Spectacles de singes au Japon : entre traditions et maltraitance

Au Japon, les macaques sont à la fois des symboles culturels et des objets de divertissement. Leur utilisation dans des spectacles suscite de vifs débats.

De Rene Ebersole, National Geographic
Photographies de Jasper Doest
Publication 15 oct. 2020, 16:26 CEST
Entraînement au sarumawashi (spectacle de singes). On apprend à ces jeunes macaques à s’asseoir sur de ...

Entraînement au sarumawashi (spectacle de singes). On apprend à ces jeunes macaques à s’asseoir sur de minuscules tabourets. Ils seront ensuite dressés aux échasses et au saut de haies.

PHOTOGRAPHIE DE Jasper Doest

Les singes portent des tenues de foot. Ces six macaques japonais, en laisse, se tiennent debout et tapent dans le ballon, l’expédiant d’un bout à l’autre du terrain miniature. Les dresseurs et une foule de spectateurs les encouragent, lors d’une parodie de match Brésil–Japon.

Les bleus (Japon) semblent plus robustes, mais les jaunes (Brésil) sont rapides –surtout lorsque leur n° 10 cesse de se lécher les mains. Soudain, ce dernier reçoit le ballon et shoote. But! Le Japon s’incline. La foule explose de rire.

Ce n’est qu’un apéritif avant l’événement principal, dans la salle de spectacle du Nikko Saru Gundan, dans la ville de Nikko. Je traverse la cour, où un macaque langé et en survêtement orange bat à plate couture un visiteur de 5 ans au air hockey. Dès que le palet s’approche, le singe le renvoie vers le but adverse. Et, sur la scène principale, en extérieur, un macaque mâle, en kimono, saute de hautes haies.

Ce spectacle trouve ses racines dans la tradition japonaise. C’est un avatar du sarumawashi (spectacle de singes). Cette forme de divertissement se fonde sur la croyance que le saru (singe) est le protecteur des chevaux et le médiateur entre les dieux et les humains, capable de dissiper les mauvais esprits et d ouvrir le chemin de la bonne fortune. Comme le théâtre kabuki, le sarumawashi est un spectacle millénaire.

Mais, avec la modernisation du Japon, sa signification spirituelle s’est estompée. Les spectacles de singes ressemblent désormais à des numéros de cirque. Le dressage de nombreux animaux fait appel aux encouragements et à l’affection, mais certains sont soumis à une discipline sévère et physiquement maltraités par leurs entraîneurs, affirme Keiko Yamazaki, directrice générale de l’Animal Literacy Research Institute (Institut de recherche pour la connaissance animale). La détention de singes est régie par la loi japonaise sur le bien-être animal. Toutefois, la législation se préoccupe en priorité des animaux domestiques habituels. 

«Beaucoup d’associations de défense du bien-être animal militent en faveur des chatons et des chiots. Elles veulent des refuges où on n’élimine pas les animaux. Les dames à chats sont les plus influentes, selon Yamazaki. Notre objectif est de rendre la loi japonaise sur la protection de la faune applicable à tous les animaux –de ferme, de zoo, de laboratoire. »

Quand les clients de la taverne Kayabuki, à Utsonomiya, ont fini de manger, les singes des propriétaires montent sur une scène de fortune. Là, au fond du restaurant, ils défilent docilement, affublés de masques en papier mâché.

PHOTOGRAPHIE DE Jasper Doest

Au Japon, le recours à des animaux dans les divertissements relève de la tradition. Mais respecter une tradition culturelle ne devrait pas empêcher de protéger les singes utilisés dans les spectacles des abus qu’ils subissent, note Keiko Yamazaki: «C’est comme dans le monde du cirque. Quand on se penche sur son histoire, on voit que les animaux ont été dressés avec des méthodes des plus cruelles, et les singes ne font pas exception. Cela dit, la culture évolue –ce n’est pas figé dans le marbre.»

Le sarumawashi du xxie siècle va des singes effectuant des sauts périlleux dans des robes à froufrous lors de festivals de rue, aux élèves primates du Nikko Saru Gundan, qui jouent du piano dans des vidéos postées sur YouTube.

Lors d’une immersion de neuf jours dans la culture sarumawashi, j’ai vu tout un éventail de spectacles. Dans un bar d’Utsunomiya, au nord de Tokyo, des singes affublés de masques en papier mâché servaient des bières froides et apportaient des serviettes chaudes aux clients.

À l’état sauvage, les macaques japonais (ou macaque à face rouge), également surnommés «singes des neiges», sont des créatures robustes. Aucun autre primate non humain ne vit à des latitudes aussi septentrionales.

Le parc aux singes de Jigokudani se situe à environ 850 m d’altitude et à trois heures et demie de route au nord-ouest de Tokyo. Comme dans les magazines et documentaires animaliers, des singes des neiges couverts de givre s’y prélassent dans les sources chaudes, devant des foules de touristes qui prennent des photos de la faune et de la flore, ainsi que des selfies.

Malgré leur surnom, on trouve les macaques japonais dans l’essentiel du pays, y compris dans des forêts subtropicales, dans le sud de leur aire de répartition. Et ils mangent de tout –plantes, fruits, insectes, écorce d’arbres, terre...

Ce régime omnivore les a mis dans le collimateur de certains agriculteurs. Chaque année, les engai (dégâts causés par les singes), notamment dans les récoltes de fruits et légumes, se chiffrent en millions d’euros. Les agriculteurs installent des clôtures, des épouvantails et des artifices pyrotechniques pour les tenir à distance. Dans certaines localités, ils peuvent porter plainte auprès d’organismes qui gèrent les programmes de piégeage et d’abattage des animaux nuisibles. Selon le ministère de l’Environnement, plus de 19000 singes par an sont tués dans ce cadre au Japon. Résultat, des jeunes se retrouvent orphelins. Ils sont parfois adoptés par des citoyens soucieux de leur sort, puis proposés à des entreprises de divertissement.

Un après-midi, près de Yamaguchi, je me promène sur un chemin de campagne avec Shuji Murasaki, 72 ans. Dans un champ, il se dirige vers une grande cage métallique vide, de la taille de quatre autocars mis côte à côte. Il s’agit d’un piège conçu pour attirer les singes pilleurs de cultures avec de la nourriture.

Le village en a capturé une dizaine la semaine précédente, m’explique Murasaki. Il ignore ce qui leur est arrivé –ils ont sans doute été abattus, même s’il aurait préféré qu’ils fussent envoyés  dans un zoo. Deux tout jeunes singes ont été sauvés et recueillis par son fils, Kohei, qui va les dresser pour des spectacles.

Murasaki, un ancien acteur, est un militant des droits de l’homme. Il fait partie d’un petit groupe qui, dans les années 1960, a ressuscité le sarumawashi traditionnel, alors quasi disparu. Désormais retraité, il a transmis à Kohei sa fidélité aux racines spirituelles du sarumawashi.

«Les animaux sont des médiateurs entre le public et Dieu. Ce n’est pas un simple spectacle de singes, c’est une cérémonie», explique Shuji Murasaki: dans les croyances japonaises, chaqueanimal suit une voie qui mène à la bonne fortune et, dans le spectacle traditionnel de sarumawashi, chaque tour effectué par un singe porte un sens. Lorsque le dresseur fait tourner l’animal par les bras, cela purifie l’aire où se tient la performance. Lorsqu’un singe saute dans deux cerceaux, il répand santé et longue vie. Faire marcher les singes sur des échasses étend aux enfants les souhaits de bien-être et de bonheur.

À la taverne Kayabuki, les clients rient et applaudissent les singes masqués. Après la fin du spectacle, ils demandent à prendre des photos avec les macaques. Les propriétaires du lieu diffusent des photos sur les réseaux sociaux, mais certaines réactions en ligne remettent en question la tradition de déguiser les singes en acteurs.
PHOTOGRAPHIE DE Jasper Doest

Entraîner les animaux à réaliser des figures aussi compliquées n’est pas facile, explique Murasaki. Même leur apprendre les trucs de base du sarumawashi peut exiger plus d’un an.

Première étape: apprendre au singe à s’asseoir sur un petit tabouret. Le dresseur présente l’objet et en tapote le siège. Si le macaque s’y assoie, le dresseur le félicite chaleureusement et lui témoigne de l’affection. Puis on passe à la marche bipède. «Ce n’est pas du tout naturel pour un singe», souligne Murasaki. Guider le singe avec les mains jusqu’à ce qu’il commence à marcher sur commande peut prendre des mois.

Peu à peu, le dresseur et le singe travaillent une gymnastique et des mouvements plus élaborés. Quand les échasses minuscules sont maîtrisées, de plus grandes les remplacent. Murasaki dit que lui et son fils permettent aux singes de prendre l’ initiative, car l’autre option –des cris ou des coups– romprait la confiance.

Cependant, les méthodes de dressage varient. Tsuyoshi Oikawa est dresseur au Nikko Saru Gundan depuis vingt ans. Il m’a confié que les soigneurs d’animaux utilisaient traditionnellement la domination pour apprendre aux singes que les humains leur étaient supérieurs. Il m’a dit utiliser le renforcement positif, associé au jeu et à une discipline orale: «Nous les traitons comme nos enfants. S’ils font de bonnes performances, nous leur disons qu’ils ont bien travaillé. Dans le cas contraire, nous les grondons. »

Dans le monde entier, des attractions telles que celle du Nikko Saru Gundan soulèvent une opposition croissante de la part de ceux qui sont moralement opposés à la captivité d’animaux sauvages et à leur exploitation dans des divertissements. «Le monde est scandalisé par les numéros d’animaux gadgets, ce qui explique pourquoi tant de cirques animaliers ferment leurs portes et que des pays les interdisent, tonne Jason Baker, premier vice-président des campagnes internationales de l’ONG People for the Ethical Treatment of Animals (PETA). L’histoire nous a hélas montré que nous ne pouvons pas compter sur les gouvernements pour protéger les animaux, surtout dans des pays comme le Japon, où les lois sur le bien-être animal sont  faibles. Rien n’est fait pour surveiller leurs conditions de vie, les séances de dressage avant la production des spectacles, la séparation d’avec les mères, ou ce qui arrive aux animaux lorsque l’industrie du divertissement ne s’en sert plus.»

Les gens qui critiquent les conditions de vie des animaux de divertissement ne comprennent pas la culture sarumawashi du Japon, rétorque Tsuyoshi Oikawa: «Nous aimons les singes, nous sommes de leur côté. La maltraitance ne fait pas partie de nos méthodes d’entraînement. »

Dans le spectacle traditionnel de sarumawashi, un dresseur fait réaliser des tours à ses singes. Au théâtre Nikko Saru Gundan, la principale scène se spécialise dans des productions plus clinquantes, au scénario élaboré, pouvant réunir six macaques, des décors soignés et de nombreux changements de costumes. Un genre d’attractions de plus en plus critiquées.

PHOTOGRAPHIE DE Jasper Doest

D’abord dresseur pour des spectacles de singes, Satoshi Harada est devenu directeur et entraîneur en chef des animaux de la compagnie desinges Sen-zu No Sarumawashi, de Kawasaki, qui donne des spectacles dans les festivals de rue, les écoles et les fêtes. Il me dit vouloir éviter les méthodes de dressage stressantes et donner la priorité au renforcement positif et à l’affection–ce qui peut même conduire à dormir avec les animaux lorsqu’ils sont très jeunes.

Nous entrons dans la salle d’entraînement de la troupe. Harada me présente ses collègues et leurs collaborateurs à fourrure (lesquels portent des couches), dont quatre nouveaux bébés. Le groupe suit un entraînement rigoureux, précise-t-il: deux heures le matin et deux heures l’après-midi, sauf les jours de spectacle.

Plus tôt, ce matin-là, je me suis émerveillé des acrobaties des animaux lors d’un spectacle donné à 300 bambins, dans un gymnase. La vedette était Ponzo, en combinaison noire et gilet jaune. Les enfants criaient de joie lorsque le singe a réalisé ses tours, traversant la salle sur des échasses plus grandes que Harada. «Ankoru! Ankoru! [Encore! Encore!] », s’égosillaient-ils.

De retour aux locaux de la compagnie, les dresseurs ont ôté les couches aux singes et les ont enfermés dans les cages métalliques où ceux-ci vivent lorsqu’ils ne sont pas sur scène. Ensuite, ils ont nettoyé les excréments des plateaux d’égouttement en métal, sous les cages, et préparé des bols d’oranges, de pommes et de bananes pour le dîner des primates. Ils ont disposé les bols de nourriture pour qu’ils forment un rang homogène sur le sol devant les convives. Il était 5 heures, l’heure de rentrer chez soi. Les dresseurs seraient de retour avant le petit déjeuner pour préparer le prochain spectacle.

 

Article publié dans le numéro 246 du National Geographic Magazine.

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