Au Canada, la lutte contre la chasse à l'ours Kermode s'organise

En Colombie-Britannique, au Canada, une communauté autochtone renoue avec son patrimoine et lutte contre la chasse aux ours de la forêt pluviale du Great Bear grâce à un dispositif de surveillance.

De Krista Langlois
Dans la forêt pluviale de Great Bear, en Colombie-Britannique, un ours Kermode, connu également sous le ...
Dans la forêt pluviale de Great Bear, en Colombie-Britannique, un ours Kermode, connu également sous le nom d'« ours esprit », escalade un pommier afin d'en attraper un fruit. Ces ours blancs rares sont sacrés aux yeux des Premières Nations.
PHOTOGRAPHIE DE Paul Nicklen, National Geographic Creative

Des histoires racontent les aventures d'ours blancs qui se cacheraient au cœur de la forêt côtière de la Colombie-Britannique, au Canada. Des histoires ancestrales, transmises de génération en génération et ce depuis des millénaires, jusqu'à la dernière période glaciaire et ses glaciers en lisière de la forêt pluviale.

Selon un récit conté par la tribu Kitasoo/Xaixais, alors que la glace reculait, Raven, le Créateur, a créé l'« ours esprit » en souvenir de la glace et de la neige. Ce conte fait référence non seulement au lien qu'entretiennent les Premières Nations avec les espèces sauvages mais également à leur enracinement profond dans la forêt pluviale de Great Bear, une région de la taille de la Suisse où vivent environ 20 000 membres des Premières Nations.

Or, dans les années 1980, lorsque Doug Neasloss, chef élu de la tribu Kitasoo/Xaixais, était jeune, l'histoire originelle de l'ours esprit n'était jamais arrivée à ses oreilles. S'il n'avait jamais entendu parler de ces ours, c'est que, pendant des décennies, les récits sur ces cousins des ours bruns à la fourrure blanche étaient gardés secrets. Les aînés craignaient que les « ours esprit », à l'image des ours bruns ou des grizzlis, soient pourchassés et abattus par les trappeurs ou les chasseurs de trophée si le bruit de leur existence se propageait.

À la fin des années 1990, alors que Doug Neasloss devient guide de conservation et que son patron lui demande de partir à la recherche d'un ours blanc, il est d'abord sceptique. Les ours blancs n'existent pas, se souvient-il avoir pensé.

N'écoutant que son devoir, Neasloss s'aventure malgré tout dans les broussailles. Soudain, un ours fantomatique pénètre dans la forêt et s'allonge sur un lit de mousse à une dizaine de mètres de lui. L'ours se met à dévorer un saumon capturé dans un cours d'eau à proximité, indifférent à la présence du chef. Un rayon de soleil perce les nuages l'espace d'un instant. « Cette scène était magique », confesse-t-il.

Les « ours esprit », plus connus sous le nom d'ours Kermode, figurent parmi les ours les plus rares au monde. On les trouve uniquement sur la côte centrale de l'archipel reculé de la Colombie-Britannique, au Canada. Ils constituent une sous-espèce de l'ours brun et naissent blancs en raison d'une mutation génétique obscure que portent leurs parents à la fourrure sombre. Selon les estimations du gouvernement de Colombie-Britannique, la province compte environ 400 ours Kermode, qu'il est illégal de chasser. 

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    Un ourson Kermode se blottit contre son frère. Pendant de nombreuses années, les peuples des Premières Nations ont gardé secrète l'existence des ours blancs. Les aînés craignaient que ces « ours esprit » soient pourchassés et abattus par les trappeurs ou les chasseurs de trophée si l'on apprenait leur existence.
    PHOTOGRAPHIE DE Ian McAllister, National Geographic Creative

    Dire que la rencontre entre le chef et cet ours a transformé le sort de la communauté n'a rien d'une exagération. À l'époque, Klemtu, sa ville natale, était accablée par un taux de chômage avoisinant les 80 % et par une multitude de problèmes sociaux. La petite ville, située sur une île accessible uniquement par voies aériennes ou maritimes, tentait péniblement de se remettre de la fermeture de sa cannerie de poissons survenue des décennies auparavant. Les entreprises forestières mettaient la pression sur les autorités locales afin de couper la forêt tropicale des environs pour créer des emplois.

    Neasloss a eu une meilleure idée. Selon lui, la forêt méritait une plus grande protection et la tribu Kitasoo/Xaixais avait tout intérêt à garder les ours de la forêt vivants (qu'il s'agisse de grizzlis, d'ours bruns ou d'ours Kermode) plutôt qu'à laisser les chasseurs de trophée les tuer. Si Klemtu misait sur l'affection des touristes pour les ours et investissait davantage dans l'écotourisme qui commençait à s'implanter dans la région, le village pourrait peut-être rebondir sans avoir à sacrifier ses ressources naturelles. Cela valait la peine d'essayer.

     

    UN TIENS VAUT MIEUX QUE DEUX TU L'AURAS

    En 1999, Neasloss participe à la création de la cabane de l'« ours esprit » (Spirit Bear Lodge) dans une petite maison flottante à toit rouge ancrée sur les quais de Klemtu. Aujourd'hui, un nouveau logement luxueux accueille des visiteurs du monde entier, dont la majorité vient explorer les îles voisines dans l'espoir d'apercevoir et de photographier des ours. L'intégralité des profits est destinée à la tribu. L'écotourisme est devenu la deuxième plus grande industrie de Klemtu et le taux de chômage a chuté à 10 %.

    Doug Neasloss, élu chef de la tribu Kitasoo/Xai'Xais, a participé à la création de la cabane de l'« ours esprit » à Klemtu, qui a stimulé l'écotourisme de la région.
    PHOTOGRAPHIE DE Krista Langlois

    Grâce au développement de l'écotourisme et au lien ancestral l'unissant à la terre, la tribu Kitasoo/Xai’Xais a été l'une des 27 Premières Nations à négocier avec le gouvernement canadien afin de protéger 85 % de la forêt pluviale de Great Bear. Parachevée en 2016, la législation de Great Bear a été un véritable succès aussi bien pour les militants autochtones que pour les organisations internationales de défense de l'environnement.

    Aux yeux de Neasloss, la législation ne s'attaquait toutefois pas à un problème majeur, à savoir la chasse au trophée des grizzlis et ours bruns.

    La tribu Kitasoo/Xai’Xais et d'autres peuples côtiers des Premières Nations n'ont jamais signé les traités pour renoncer à leurs droits fonciers. En 2012, ils ont pris la décision d'interdire la chasse au trophée sur leurs territoires traditionnels. Toutefois, une grande partie de la forêt pluviale de Great Bear se trouve sous la juridiction du gouvernement régional de la Colombie-Britannique, lequel continue de délivrer des permis pour abattre les grizzlis et les ours bruns pour leur tête ou leur fourrure, ce malgré l'interdiction des Premières Nations. De nombreux peuples autochtones voient en ces actions un affront fait à leur souveraineté et à leurs valeurs.

    « À moins que ce soit pour nous nourrir, notre peuple ne tue pas d'animaux », affirme MaryAnn Enevoldsen, cheffe élue de la Première Nation Homalco qui gère une aire dédiée à l'observation des grizzlis à environ 320 kilomètres au sud de Klemtu. « Ces ours peuvent être aperçus par des milliers de personnes au sein de leur habitat naturel, sans leur faire de mal ni les angoisser. À l'inverse, le "plaisir" de tuer un ours n'a lieu qu'une seule fois et ne satisfait qu'une poignée d'individus. »

    Dans une forêt pluviale recouverte de mousse, un ours Kermode se délecte d'un poisson. La tribu Kitasoo/Xai’Xais a lutté pour interdire l'accès des chasseurs à leur forêt et pour promouvoir un tourisme lié à l'observation des ours.
    PHOTOGRAPHIE DE Paul Nicklen, National Geographic Creative

    Selon une étude menée par le Center for Responsible Travel, en 2012, les visiteurs de la forêt pluviale de Great Bear ont dépensé 12 fois plus d'argent pour apercevoir des ours que pour participer à une chasse aux trophées. L'expérience de Doug Neasless lui permet d'affirmer que ces deux activités ne peuvent pas coexister. Il y a plusieurs années, alors qu'il dirigeait un groupe de touristes à travers les méandres des îles situées près de Klemtu, il a aperçu une masse sombre et inerte dans l'estuaire d'une rivière. Il a d'abord pensé à un phoque mort. En approchant le bateau pour y voir plus clair, le corps s'est avéré être la carcasse d'un grizzli décapité. Les touristes ont été horrifiées. Selon le guide, les chasseurs rendent les ours nerveux, lesquels se dérobent par la suite à la vue des touristes qui ont moins de chance de les apercevoir.

    Selon le ministère des Forêts, des Terres, de l'Exploitation des ressources naturelles et du Développement rural de Colombie-Britannique, environ 250 des 15 000 grizzlis de la région sont tués par des chasseurs chaque année, dont neuf au sein de la forêt pluviale. La chasse aux 100 000 ours bruns présents dans la région est également légale, même s'il n'existe aucun système de quota annuel. Si les autorités soutiennent depuis longtemps que le nombre d'ours abattus est viable, certains biologistes des tribus des Premières Nations remettent en cause la science du gouvernement.

    Selon l'un d'entre eux, William Housty, biologiste appartenant au peuple Heiltsuk, les chiffres du gouvernement ne sont que des estimations approximatives tirées à partir d'une poignée de survols. Son département a, quant à lui, mené pendant six ans et sur le terrain un projet de cartographie à l'aide d'ADN de grizzli. Il a révélé de larges variations chez les populations d'ours, notamment depuis le déclin du nombre de saumons ces dernières années. Une porte-parole du gouvernement régional reconnaît que l'inventaire à partir d'ADN est une « norme d'excellence » et affirme que son ministère est prompt à accueillir la science des Premières Nations afin de revoir leurs propres estimations.

    Toutefois, en réaction aux protestations du public, la Colombie-Britannique a annoncé l'interdiction de la chasse aux trophées des grizzlis de la forêt pluviale de Great Bear à partir du 30 novembre. Si Neasloss et d'autres membres reconnaissent qu'il s'agit d'une bonne nouvelle pour les tribus côtières des Premières Nations, la lutte pour la protection des ours de la forêt pluviale n'est pas terminée pour autant.

    En effet, les agents dédiés aux espèces sauvages sont encore trop peu nombreux pour pouvoir faire appliquer la législation relative à la chasse. Les gardes-côtes des Coastal Guardian Watchmen, un réseau du peuple des Premières Nations en charge de la surveillance et de l'application des lois autochtones dans les zones de la forêt pluviale trop reculées pour les agents fédéraux ou régionaux, seront donc en charge d'une grande partie du travail. La tribu des Kitasoo/Xai’Xais intensifie la présence des gardes-côtes afin de dissuader les braconniers lors de ces derniers jours de chasse aux grizzlis. Or ces mesures coûtent à elles seules environ 210 000 $ (plus de 180 000 €) par an, soit une infime partie des fonds dont le réseau a besoin, selon les activistes.

    Les ours Kermode sont endémiques de la côte centrale de l'archipel isolé de la Colombie-Britannique. Une mutation génétique chez certains ours bruns est à l'origine de la fourrure blanche des ours Kermode.
    PHOTOGRAPHIE DE Paul Nicklen, National Geographic Creative

    Par ailleurs, tant que le gouvernement de Colombie-Britannique autorise la chasse aux trophées des ours bruns, le travail de Neasloss a de beaux jours devant lui. En effet, les ours bruns sont les progéniteurs des « ours esprit ». « À chaque fois qu'un permis autorisant à tuer un ours brun est délivré, l'ours en question pourrait être porteur du gène récessif à l'origine de l'ours Kermode », explique-t-il. Le chef rencontre actuellement des responsables du gouvernement et collabore avec d'autres tribus des Premières Nations afin de faire pression sur la région pour interdire la chasse aux ours bruns de la forêt pluviale de Great Bear.

     

    LA PROTECTION DE LEUR CULTURE PASSE PAR CELLE DES OURS

    Pour de nombreux peuples des Premières Nations, mettre un terme à la chasse aux trophées n'est pas qu'un moyen de protéger les espèces sauvages ou de tirer profit de l'argent qu'apporte ce tourisme aux communautés. C'est également une question de survie culturelle. À l'image de nombreux peuples autochtones, les Premières Nations de la forêt pluviale de Great Bear ont été marginalisées au cours des deux siècles derniers. Les cérémonies religieuses traditionnelles, appelées potlatchs, étaient jusqu'aux années 1950 proscrites par le gouvernement canadien et les tenues sacrées étaient brûlées en guise de punition. Des milliers d'enfants étaient envoyés dans des écoles dites « résidentielles » gérées par le gouvernement, où nombre d'entre eux étaient maltraités et contraints d'abandonner leur culture. Leurs langues, leur gastronomie, leurs coutumes, leurs histoires et leurs rituels étaient sur le point de disparaître.

    La pomme sauvage constitue le péché mignon des ours Kermode de la Colombie-Britannique. Le taux de chômage de la petite ville côtière de Klemtu, à l'origine de 80 %, a chuté à 10 % grâce à l'écotourisme lié à l'observation des ours.
    PHOTOGRAPHIE DE Paul Nicklen, National Geographic Creative

    Aujourd'hui, les Premières Nations qui peuplent la côte se réapproprient leur culture, aidées par l'écotourisme lié aux ours. Nombre de tribus reconstruisent les « grandes maisons » où se tenaient autrefois les potlatchs et autres cérémonies, parfois grâce à l'argent rapporté par les activités touristiques.

    Les gardes-côtes renouent avec leurs terres traditionnelles lorsqu'ils patrouillent contre la chasse illégale. Les aînés, qui ne craignent plus le spectre du braconnage, commencent à partager les histoires sacrées sur les ours qu'ils gardaient secrètes depuis si longtemps.

    « La culture est comme une fleur », explique aux visiteurs Barry Edgar, un guide de la forêt. « Elle a besoin du soleil pour s'épanouir. Le tourisme nous a aidés à survivre car il nous a forcés à nous rappeler certains souvenirs. »

     

    Krista Langlois, rédactrice freelance basée dans le Colorado, écrit des articles sur la science, l'environnement et les enjeux sociaux pour High Country News, Outside, Adventure Journal, entre autres. Retrouvez-la sur Twitter.

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