5000 kilomètres : la folle odyssée du monarque

Ce papillon emblématique entreprend l’un des périples les plus extraordinaires – et les plus dangereux – du monde. Dans toute l’Amérique du Nord, des passionnés s’allient pour l’aider à prospérer.

De Michelle Nijhuis
Photographies de Jaime Rojo
Publication 10 juil. 2024, 10:42 CEST
Des nuées de monarques volent dans les arbres à El Rosario, dans la réserve de biosphère ...

Des nuées de monarques volent dans les arbres à El Rosario, dans la réserve de biosphère du papillon monarque, dans l’État du Michoacán, au Mexique. Ces insectes migrateurs hivernent dans les mêmes forêts de sapins oyamels que les générations passées

PHOTOGRAPHIE DE Jaime Rojo

Retrouvez cet article dans le numéro 292 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

Par une journée chaude et claire, au coeur du Texas, Andre Green II épile délicatement un papillon monarque. 

Penché sur une table de laboratoire improvisée, il pince avec dextérité les ailes aux couleurs vives entre son pouce et son index, et passe une bandelette de papier abrasif sur le thorax de l’insecte afin d’en retirer quelques minuscules poils.

Lui et ses collègues chercheurs ont installé leur laboratoire éphémère dans l’un des nombreux pavillons de chasse privés de la région. Les murs sont ornés de têtes empaillées de gibier local et exotique. Mais André Green, professeur d’écologie et de biologie de l’évolution à l’université du Michigan, et Explorateur pour National Geographic, n’a d’yeux que pour la trentaine de monarques capturés plus tôt dans la journée. Il pose un point de colle entre les ailes du papillon, puis y fixe un capteur fait sur mesure – des puces alimentées par un panneau solaire miniature, le tout pesant moins que trois grains de riz. Le silence règne dans la pièce, à l’exception de doux battements d’ailes.

Le scientifique et son équipe espèrent que ce monarque et ses compagnons porteront les capteurs jusqu’aux massifs montagneux du centre du Mexique, à plus de 1 300 km au sud. Dans quelques semaines, ils se rendront eux-mêmes sur place pour tenter de détecter les signaux émis par les antennes des capteurs. S’ils parviennent à capturer de nouveau un ou plusieurs de ces spécimens, ils pourront accéder aux données photométriques et thermiques enregistrées en chemin par les dispositifs, ce qui leur permettra de cartographier l’itinéraire de chaque papillon. Comme d’autres travaux de recherche sur les monarques en Amérique du Nord, ce projet a mobilisé des bénévoles désireux d’aider l’espèce. Des collègues d’André Green, qui ont compris que les cyclistes se déplaçaient à peu près à la même vitesse qu’un monarque en vol, ont par exemple mis à contribution certains d’entre eux pour tester la précision des capteurs, embarqués lors de voyages à vélo de plusieurs jours. André Green, lui, a mené des expériences en laboratoire pour confirmer que ces dispositifs ne perturbaient pas le vol des papillons. Cette innovation est maintenant sur le point de connaître sa première application concrète.

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    La chenille du monarque se nourrit exclusivement d’asclépiades toxiques. Elle en consomme jusqu’à 200 fois son poids durant sa croissance. Cette toxicité, transmise aux papillons, constitue leur principale défense contre les prédateurs.

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    Après avoir fixé les capteurs, le chercheur s’assoit dans un confortable fauteuil en cuir, d’où il contemple les papillons dans une cage en filet devant lui. « Cette année, nous serons ravis si nous captons le moindre signal au Mexique », explique-t-il. Pour collecter des données exploitables, il faudra peut-être tâtonner pendant plusieurs autres saisons. Mais le chercheur est un homme patient.

    Alors que la journée fraîchit, André Green sort avec la cage aux papillons et descend la colline jusqu’aux pacaniers, en contrebas du pavillon. Là, à côté d’un ruisseau, des centaines de monarques migrateurs tournoient dans la lumière tombante. L’universitaire sort un par un les papillons équipés de capteurs, et les dépose délicatement sur des branches basses, comme autant de bibelots en verre. Le lendemain matin, si tout va bien, les insectes poursuivront leur route vers le sud.

    Ce qui fascine tant le chercheur est une des épopées les plus incroyables et les plus dangereuses du monde. Si les monarques sont présents dans de nombreuses régions du globe, ceux d’Amérique du Nord se distinguent par leurs extraordinaires migrations saisonnières. Chaque automne, les monarques du nord des États-Unis et du sud du Canada s’envolent vers le Sud : ils sont la première équipe d’une course de relais de 5000 km, dont l’itinéraire n’est connu que des générations antérieures. Ceux qui survivent au voyage se réunissent au centre du Mexique, où ils hivernent dans les forêts de conifères qui ont aussi abrité leurs grands-parents et arrière-grands-parents l’année précédente.

    À El Rosario, dans le Michoacán, José Humberto García Miranda plante des sapins oyamels qui abriteront à terme des monarques migrateurs. Pour protéger les jeunes arbres des températures extrêmes, des plantes nurses pousseront à côté.

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    Malgré des décennies de recherche, cet ultra-marathon annuel – et celui, plus court, des monarques de l’Ouest américain, le long du Pacifique – n’est que partiellement compris et se révèle de plus en plus périlleux. En raison du changement climatique et de la perte d’habitat, les monarques qui empruntent ces deux routes migratoires pâtissent de plus en plus de phénomènes météorologiques extrêmes et de la pénurie des sources de nectar. En parallèle, les espèces d’asclépiades dont ils ont besoin en période de reproduction pour pondre leurs œufs et pour nourrir les chenilles restent extrêmement rares, ce qui contribue également à la baisse globale des populations.

    L’avenir des monarques nord-américains est jugé tellement préoccupant que l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a décidé de classer à la fois les populations de l’Est et l’Ouest dans la catégorie « vulnérable ». Leur protection au titre de la loi fédérale sur les espèces en danger (Endangered Species Act) est actuellement à l’étude. Un nouveau statut dont les personnes qui ont assisté à leur déclin espèrent qu’il se traduira par une action internationale à long terme : c’est le cas de Karen Oberhauser, directrice à la retraite de l’arboretum de l’université du Wisconsin à Madison. Elle étudie les papillons monarques depuis les années 1990 et estime que, depuis 2014 – année de dépôt du premier dossier pour la protection du papillon au titre de la loi américaine –, l’espèce a reçu davantage de soutien des autorités publiques et des scientifiques. « L’investissement de l’État fédéral a tout simplement grimpé en flèche, ce qui s’est révélé essentiel », note-t-elle.

    Si le monarque n'est ni le plus le grand, ni le plus flamboyant papillon d'Amérique du Nord, aucun autre insecte et très peu d'espèces animales fascinent autant. Ses voyages créent du lien entre les hommes, des ponts entre les générations et les frontières entre États, et même, dit-on, entre la vie et l'au-delà. Chaque année, lors du jour des Morts, certains Mexicains voient ainsi dans les monarques migrateurs des âmes en vol. Et durant les jours qui ont suivi le 11 septembre 2001, des sauveteurs dans le sud de Manhattan ont interprété le survol des tours en ruines par des monarques comme un symbole de survie et de renaissance. « Dire que ce papillon est "emblématique" n'est pas juste une façon de parler, insiste Colomba Gonzalez-Duarte, anthropologue à la NewScool for Social Research, à New-York. Pour les Nord-Américains, c'est l'insecte qui traverse les frontières, pour qui rien n'est impossible. »

    Bien avant que quiconque ne prenne la mesure des distances parcourues par les monarques d'Amérique du Nord, les gens célébraient leurs apparitions périodiques. Le poète et romancier Homero Aridjis, qui évoque dans ses mémoire son enfance pendant les années 1940 et 1950 dans le Michoacán, au centre du Mexique, écrit que le vent d'automne « apportait avec lui des flots de papillons ». Homero et ses amis grimpaient jusqu'à un pâturage dans la montagne pour observer le spectacle captivant de leur arrivée dans les sapins. 

    Dans les années 1950, le zoologiste canadien Fred Urquhart et son épouse, Norah, ont fondé l'Insect Migration Association, amorçant une longue tradition de recherche participative sur les monarques. Pendant les décennies suivantes, l'association a recruté environ 3 000 bénévoles pour attraper des papillons et les marquer d'une minuscule étiquette sur laquelle était écrit : « À envoyer au département de zoologie, université de Toronto, Canada ». Grâce aux données  collectées, le couple a pu avancer l'hypothèse que les monarques passaient l'hiver au Mexique, mais sans savoir où exactement. En 1973, après avoir publié un appel volontaire dans un journal de Mexico, ils ont reçu un courrier de Kenneth Brugger, un expatrié américain. Sa femme Cathy, aujourd'hui Catalina Aguado Trail, s'intéressait de près aux papillons, et notamment aux monarques, depuis son enfance dans le Michoacán. Elle acceptait de prêter sa connaissance de l'espagnol et de la région à la quête des sites d'hivernage de l'insecte. 

    Les plantations d’avocatiers, en essor constant, atteignent les contreforts du volcan Cerro Pelón, dans la réserve aux papillons. L’affectation des terres à l’agriculture est, avec le changement climatique, l’une des menaces majeures pour les monarques.

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    Pendant deux ans, le couple a sillonné à moto et à pied les montagnes du centre du Mexique. L'après-midi du 2 janvier 1975, alors qu'ils escaladaient le volcan Cerro Pelón, Catalina a levé les yeux vers la cime des sapins oyamels et s'est figée : au-dessus d'elle, les troncs et les branches étaient recouverts de milliers de monarques, si densément amassés que leurs ailes se superposaient. Lorsque Kenneth l'a rejointe, tous deux sont restés muets de stupéfaction. 

    Leur euphorie a vite laissé place à l'inquiétude. L'habitat hivernal du monarque au Mexique se limite presque exclusivement à une dizaine de petites forêts d'oyamels, situées en altitude, dans une zone de 562 km2. Dans les années 1970, les communautés locales qui détenaient les droits collectifs sur ces forêts dépendaient de leur exploitation pour gagner leur vie, c'est pourquoi le nombre de conifères protégeant les monarques de l'hiver diminuaient rapidement. Des foules de curieux risquaient de perturber plus encore cet habitat.

    La nouvelle de cette découverte a certes attiré les touristes dans les montagnes, mais elle a aussi suscité une mobilisation en faveur des papillons. L'UICN a appelé le gouvernement mexicain à protéger les forêts d'oyamels, tout comme l'organisation civique de protection de l'environnement Pro-Monarca. Une réserve nationale créée en octobre 1986 a également interdit ou limité l'abattage d'arbres dans cinq des aires d'hivernage connues. Cependant, les retombées économiques attendues du tourisme pour les populations locales se sont révélées irrégulières, et l'exploitation forestière a perduré. 

    Wendy Caldwell, de la Monarch Joint Venture, et Timothy Fredricks, de Bayer Crop Science (au premier plan), marquent des plants d’asclépiades près de New Germany, dans le Minnesota. Grâce à des drones, Drew Smith et Christine Sanderson en évaluent l’abondance.

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    En 2000, à l'issue d'un débat long et parfois houleux, entre représentants de l'État, scientifiques, défenseurs de la nature, et représentants communautaires, la superficie de la réserve a été triplée, de manière à englober l'essentiel de l'habitat connu du monarque en hiver. Le Monarch Fund, administré par le gouvernement du Mexique et financé par des organisations internationales de protection de la nature, a commencé à faire des versements modestes mais réguliers aux ayants droit dans la réserve, ce qui a partiellement compensé les pertes de revenus liés à la vente de bois et contribué à la protection des forêts. À la même période, un groupe mexicain de défenseurs du développement durable a fondé l'association Alternare, qui travaille avec les populations vivant autour du site sur des projets allant de potagers à la préservation des ressources en eau. 

    Grâce notamment à ces initiatives, l'abattage d'arbres dans la réserve a commencé à baisser et, dès le début des années 2010, le recul de la forêt a cessé de se compter en centaines d'hectares chaque année pour passer sous la barre des 10 ha par an. Autrement dit, une franche réussite. Pourtant, depuis 2019, la dégradation est repartie à la hausse, cette fois à cause des infestations  de scolytes dues à la sécheresse et de l'abattage légal censé les maîtriser. Selon la géographe Isabel Ramirez, de l'université nationale autonome du Mexique, le problème est en partie lié aux stratégies publiques de gestion forestière, qui n'ont pas été adaptées à l'évolution du climat. 

    De bonne heure un matin de décembre, je suis André Green et son équipe sur un étroit sentier dans le sanctuaire des papillons monarques de la Sierra Chincua, au centre du Mexique. J'ai l'impression, de prime abord, que les grands arbres qui nous entourent sont couverts de feuillages couleur rouille. Puis, je réalise que tous les sapins sont en réalité drapés de papillons endormis, dont les ailes sont repliées de manière à révéler leur face plus pâle. Sous leur poids, même les branches les plus robustes ploient. L'air frais de la montagne semble vibrer, brassé par les innombrables ailes battant au-dessus de nos têtes. 

    Dans la réserve, un retardataire rejoint le groupe pour la nuit, et déploie ses ailes pour se faire une place sur ce perchoir très prisé. Être serrés les uns contre les autres permet aux insectes de se tenir chaud et d’être en sécurité.

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    Durant la mobilisation pour la protection des aires d'hivernage dans les années 1990 et au début des années 2000, des scientifiques, du Mexique au Canada, ont cherché à comprendre le voyage stupéfiant qu'entretiennent les monarques chaque année. Le chercheur Lincoln Brower, qui étudie depuis longtemps ces papillons, a appris avec ses collègues que, s'ils hivernent au Mexique et repartent vers le nord au printemps, ils ne font pas le voyage jusqu'au bout, mais pondent leurs oeufs dans le nord du Mexique et dans tout le sud des États-Unis. Lorsque ces juvéniles grandissent, ils poursuivent la migration vers le nord des États-Unis et le sud du Canada, et pondent à leur tour pendant le voyage. Deux ou trois autres générations de papillons voient le jour au cours de l'été. La dernière d'entre elles, contrairement aux précédentes, n'entame pas immédiatement un cycle de reproduction, mais suspend son développement : c'est la diapause. Lorsque es jours commencent à raccourcir et à rafraîchir, ces « ados vieillissants » mettent le cap au sud et retournent au Mexique en une seule génération.

    Comme ces monarques en partance pour le Mexique ne peuvent consulter leurs arrière-grands-parents pour localiser les sites d'hivernage, les scientifiques en ont déduit qu'ils étaient capables de s'orienter. Des travaux de recherche  leur ont permis de comprendre que les monarques sont équipés de deux boussoles : la principale se sert du Soleil et la seconde s'appuie sur le champ magnétique de la Terre.

    Dans une étude publié en 2009, la biologiste Christine Merlin et son équipe ont démontré que les monarques utilisaient les horloges circadiennes situées dans leurs antennes pour ajuster leur boussole solaire à la rotation quotidienne de la planète. Pour autant, si ce système complexe maintient les lépidoptères dans la bonne direction, il n'explique pas totalement comment ils réussissent à retourner, année après année, sur les mêmes aires restreintes d'hivernage. 

    À l’occasion du jour des Morts, Sabino Marín Reyes nettoie et fleurit les tombes de ses proches à Ejido Francisco Serrato, une communauté mazahua, dans le Michoacán. Pour les Mazahuas, les monarques incarnent les âmes de leurs ancêtres.

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    Au choeur du sanctuaire de la Sierra Chincua, le soleil se hisse bien au-dessus de l'horizon et le bruissement dans les arbres s'intensifie. Alors que les monarques déploient leurs ailes pour prendre le soleil et réchauffer leurs muscles avant l'envol, toute la forêt semble s'illuminer. Sur la pente surplombant le sentier, l'un des récepteurs radio de l'équipe est prêt à détecter tout spécimen équipé d'un capteur, au cas où l'un d'entre eux ait non seulement atteint le Mexique, mais aussi choisi ces sapins pour hiverner.  Quelques monarques commencent à voleter d'arbre en arbre et, bientôt, nous voilà enveloppés par la cacophonie assourdissante de millions d'ailes en mouvement. Une partie des papillons se répandent hors de la forêt ; d'autres tournoient entre les arbres, brillant dans la lumière du soleil qui filtre à travers les cimes. Certains volent si bas qu'ils frôlent nos visages et nos mains. Mais le récepteur reste muet. 

    De retour dans leurs laboratoires respectifs des universités du Michigan, du Delaware et de Pittsburgh, André Green et ses collègues ont perfectionné les capteurs, pour s'assurer que les panneaux solaires engrangent assez de lumière dans les forêts ombragées de la réserve. En octobre 2023, ils ont attaché des capteurs à 175 papillons du Texas, augmentant ainsi leurs chances d'enregistrer un signal lorsqu'ils retourneront dans la Sierra Chincua une fois l'hiver venu. 

    « Ce sont des organismes merveilleux, tout simplement merveilleux, et comprendre leur fonctionnement nous permet de comprendre un petit peu mieux le monde du vivant, explique André Green. Alors tant qu'ils perpétuent ce comportement, je chercherai à surmonter les obstacles pour l'éclairer. »

    Pourquoi protéger les monarque d'Amérique du Nord ? En suivant leur périple, je me suis aperçue que les réponses à cette question étaient aussi variées que peuvent l'être les défenseurs de ce papillon. Certains, comme André Green, sont fascinés par ses mystères; d'autres admirent sa beauté et sa ténacité. Pour Jane Breckinridge, cofondatrice de la Tribal Alliance for Pollinators, la réhabilitation de son habitat s'inscrit dans une ambition plus vaste : celle d'aider toutes les espèces, dont l'homme. « Les monarques sont uniques et magiques, souligne-t-elle. Mais il font face au même problème que tous les pollinisateurs et que toutes les autres créatures indigènes. »

    Citoyenne de la nation muskogee, dans le nord-est de l'Oklahoma, elle a ouvert avec son mari un élevage commercial de papillons, qui vend toute une gamme d'espèces à des zoos et des musées. Elle a aussi lancé Natives Raising Natives, une initiative qui propose aux membres de tribus d'élever chez eux des papillons –  et de cultiver les plantes indigènes nécessaires à ces insectes – , en contrepartie d'un complément de revenus. revenus. En 2014, Jane Breckinridge a fait appel au professeur Chip Taylor, de l’université du Kansas, afin de rétablir un corridor migratoire pour les monarques sur des terres tribales en Oklahoma. Chip Taylor est le fondateur de l’association Monarch Watch, dont les bénévoles géolocalisent ces insectes. Il a accueilli la proposition de Jane avec enthousiasme : il savait que les papillons manquaient cruellement d’habitat en Oklahoma. Mais il se doutait aussi que la tâche serait ardue. Les parcelles de prairies sauvages sont si rares qu’on ne peut trouver les semences adaptées à l’environnement local qu’au prix d’une collecte laborieuse.

    Dans le sens horaire, à partir d’en haut, à gauche : un monarque femelle équipée d’un émetteur radio cherche du nectar près d’Ames, dans l’Iowa. À l’université A&M du Texas, Christine Merlin étudie un monarque élevé en laboratoire, pour en comprendre la perception des champs magnétiques terrestres. Des monarques migrateurs près de Monterrey, au Mexique, passent la nuit dans l’éclairage aveuglantdes lampadaires. Dans l’Iowa, des « bandes de prairie » de plantes indigènes dans un champ protègent le sol, offrent un habitat et réduisent les pertes en eau.

    PHOTOGRAPHIE DE Jaime Rojo

    Aujourd’hui, la Tribal Alliance for Pollinators est la première productrice de plantes et graines indigènes de l’Oklahoma. Elle coopère avec des tribus dans les Grandes Plaines et au-delà, mettant à la disposition de tous leurs membres des semences de 230 plantes de prairies sauvages. La petite équipe distribue aussi chaque année des dizaines de milliers de jeunes plants à des particuliers et à des institutions. Aux quatre coins de l’Oklahoma, des tribus ont rapporté que des monarques en phase de reproduction faisaient grand usage des asclépiades de leurs jardins pensés pour les pollinisateurs, où vivent aussi, entre autres espèces, des abeilles indigènes et de petits mammifères. Certaines plantes servent aussi à l’homme, pour leur signification rituelle ou un usage thérapeutique.

    Au cours de l’hiver 2019, inspiré notamment par le travail de la Tribal Alliance for Pollinators, le personnel de l’école locale d’immersion de la nation muskogee a fait le trajet jusqu’à l’un des sanctuaires du centre du Mexique pour observer les papillons qui n’allaient pas tarder à s’envoler vers elle. Le muskogee et le yuchi sont les deux langues autochtones de cette nation. La seconde n’est parlée que par une cinquantaine de personnes, mais leur nombre augmente : en effet, à l’école d’immersion, les enfants de maternelle et de primaire saluent la journée en yuchi, puis s’occupent des plantes indigènes du jardin.

    Pour la cofondatrice de l’école, Halay Turning Heart, il existe un lien évident entre son travail et la migration des papillons monarques. « Nous considérons la langue comme essentielle à notre survie, et nous savons que les papillons peinent à survivre, explique-t-elle. Nous savons qu’ils luttent pour conserver leur habitat et que nous les aidons à le rétablir. » La vue du rassemble- ment de monarques au Mexique, se souvient-elle, était à la fois impressionnante et déchirante.

    « Nous avions conscience que nous ne reverrions sans doute pas ça de la même façon. Nous savons à quelle rapidité les choses peuvent changer. »

    Les monarques du sanctuaire d’El Rosario peuvent être très actifs le jour, en pleine chaleur. Pour s’hydrater, des centaines d’entre eux volent jusqu’à terre près d’un petit cours d’eau, où ils aspirent l ’eau et les minéraux du sol humide.

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    L'immense défi de la réhabilitation d’un habitat adapté aux monarques n’est nulle part si manifeste qu’en Iowa. Chaque année, plus de 50 millions de tonnes de maïs poussent sur les sols fertiles de cet État. La quasi-totalité sert à nourrir du bétail ou à produire de l’éthanol. Dans les campagnes, les champs de maïs et de soja s’étendent à perte de vue. En 1996, quand Monsanto a lancé des cultures génétiquement modifiées résistantes au glyphosate, un herbicide connu sous le nom de Roundup, les exploitations agricoles de tout le Midwest ont commencé à l’utiliser pour se débarrasser des mauvaises herbes, ce qui a éliminé au passage les asclépiades et d’autres plantes indigènes inoffensives.

    Aujourd’hui, ces plantes trouvent refuge dans l’enceinte du Tallgrass Prairie Center, à l’université du Nord de l’Iowa, où sont choyées des rangées d’asclépiades et de Tradescantia, entre autres espèces. Leurs graines sont collectées dans les ultimes vestiges des prairies sauvages de l’État, dont plusieurs se trouvent dans des cimetières du XIXe siècle, qui comptaient parmi les rares endroits inaccessibles aux charrues des colons. Chaque année, des semences commerciales, dont une partie est issue de ce stock d’une grande diversité génétique, sont distribuées aux services locaux de la voirie de l’Iowa pour être plantées sur les bords des routes.

    Cette initiative, lancée il y a plus de trente ans pour mettre en place une gestion durable de la végétation des bas-côtés, représente aujourd’hui l’un des plus grands projets de réhabilitation d’habitats dans l’État. Les autorités des transports de l’Iowa estiment qu’environ un quart des bordures de routes sont plantées de graminées et de fleurs sauvages indigènes. Ces plantes abritent fréquemment des monarques et d’autres insectes.

    Au soleil couchant, des nuées de monarques se posent sur les conifères de la réserve. À cette altitude, l’humidité et la fraîcheur sont idéales pour les arbres comme pour les papillons, qui sont protégés par les feuillages et par leur proximité.

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    Toutefois, les bas-côtés ne représentent qu’une part minuscule de la superficie totale de l’État. Les spécialistes affirment du reste que, pour se reproduire à un rythme empêchant leur disparition, les monarques nord-américains ont besoin d’au moins deux fois plus d’asclépiades que n’en abrite actuellement tout le Midwest – ainsi que d’un accès fiable à d’autres plantes indigènes productrices de nectar pour se nourrir tout au long de leur migration. « Il nous faut beaucoup plus que 1% des territoires pour compenser tout ce qui a été perdu », insiste Laura Jackson, directrice du Tallgrass Prairie Center. Il y a peu de terres publiques en Iowa –les bas-côtés gérés par
    l’État en représentent moins d’un cinquième–, raison pour laquelle le centre œuvre aussi à la réhabilitation des habitats sur des parcelles privées, par le biais du Programme fédéral de conservation des terres (CRP), qui loue des terres agricoles à des fins de préservation de la nature. 

    En 2018, le Tallgrass Prairie Center a lancé un grand projet de réhabilitation avec Cathy Irvine, éducatrice spécialisée à la retraite, qui a fait don au centre d’environ 120 ha de champs de maïs et de haricots. Un après-midi de juin 2023, deux papillons monarques traversent à tire-d’aile 32 ha déjà couverts d’asclépiades, de lupin indigo, d’échinacées pourpres, ainsi que d’autres fleurs et graminées indigènes. « Rien ne sera plus planté ici, excepté des espèces de prairie », constate-t-elle avec satisfaction.

    Reste que planter la bonne combinaison de semences indigènes viables dans des sols favorables relève de l’exploit. Ceux qui y travaillent sont habitués à l’échec.

    « L’humilité est fondamentale », souligne ainsi Laura Jackson. Les plantations nécessitent aussi des brûlages et fauchages périodiques afin de tenir à l’écart les espèces ligneuses. Mais, dès que les plantes de prairie prennent racine, de précieux habitats peuvent vite faire leur apparition. Cathy Irvine et Laura Jackson attendent avec impatience le jour où ces variétés indigènes germeront sur les bas-côtés alentour, se faisant ainsi une place dans le paysage de leurs ancêtres.

    Deux monarques s’accouplent sur une verge d’or, dans une bande de prairie bordant un champ de soja, dans l’Iowa. Financées par l’État fédéral, ces bandes peuvent être plantées au bord d’un champ ou entre deux rangées de cultures.

    PHOTOGRAPHIE DE Jaime Rojo

    Chaque printemps, la génération de monarques qui hiverne au Mexique accomplit une ultime prouesse spectaculaire : elle parcourt des milliers de kilomètres vers le nord pour pondre ses œufs. Lors d’une visite en avril 2023 dans la nation muskogee, j’observe un monarque isolé – une femelle, d’après les épaisses nervures noires visibles sur ses ailes – voler en rase-mottes au-dessus d’une pelouse brûlée par le soleil. Les contours abîmés de ses ailes témoignent de l’endurance dont elle a dû faire preuve. Si elle n’a pas encore fini de pondre – plusieurs centaines d’œufs au total, générale- ment déposés un par un sur la face inférieure de feuilles d’asclépiade–, sa mission sera bientôt terminée, car sa vie touche à sa fin. Sa progéniture, et les générations suivantes, achèveront le périple en direction du nord, peut-être jusqu’au sud du Canada. 

    La scène se déroule dans un ancien golf, racheté à un particulier par la nation muskogee. Il ne ressemble pas vraiment à un habitat adapté aux papillons, mais la femelle monarque peut y déguster du nectar dans une touffe de plantes indigènes. Davantage de fleurs écloront bientôt. Collin Spriggs, botaniste à la Tribal Alliance for Pollinators, gare sa voiture sur le gazon et décharge des plateaux odorants de semis de monarde citron et de pycnanthème à feuilles étroites. La petite équipe de jardiniers est dirigée par Brooklyn Bartling, membre de la nation muskogee et technicienne de la faune. 

    Elle décrit avec enthousiasme le projet de transformer l’ancien golf en réserve naturelle, ainsi que son travail, qui consiste à arracher les plantes invasives sur le site et à planter des fleurs sauvages indigènes. Brooklyn Bartling et Collin Spriggs s’inté- ressent à une plante boussole (Silphium laciniatum), une vivace indigène plantée l’an dernier.

    Elle n’a encore que deux feuilles, précise le botaniste, mais il est possible que sa racine pivotante s’enfonce déjà à 1,5 m de profondeur dans le sol, ce qui lui permet d’accéder à l’eau, même dans les conditions actuelles de sécheresse. Brooklyn sourit à l’annonce de cette nouvelle et parcourt du regard l’étendue verte du fairway. « Cet endroit a un immense potentiel, glisse-t-elle. Un
    immense potentiel. »

     

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