Un autre tourisme est-il possible ?

À l’heure du réchauffement climatique et de la pandémie, l’avenir du tourisme pose question. Mais il existe des solutions pour découvrir l’autre sans nuire à l’environnement et aux sociétés.

De Manon Meyer-Hilfiger, National Geographic
Publication 28 janv. 2022, 15:13 CET, Mise à jour 1 févr. 2022, 11:26 CET
Venise, mai 2016 : navire de croisière, devant le palais des Doges et le campanile de Saint-Marc. Depuis ...

Venise, mai 2016 : navire de croisière, devant le palais des Doges et le campanile de Saint-Marc. Depuis l’été 2021, ces navires géants n’ont plus le droit d’emprunter le Canal de la Giudecca mais ne sont pas pour autant exclus de Venise ; ils vont désormais s’amarrer au fond de la lagune, à Porto Marghera. Venise rechigne à tuer la poule aux œufs d’or, tout en dénonçant régulièrement une fréquentation excessive.

PHOTOGRAPHIE DE Rémy Knafou

Difficile, en vacances, de trouver plus énervant que les autres touristes. C’est d’ailleurs une constante : dès les prémices de la pratique, au 18e siècle, on pestait déjà contre les autres voyageurs, responsables de tous les maux. Ainsi évitait-on l’examen de conscience. Mais aujourd’hui, ce dernier est devenu inéluctable.

L’envers du tourisme est bien connu. Massification, pollutions, bétonisation des sols, émission de gaz à effet de serre, dépendance économique… Pourtant, la plupart d’entre nous continuent à rêver d’ailleurs. Un désir tout à fait normal, assure le géographe et professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Rémy Knafou, qui a dédié sa vie professionnelle à étudier cette question. Fondateur de l’équipe de recherche « Mobilités, itinéraires, tourismes », il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages sur cette thématique.

Le dernier en date - Réinventer le tourisme, sauver nos vacances sans détruire le monde - paru aux éditions du Faubourg en mai 2021, se penche sur l’avenir de la pratique à l’heure de la pandémie et du réchauffement climatique. Et pose la question : comment faire pour découvrir l’autre sans détruire l’environnement et les sociétés ? Son livre examine les fondements historiques de notre rapport au tourisme, et s’attelle à lister des mesures pour résoudre la crise actuelle. Entretien.

Machu Picchu, octobre 2018 : la mythique cité inca, perchée à 2 430 mètres d’altitude dans les Andes péruviennes, est devenue un « must » du tourisme mondial, en dépit d’un accès malaisé. Sa fréquentation a triplé depuis les années 1990 pour atteindre le million et demi de visiteurs en 2018, chiffre bien supérieur à ceux prônés par l’UNESCO. Jusqu’à présent, les mesures de limitation d’accès n’ont produit que peu d’effets. 

PHOTOGRAPHIE DE Rémy Knafou

En 2019, le tourisme était la première industrie au monde, avec une part du PIB mondial dépassant les 10 %, selon l’OMT (Organisation Mondiale du Tourisme, une agence de l’ONU). Comment en est-on arrivé là ?

Au départ, l’invention du tourisme (1770-1830) a été une révolution doublement circonscrite, socialement à l’aristocratie et spatialement à l’Europe occidentale (cela concernait alors moins de 1 % de la population). Cela se voit même dans le vocabulaire. La pratique étant à l’initiative de Britanniques, c’est dans la langue anglaise que le mot « tourist » apparut en 1769, traduit en français en 1803. Encore aujourd’hui, le mot n’existe pas dans toutes les langues. En mandarin, sa traduction est récente.

C’est à partir du 19e siècle que le tourisme s’est diffusé à d’autres lieux et à d’autres populations. L’apparition du chemin de fer, les débuts des agences de voyages avec Thomas Cook (dès 1841), le développement du passeport, ont marqué cette période durant laquelle le nombre de touristes grandit sensiblement, mais en restant inférieur à 10 % de la population européenne.

Après l’Europe du Nord-Ouest, la pratique s’est aussi étendue à l’Amérique du Nord, puis les empires coloniaux ont encore un peu plus élargi le champ des destinations possibles. Par exemple, les Britanniques ont créé des stations d’altitude dans l’Himalaya. Les Français ont fait de même au Vietnam.

C’est après la Seconde Guerre mondiale que le tourisme entre dans une nouvelle phase, avec une croissance qui s’accélère et devient exponentielle jusqu’en 2019. Dans les pays riches, la majorité de la population y participe et, dans les pays en développement, la croissance des classes moyennes permet l’accès au tourisme d’une part significative des habitants. De plus, la quasi-totalité de la planète s’ouvre à la pratique : la haute montagne, les déserts, l’Amazonie, les pôles.

 

En même temps que le tourisme se développe, les critiques l’accompagnent. Vous citez Pierre Loti qui écrivait déjà en 1907 : « C’est fini de Louxor ! Et quelle affluence de monde, ici ! [...] Tout au long des berges, il y a une rangée de ces bateaux touristes, espèces de casernes à deux ou trois étages, qui de nos jours infestent le Nil ». Comment cette critique a-t-elle évolué ?

Il y a un invariant depuis l’invention du tourisme : la dénonciation des autres touristes par les touristes eux-mêmes. Évidemment, nous apprécierions de voir certains lieux en étant seul. Mais cela n’a pas de sens. On se trouve dans ces endroits précisément parce qu’ils ont été identifiés comme intéressants par d’autres, l’itinéraire d’accès balisé, les hébergements créés, etc. C’est en fait un souci de distinction.

Les catégories les plus privilégiées de la population, qui ont inventé le tourisme, n’ont jamais accepté de devoir partager des lieux. D’où deux réactions. D’une part, la critique des pratiques des autres. D’autre part, la recherche éperdue de nouveaux lieux encore non fréquentés par les grands nombres. C’est le tourisme « hors des sentiers battus », dont le dernier avatar sont les petits bateaux d’expédition cinq étoiles, qui vont s’aventurer dans les coins les plus préservés de la planète. Mais cette volonté de se distinguer des autres ne règle pas les problèmes de fond : l’accès au tourisme de populations pauvres qui en sont encore écartées et l’impact croissant de la pratique sur les sociétés et l’environnement, en particulier sur le climat.

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    Islande, juin 2021 : une éruption volcanique d’une durée peu commune (de mars à septembre), une habile médiatisation touristique et une accessibilité favorable (péninsule de Reykjanès, près de Reykjavik et de l’aéroport international) expliquent la très forte fréquentation touristique de ce site, avec des pics quotidiens de fréquentation de 12 000 personnes. Pour les moins endurants et les plus pressés, un ballet incessant d’hélicoptères venaient tourner autour des bouches d’émission des coulées de lave.

    PHOTOGRAPHIE DE Rémy Knafou

    Le tourisme est en effet responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde.

    Oui, et parmi ces émissions liées au tourisme, les transports sont évidemment les principaux responsables, aérien en tête (40 %) - alors même que 90% des habitants de la planète n’ont jamais pris l’avion. Ensuite viennent l’automobile (32 %) et les navires de croisière. Les voyages intercontinentaux, qui ne représentent que 2,7 % de tous les voyages touristiques, contribuent pour 17 % aux émissions touristiques mondiales.

     

    L'économie mondiale pourrait perdre plus de 4 000 milliards de dollars sur les années 2020 et 2021 en raison de l'impact de la COVID-19 sur le tourisme selon un rapport d’une agence de l’ONU. La pandémie a aussi mis en lumière combien certains endroits étaient dépendants du tourisme, et donc vulnérables.

    Lorsque le tourisme devient l’activité dominante, il a tendance à évincer les autres. Par exemple, dans les Baléares, il représente 45 % du PIB. La transformation s’est faite très brutalement. De nombreux locaux ont vendu des terres agricoles pour les dédier à l’hôtellerie. Cela a créé des fortunes. Globalement, tout le monde voyait le changement d’un bon œil car les emplois du tourisme sont plus rémunérateurs et moins pénibles que ceux de l’agriculture. On entre ensuite dans un cercle vicieux : la valeur du foncier devient telle qu’une partie de la population locale, les jeunes en premier, ne peut plus s’y loger. La population est progressivement remplacée par des gens à fort pouvoir d’achat : des touristes, des retraités, ou des actifs qui ont deux résidences.

    Cette mono-activité rend les lieux vulnérables économiquement. Avec la pandémie, les Canaries se sont retrouvés désertées. Les autorités ont tenté de développer le télétravail. Mais ce n’est pas à l’échelle des stocks de l’immobilier touristique.

     

    Le tourisme est aussi accusé d’entretenir des formes de maltraitances : les animaux utilisés pour les activités touristiques mènent souvent des vies misérables.

    Le succès du tourisme animalier montre la capacité du tourisme à tout récupérer, mais ne se limite pas à des phénomènes de maltraitance régulièrement dénoncés par les médias. Le succès croissant des parcs animaliers témoigne de l’intérêt des sociétés du monde occidental vis-à-vis des animaux. En France, il y a la remarquable success story du ZooParc de Beauval, en partie liée à l’engouement du public pour les pandas. Ce lieu est devenu le premier site touristique de la région Centre-Val de Loire (1,5 millions de visiteurs en 2019), devançant les châteaux les plus prestigieux ! Les grands parcs animaliers européens sont aussi désormais des lieux de séjours, dans des « lodges » où les humains s’enferment pour admirer des animaux sauvages passant devant leurs fenêtres, animaux eux-mêmes enfermés dans un périmètre plus vaste…

    Les labels promettant un tourisme durable se multiplient depuis quelques années. Pourtant, ils ne remplissent pas toujours leur mission, selon vous. Pourquoi ?

    La question du tourisme durable est apparue dès les années 1990, dans des conférences internationales. Je me souviens qu’en 1989, le président des Canaries affirmait que nous entrions dans une nouvelle ère. Mais dans les faits, rien n’a changé ou presque, et l’urbanisation a été galopante. Dans de nombreux cas, le tourisme durable n’a servi que d’effet d’affichage pour créer de nouveaux lieux dans des environnements protégés, comme la station russe de sports d’hiver de Rosa Khutor (qui a accueilli les épreuves de ski des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi), au cœur d’un parc national.

    Pour beaucoup de lieux et d’entreprises, le « tourisme durable » est un simple argument marketing, qui n’est pas assorti de contraintes ou de réalisations. À ce titre, citons l’île de Sir Bani Yas, à Abu Dhabi, couronnée meilleure destination durable du monde en 2019. Pourtant, elle se situe dans l’une des zones touristiques les plus artificialisées de la planète, et l’accès se fait en avion ou bien en bateau après 3 h 30 de route depuis l’aéroport international. De plus, elle propose des safaris en 4x4, comporte trois resorts dans un lieu qui n’a pas d’eau et qui ne produit aucune denrée agricole. Cela en dit long sur le dévoiement de l’étiquette « tourisme durable ». Ce genre de développement - comme la construction d’une piste de ski à Dubai par exemple – révèle la stratégie des Émirats arabes unis pour préparer l’après-pétrole. Mais ce ne sont pas pour autant des activités durables !

     

    Face à toutes ces problématiques, quelles mesures suggérez-vous ?

    Je propose d’abord une mesure symbolique, afin de montrer que nous entrons dans une nouvelle ère où tout n’est plus permis : la sanctuarisation touristique de l’Antarctique. Le flux de touristes là-bas est encore faible, et il n’y a pas de populations sur place qui dépendent du tourisme pour vivre. La plupart des voyageurs viennent de l’hémisphère nord, donc l’émission de gaz à effet de serre pour venir jusqu’à ce continent est considérable. Je ne prétends pas que cette sanctuarisation peut régler le problème dans son intégralité. Mais il me paraît souhaitable qu’une partie de la planète encore à peu près préservée demeure à l’abri des activités humaines. Plus globalement, les destinations touristiques ne doivent pas hésiter à limiter leur capacité d’accueil, tout en l’exploitant mieux.

     

    Qu’en est-il des mesures concernant l’aviation, premier secteur responsable des émissions de gaz à effet de serre touristiques ?

    La première mesure consisterait à supprimer les liaisons aériennes pour lesquelles il y a des substituts terrestres à faible émission de CO2 - c’était d’ailleurs l’une des propositions de la Convention citoyenne pour le climat.

    Il faut aussi taxer le carburant de l’aviation. Aujourd’hui en France, il est exempt de toutes taxes, et ce depuis 1944, en vertu de la convention de Chicago. Alors même que les États ont la possibilité de taxer le carburant des vols nationaux. Il me semblerait normal que les carburants aériens soient taxés au même niveau que les carburants terrestres. En mai 2019, un rapport de la Commission européenne a évalué qu’une taxe de 33 centimes par litre de carburant contribuerait à une baisse de 1 % des émissions de CO2 du secteur aérien.

    Il serait également bon de taxer davantage les voyageurs fréquents, avec l’instauration d’une taxe progressive sur les vols des touristes réguliers. Tout le monde aurait droit à un vol non taxé par an, après quoi une taxe de plus en plus élevée s’appliquerait aux vols supplémentaires. Il s’agirait aussi de décourager le tourisme des très longues distances, de pénaliser les courts séjours desservis par de longs trajets (par exemple les week-ends à New York pour des Européens), notamment en modulant le tarif en fonction du nombre de nuits séparant l’aller du retour.

     

    Après la pandémie, croyez-vous à la transformation durable du tourisme ?

    Je vois deux mouvements contradictoires : d’un côté, le désir légitime d’accès au tourisme des nouvelles classes moyennes qui se développent, en Chine, en Inde, etc., et qui vont contribuer à accroître encore le nombre des déplacements. D’un autre côté, une nécessité croissante de faire enfin entrer le tourisme dans la transition écologique, ce qui exige de grands changements. Certains sont en cours du fait de la pandémie de COVID-19. C’est le cas du tourisme d’affaires, le plus pénalisé. Les entreprises ont compris qu’il y avait là une source d’économies (un milliard de dollars pour Amazon en 2021…) à la faveur du développement des visioconférences. C’est aussi une opportunité de davantage respecter les objectifs de décarbonation.

    Par ailleurs, la pandémie et les confinements ont permis de découvrir des lieux proches. C’est la rengaine du moment : voyager lentement vers des espaces voisins, peu fréquentés.

    Enfin, il y a un changement de mentalité. Par exemple, la « honte de prendre l’avion » (« flygskam », en suédois), apparue en Suède en 2018. Une enquête de l’Union des banques suisses menée en 2019 a montré que 21 % des personnes interrogées assuraient avoir déjà décidé de réduire leurs voyages en avion au cours de l’année écoulée. Est-ce un mouvement durable et qui se diffusera en dehors de l’Europe occidentale, des États-Unis et du Canada ? Il est trop tôt pour le dire. Mais depuis ses débuts, le tourisme est une suite d’inventions par les touristes eux-mêmes. Quand j’affirme que surgiront, au sein des jeunes générations, de nouvelles pratiques adaptées à ces contraintes environnementales, je suis assez sûr de moi .

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