Normalement, une extinction d’espèce est trop rare pour qu’un humain y assiste

Les extinctions sont si fréquentes aujourd’hui que nous risquons de nous y habituer. Or lorsqu’une espèce disparaît, c’est tout un mode d’emploi de la vie sur Terre que nous perdons.

De Elizabeth Kolbert
Photographies de Joël Sartore
Tigre : centre de reproduction du tigre de la Chine méridionale à Suzhou.
Tigre : centre de reproduction du tigre de la Chine méridionale à Suzhou.
PHOTOGRAPHIE DE Joël Sartore

Si notre époque, au sens long et lent d’ère géologique, était ordinaire, il nous serait quasi impossible de voir une espèce disparaître. Un tel événement serait trop rare pour qu’un être humain puisse y assister. Dans le cas des mammifères (le groupe d’animaux le mieux étudié), les données fossiles indiquent que le taux historique d’extinction, en vigueur avant l’apparition de l’Homme, est si bas qu’une seule espèce devrait s’éteindre par millénaire.

Mais nous ne vivons pas une époque ordinaire. Partout, des espèces succombent. Rien qu’au cours de la dernière décennie, deux espèces de mammifères ont disparu : la chauve-souris Pipistrellus murrayi et le rat Melomys rubicola, tous deux originaires d’îles d’Australie.

Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), plus de deux cents espèces et sous-espèces de mammifères sont en danger critique d’extinction. Les taux d’extinction actuels sont des centaines, voire des milliers de fois supérieurs au taux historique, au point que les scientifiques affirment que nous sommes à la veille d’une extinction de masse. La dernière en date est celle qui balaya les dinosaures, il y a quelque 66 millions d’années, après la chute d’une météorite. De nos jours, la cause de l’extinction semble plus diffuse. Elle est due à la fois à la déforestation illégale, au braconnage, au changement climatique, à l’introduction d’agents pathogènes, à la surpêche et à l’acidification des océans. À la source de tous ces phénomènes se trouve le même coupable. Pour nombre de scientifiques, nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique: l’Anthropocène (« âge de l’Homme »). Bref, cette fois-ci, la météorite, c’est nous.

 

QUE PERD-ON LORSQU’UN ANIMAL DISPARAÎT ?

Qu’il s’agisse d’un singe ou d’une fourmi, le génome d’une espèce est une sorte de mode d’emploi de la vie sur la Terre. Quand l’espèce meurt, ce mode d’emploi est perdu. De ce point de vue, nous sommes en train de piller une bibliothèque – la bibliothèque de la vie.

Il arrive de plus en plus souvent que des animaux abrités dans des zoos ou des élevages spécialisés soient parmi les derniers membres de leur espèce. Dans certains cas, ils en sont même les seuls.

Toughie, grenouille arboricole Ecnomiohyla rabborum du Panama, vivait au jardin botanique d’Atlanta. Après la propagation d’une maladie fongique dans son habitat natal et l’échec d’une reproduction en captivité, elle est devenue le dernier individu connu de son espèce. Toughie est morte en 2016 et la grenouille Ecnomiohyla rabborum est sans doute désormais éteinte.

De même, on pensait que Roméo, grenouille aquatique de Sehuencas mâle hébergée au Muséum d’histoire naturelle de Cochabamba, en Bolivie, était l’unique survivant de son espèce. Des scientifiques lui ont créé un profil sur un site de rencontres, où un lien menait à une page de don. Les 25000 dollars ainsi récoltés ont contribué à financer des expéditions dans l’est des Andes, où l’espèce était auparavant abondante.

Ces recherches ont permis de retrouver cinq autres grenouilles aquatiques de Sehuencas, deux mâles et trois femelles. Toutes ont été emmenées à Cochabamba. La seule femelle assez adulte pour s’accoupler avec Roméo a été appelée Juliette. Fera-t-elle un bon partenaire pour perpétuer l’espèce ? Nul ne le sait encore.

Nous vivons une époque anormale. Si nous l’admettons, nous pourrons peut-être commencer à en imaginer une autre – une époque qui préserverait, dans la mesure où c’est encore possible, l’exceptionnelle diversité de la vie.

 

Extraits de l’article d’Elizabeth Kolbert « En sursis » publié dans le numéro 241 du National Geographic Magazine.

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