Comment mesurer la souffrance animale ?

Pour favoriser le bien-être des animaux, il est essentiel de comprendre ce qu’ils expriment. Mais, sans langage commun avec eux, difficile de connaître leur ressenti et d’améliorer leurs conditions de vie. Des chercheurs s’attellent à relever ce défi.

De Florent Lacaille-Albiges
Deux ours polaires se produisent à Kazan, en Russie. Cette image est un exemple rare d'ours ...
Deux ours polaires se produisent à Kazan, en Russie. Cette image est un exemple rare d'ours polaires forcés à se donner en spectacle. Les ours sont équipés de muselières en métal. Bien que controversée, cette pratique n’est pas illégale en Russie.
PHOTOGRAPHIE DE Kirsten Luce

Les trois quarts de l’environnement terrestre et les deux tiers environ du milieu marin ont été significativement modifiés par l’activité humaine. C’est ce qu’affirmait, début mai 2019, le rapport de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Des chiffres qui donnent la mesure de l’impact de l’Homme sur la faune.

Or une exposition durable au stress est particulièrement mauvaise pour les animaux. Elle peut entraîner des problèmes de développement, voire un blocage de la reproduction. « Dans les années 1990, j’ai ainsi eu une étudiante qui a travaillé en Guyane sur les problèmes rencontrés par les tortues marines, note Claude Baudoin, professeur honoraire d’éthologie et auteur d’À quoi pensent les animaux (CNRS Éditions, 2019). Sur la plage des Hattes, à Awala-Yalimapo, la présence de touristes venant la nuit pour observer la ponte perturbait les tortues. Après plusieurs années d’études, menées notamment par des chercheurs du Muséum national d’histoire naturelle, le tourisme a été encadré et une réserve créée afin qu’elles retrouvent une vie normale. »

Dans les zoos, dans les réserves, dans la nature, il devient donc indispensable de bien comprendre ce qu’ils expriment pour savoir quelles mesures de protection mettre en place. La tâche est cependant difficile, car nous ne partageons pas de codes communs, même avec les animaux proches de nous. En 2017, des scientifiques de l’université de Saint-Étienne ont fait écouter à des personnes adultes des pleurs de bébés humains, bonobos et chimpanzés. Conclusion : alors qu’on peut assez facilement déterminer le niveau de souffrance d’un bébé humain en entendant ses cris, nous sommes incapables d’évaluer correctement celui d’une autre espèce. Les pleurs des petits bonobos, très aigus, sont immédiatement perçus comme le signe d’une détresse intense. Quant aux bébés chimpanzés, leur souffrance est systématiquement sous-évaluée par les humains, car leurs cris sont moins aigus que ceux de nos enfants.

Les chercheurs en éthologie (science des comportements animaux) développent donc plusieurs méthodes pour évaluer leur souffrance. Claude Baudoin précise : « J’emploierais le terme “souffrance” avec précaution. La souffrance est un ressenti, et on ne connaît pas le ressenti des animaux. En revanche, nous étudions leurs réactions au stress et leur bien-être, qui sont des notions plus objectivées. »

Premier indice d’un stress chez l’animal : celui-ci adopte des comportements anormaux. Certains sont largement partagés au sein d’une même espèce, comme les oreilles couchées vers l’arrière chez les chats. Mais, bien souvent, ces comportements varient d’un individu à l’autre. Les éthologues sont souvent obligés de les interpréter en fonction du contexte. « Pour être à peu près certain de ce qu’un animal exprime, il faut passer beaucoup de temps avec lui. Si on parle de votre chat, vous êtes certainement le meilleur expert. »

Pour un animal que l’on ne connaît pas, l’analyse est plus complexe. L’observation sur le terrain peut alors être complétée par des mesures hormonales, notamment des corticoïdes et de l’adrénaline. Ces deux hormones préparent le corps à réagir à une situation de changement – par exemple, en prenant la fuite rapidement. Mais ces substances ne sont pas exclusivement associées au stress. D’autres émotions peuvent en partie brouiller les résultats. Ces mesures doivent donc être prises avec précaution.

Par ailleurs, il reste une grande inconnue. « On ne sait pas véritablement comment le stress est ressenti par les animaux, puisque ceux-ci ne peuvent pas nous l’indiquer », explique Claude Baudoin. Les ressentis diffèrent néanmoins d’un individu à l’autre. Notamment parce que, comme chez les humains, de nombreux biais cognitifs viennent perturber la perception des évènements.

Il est ainsi possible de distinguer des individus dits optimistes et d’autres plutôt pessimistes. « II y a une quinzaine d’années, des travaux sur les rats ont montré que des animaux d’une même espèce pouvaient développer des réponses différenciées dans une même situation, ajoute Claude Baudoin. C’est un axe passionnant des recherches actuelles en éthologie. »

Ces premières expérimentations, menées par une équipe de l’université de Bristol, ont fait l’objet d’une publication dans la revue Nature en 2004. Les chercheurs ont appris à un groupe de rats à associer un comportement à une récompense et un autre comportement à une punition. Concrètement : lorsqu’ils appuyaient sur une manette après avoir entendu un son spécifique, les rats recevaient de la nourriture, alors que la même action, après un son différent, conduisait à la diffusion d’un bruit désagréable. Une fois le dressage effectué, les scientifiques ont soumis les rats à différents sons aux fréquences plus ou moins proches de celles utilisées lors de l’apprentissage, et ont observé leur comportement.

L’expérience a depuis été reproduite avec des dauphins, des étourneaux ou des insectes sociaux. Chaque fois, elle a permis de distinguer des individus réagissant avec optimisme et explorant ainsi la majorité des situations ambiguës, malgré la possibilité d’être “puni”, et des individus pessimistes, plus timorés, craignant une éventuelle punition.

Autre observation : les conditions de vie semblent avoir un impact sur l’émergence de ces traits de caractère. Les animaux ayant connu une amélioration de leurs conditions de captivité réagissent avec beaucoup plus d’optimisme que ceux qui ont subi une perte de qualité et vivent dans un environnement imprévisible. Ces derniers semblent beaucoup plus sensibles à de nouvelles perturbations.

Pour éviter que les animaux expérimentent cet état pessimiste – que les chercheurs comparent dans l’article de Nature aux états dépressifs ou anxieux des humains – il est important de limiter les environnements imprévisibles, continuellement perturbés par des forces extérieures. Au cours de l’évolution, les animaux ont en effet appris à s’adapter à des stress occasionnels, tels que le passage d’un prédateur ou un événement météorologique soudain. Mais rien ne les a préparés aux perturbations nouvelles et continuelles que peut engendrer la présence humaine à leurs côtés.

 

Zoom sur l’intelligence animale, dans le hors série “Dans la tête des animaux” du magazine National Geographic, daté d'avril-mai 2019.

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