que la TVA puisse construire quinze barrages hydroélectriques. Bien que l’entreprise ait affirmé que cette décennie de travaux a « transform[é] cette vallée accablée par la pauvreté et souvent inondée en un bout d’Amérique moderne, électrifié et développé », on était en fait loin du stéréotype des montagnards isolés, incultes et misérables.

Le barrage de Fontana, situé dans l’ouest de la Caroline du Nord, sur les eaux du Little Tennessee, fut construit dans le cadre d’un projet de l’Autorité de la vallée du Tennessee (TVA) lors de la Seconde Guerre mondiale, principalement pour générer de l’électricité pour l’effort de guerre. Achevé en 1944, le barrage de Fontana est le plus grand de l’est des États-Unis avec ses 146 mètres de hauteur.
« C’était une région industrielle », déclare Daniel S. Pierce, professeur d’Histoire à l’Université de Caroline du Nord à Asheville.
Alors que les chemins de fer commencèrent à sinuer sur ce terrain accidenté à la fin des années 1880, attirant exploitants forestiers et miniers dans leur sillage, des villes prospères sortirent de terre, comme Proctor, Bushnell et Judson, qui furent toutes submergées et détruites lorsque l’on créa le barrage de Fontana, le plus grand à l’est du Mississippi, à la suite de l’attaque de Pearl Harbor, pour alimenter en électricité une usine d’aluminium voisine.
Si la plupart des familles concernées virent leurs villes englouties, les maisons de 200 familles de ce que l’on appelle désormais la Rive nord se trouvaient au-dessus du niveau de l’eau du lac. Mais ce n’était pas le cas de la seule route d’accès à leur cimetière familial. Plutôt que de déplacer les dépouilles des proches de ces familles, TVA promit de construire une nouvelle route afin que les Decoration Days, une tradition appalachienne annuelle, que le folkloriste Alan Jabbour décrit comme « un acte de respect à l’égard des morts qui réaffirme le lien de chacun avec ceux qui sont partis », puisse continuer.
« On n’aurait pas pu trouver meilleur peuple, un peuple de la montagne, pour comprendre l’effort de guerre et souhaiter y contribuer », affirme Leeunah Woods, dont la mère, Helen Cable Vance, a grandi ici.
Selon Lance Hardin, qui a étudié les répercussions de l’existence du barrage sur ces familles, la TVA profita de cette générosité d’esprit et dédommagea les propriétaires à hauteur de 94 dollars de l’époque par hectare (1 500 euros environ aujourd’hui), soit moins que ce que les familles déplacées reçurent.
En conséquence, la proportion de propriétaires terriens parmi les habitants de la Rive nord a chuté d’un quart et celle des propriétaires immobiliers de moitié environ. « Bon nombre des petites fermes disponibles sont parties, et donc beaucoup d’entre eux ont vraiment eu du mal à trouver quelque chose dans le coin qui pouvait remplacer ce qu’ils perdaient », explique Lance Hardin.
Selon Daniel S. Pierce, il y a une raison cruciale derrière l’importance énorme qu’ont ces cimetières pour les familles : « Ils ont perdu leurs maisons, ils ont perdu leurs entreprises, ils ont perdu leurs écoles, vous savez, tous les marqueurs de la communauté. Mais il reste ça. »
MAINTENIR LA TRADITION EN VIE
Au fil des années, alors que la route promise ne sortait toujours pas de terre, des familles ont commencé à frayer leurs propres chemins jusqu’aux cimetières pour les Decoration Days. Dans les années 1960, « nous, les garçons, allions pêcher, et les hommes allaient aux cimetières pour les nettoyer », explique Henry Chambers, président de la North Shore Cemetery Association. « Le simple fait de pouvoir venir là était particulier. »
En 1977, inspirées par le succès d’une réunion organisée pour le bicentenaire du pays ayant attiré 650 personnes l’année précédente, Helen Vance et des proches créèrent la North Shore Cemetery Association afin de plaider pour l’achèvement de la route et, dans le même temps, d’obtenir une aide gouvernementale pour accéder à leurs cimetières. Depuis 1984, des gardes forestiers transportent les familles en ferry sur le lac Fontana et entretiennent des sentiers pour ces visites annuelles qui ont lieu d’avril à octobre. Henry Chambers estime les coûts annuels, des coûts de transport à la réparation des tombes endommagées par la météo ou par des animaux sauvages, à 8 000 dollars environ (6 900 euros).
Assister à un Decoration Day, c’est comprendre la force du lien de ces familles vis-à-vis de leur histoire commune et de ce qu’ils appellent la homeplace, leur terre d’origine. Elles nettoient les pierres tombales et décorent les tombes avec des fleurs en tissu colorées. Le groupe chante « Amazing Grace », Karen Marcus lit une méditation qu’elle a écrite elle-même, puis dirige une prière. Ensuite a lieu un repas partagé lors duquel affluent les récits, longs et sinueux, comme les ruisseaux qui serpentent à proximité.
Lillian Hyatt a montré son album de coupures de presse composé d’articles consacrés à son arrière-grand-mère, Sarah Palestine « Tiney » Kirkland, sage-femme qui mit au monde 627 bébés et dessina de nombreuses cheminées de maisons. Frank March, historien amateur du Tennessee, s’est souvenu du jour où Joe Cable Sr., alors âgé de 83 ans, reconnut dans une plaque de métal que Frank avait trouvé sur la vieille cheminée de sa famille le garde-boue du vélo de son frère. « Il était fou de joie d’être revenu là », raconte Frank March.
« Le parc veut faire croire à tout le monde que les Smokies, c’est la nature sauvage. [Mais] ça n’a jamais été une terre sauvage », explique Henry Chambers. Ensemble et indépendamment, lui et Frank March ont cartographié plus de 2 700 sites (maisons, églises, écoles et moulins) répartis sur les 211 000 hectares du parc pour le prouver.
Quant à la réputation de la Route vers Nulle-Part, les familles de la Rive nord n’y accordent guère d’importance. « Il n’y a rien de fantomatique ou quoi que ce soit, affirme Leeunah Woods. C’est juste un sentiment étrange qui monte quand on marche dans ce tunnel qui est long à traverser. »
Avec son béton glacé et ses pierres couvertes de graffitis, la Route vers Nulle-Part est un lieu mort, et non un lieu des morts. Les morts reposent dans les cimetières qui honorent les générations d’Appalachiens ayant élu domicile sur cette terre.
« Les gens devraient venir voir », répond Carrie Laney, 94 ans, quand on lui demande ce que le public devrait savoir sur les Decoration Days. « Ils reviendront, s’ils viennent. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com.
