À Marrakech, ces macaques menacés d'extinction sont utilisés pour divertir les touristes

Sur la place Jemaa el-Fna, des macaques sont élevés pour divertir les touristes. Selon leurs dresseurs, cette activité contestable pour le bien-être animal permettrait de conserver une part unique de la culture marocaine.

De Erika Hobart
Photographies de Tanya Habjouqa
Publication 13 nov. 2023, 09:43 CET

À Marrakech, au Maroc, Titi, âgée de 2 ans, est ici présentée par son dresseur, Hassan Ch'heba, quelques mois avant le récent tremblement de terre.

PHOTOGRAPHIE DE Tanya Habjouqa

MARRAKECH, AU MAROC – À Jemaa el-Fna, la place principale de Marrakech, des marchands ambulants annoncent des réductions sur de l’huile d’argan et des figurines de chameau en bois. De la fumée s’échappe des étals de nourriture et des motos roulent dangereusement près des piétons. Au milieu de ce brouhaha se trouve Cookie, un macaque de Barbarie âgé de six mois coiffé d’un bonnet en dentelle de couleur crème qui le fait ressembler à un nourrisson humain. Autour de son cou, il porte un collier en cuir relié à une chaîne métallique qu’il ne cesse de tirer dans l’espoir de se libérer.

Abdul Fatah Bahani, en compagnie de son singe, affirme que sa profession est incomprise et injustement dénigrée dans les médias. Selon lui, les animaux sont bien soignés et nourris, et ce même lorsque les dresseurs comme lui ont du mal à nourrir leur propre famille.

PHOTOGRAPHIE DE Tanya Habjouqa

Sharla Bonneville, originaire de Toronto, visite Marrakech pour la première fois. En ce vendredi soir du mois de mars, elle échange un regard méfiant avec l’une de ses amies en passant devant Cookie et deux autres macaques accompagnés de leurs dresseurs. Ignorant les sollicitations des hommes leur demandant de s’arrêter et de regarder leurs singes faire des tours, le groupe continue à avancer dans la foule.

« C’est assez dérangeant », admet Bonneville après avoir vu ces singes enchaînés. « Mes amies et moi n’avons pas envie de voir ces animaux en captivité. »

Les macaques de Barbarie sont originaires de la côte des Barbaresques, nom historique donné aux régions côtières d’Afrique du Nord. C’est la seule espèce de macaque que l’on trouve en dehors de l’Asie et le seul primate non humain vivant à l’état sauvage au nord du Sahara. Leur population étant officiellement passée sous la barre des 10 000 individus, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) considère aujourd’hui que les macaques de Barbarie sont une espèce menacée, qui risque de disparaître à l’état sauvage dans les dix prochaines années.

Au Maroc, il est illégal de détenir un macaque comme animal de compagnie, et les personnes qui dérogent à cette règle peuvent écoper d’une amende susceptible de dépasser les 9 000 euros. La place Jemaa el-Fna fait cependant exception à cette règle : là-bas, au moins dix-sept personnes ont obtenu un permis exceptionnel leur permettant d’utiliser les animaux comme attractions touristiques. C’est du moins ce qu’affirme Zouhair Amhaouch, directeur de la division des parcs et réserves naturelles à l’Agence nationale des eaux et forêts du Maroc.

En 2008, le ministère marocain de l’Intérieur a demandé à classer la place Jemaa el-Fna, avec ses diseuses de bonne aventure, ses tatoueurs au henné et ses artistes macaques, au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Dans une déclaration faite à National Geographic, l’UNESCO a toutefois précisé ne pas insister « sur la conservation [de ces activités relatives aux spectacles de] singes, car la place compte de nombreuses autres formes de patrimoine culturel immatériel ».

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    Gauche: Supérieur:

    Majid Hamdi est l'un des plus anciens dresseurs de singes de la place. Bien qu'il soit illégal d'élever des macaques en tant qu'animaux de compagnie au Maroc, plus d'une dizaine de dresseurs ont reçu des autorisations exceptionnelles leur permettant de les utiliser comme attractions touristiques.

    Droite: Fond:

    Titi, âgée de 3 ans, dont le nom peut changer en fonction de la personne qui le manipule, attire les clients dans une tenue choisie par son dresseur Abdul Fatah Bahani. Les singes costumés peuvent attirer davantage l'attention, en particulier celle des enfants.

    Photographies de Tanya Habjouqa

    « La principale raison pour laquelle les visiteurs viennent sur la place, c’est pour assister à un spectacle », explique Adil Ouadrhiri, qui possède six macaques, dont Cookie, et emploie quatre dresseurs. « Nous sommes là pour divertir les passants, et les passants veulent voir des singes. » La famille d’Ouadrhiri travaille ici aux côtés de macaques de Barbarie depuis les années 1970.

    Les dresseurs travaillent par deux, soit le matin, soit l’après-midi, et Ouadrhiri précise que chacun d’entre eux gagne environ 100 euros par jour en pourboires, et tout le monde se répartit équitablement les gains de la journée.

    Selon la primatologue Kristina Stazaker, de la Neotropical Primate Conservation, basée au Royaume-Uni, certains dresseurs peuvent cependant gagner bien plus que cela. Lorsqu’elle s’est rendue à Jemaa el-Fna dans le cadre d’une étude financée par la Ligue internationale pour la protection des primates, dont le siège se trouve en Caroline du Sud, la spécialiste a passé la journée à observer l’action de loin, depuis un café : elle raconte ainsi avoir vu un macaque être utilisé comme accessoire photo à dix-huit reprises en seulement une heure. En général, les pourboires tournaient autour de 10 euros.

    Avant que Cookie et les deux autres macaques ne se mettent au travail en ce matin du mois de mars, leurs dresseurs, Jaouad Zaaboul et Omar Enouiti, ont dû les amadouer afin de les faire sortir de leurs cages. Pour ce faire, ils ont tenté les animaux avec des gaufrettes au chocolat et des morceaux de pain trempés dans de la bissara, une soupe de fèves.

    Cookie est alors sorti de sa cage et a commencé à faire des sauts périlleux, probablement pour obtenir une nouvelle dose de sucre. Sa petite sœur, Titi, âgée de 3 mois et aussi petite qu’un chihuahua, lui a emboîté le pas. Marco, un mâle de 12 ans, semblait quant à lui agité, ses yeux ambrés brillant tandis qu’il secouait les barreaux de sa cage avec ses grandes mains. Bien que les hommes aient insisté sur le fait que Marco ne représentait aucun danger, lorsque je me suis approchée de sa cage pour le voir de plus près, Zaaboul m’a recommandé d’être prudente.

     

    DES « CRÉATURES SENSIBLES »

    Lorsqu’ils sont seuls dans la nature, les macaques de Barbarie forment naturellement des groupes sociaux de trente à quatre-vingts individus. Ce sont des « créatures sensibles », selon Siân Waters, directrice exécutive de Barbary Macaque Awareness & Conservation, une organisation à but non lucratif également établie au Royaume-Uni, qui se consacre à la conservation des animaux et de leur habitat.

    Les macaques de Barbarie, y compris les mâles, nouent des liens étroits avec leurs petits. Lorsque les femelles n’allaitent pas, les mâles portent souvent les bébés sur leur dos dans la forêt, et vont même jusqu’à risquer leur vie pour les protéger. Quand ils ne sont pas préoccupés par leurs bébés, les parents cherchent des noix, des plantes et des insectes, et passent du temps à se toiletter l’un l’autre.

    Abdelllatif el Mounahi, dresseur de singes, raconte qu'il a été chassé de la place par ses concurrents et qu'il doit maintenant se battre pour gagner de l'argent aux abords de la zone. Ici, deux de ses quatre enfants lui rendent visite, à lui et son singe, au domicile de sa belle-sœur.

    PHOTOGRAPHIE DE Tanya Habjouqa

    « On ne peut pas domestiquer les primates », explique Waters. Les singes élevés comme animaux de compagnie et à qui l’on fait faire des tours souffrent de traumatismes psychologiques qui se manifestent au travers d’une agressivité extrême, de mouvements répétitifs et de pratiques d’automutilation, mais aussi par des lésions physiques qui peuvent être irréversibles. Les macaques gardés dans des cages exiguës peuvent également souffrir de troubles musculo-squelettiques qui provoquent une réduction de leur mobilité et de leur flexibilité.

    Waters se souvient avoir vu certains dresseurs de Jemaa el-Fna battre leurs macaques, et raconte que son organisation reçoit régulièrement des messages de touristes horrifiés par les mauvais traitements infligés aux animaux, affirmant les voir être frappés, traînés avec des chaînes, forcés de porter des vêtements, mais aussi passer des journées entières sous des températures brûlantes sans ombre et être gardés dans des espaces exigus lorsqu’ils ne travaillent pas.

    En outre, selon elle, le problème est largement répandu ; National Geographic et Waters n’ont toutefois jamais vu Zaaboul ou Enouiti frapper leurs macaques, et Waters n’a jamais reçu de messages dénonçant des actes de maltraitance de leur part. La spécialiste n’a pas non plus remarqué de troubles musculo-squelettiques évidents chez ces singes en particulier.

    Majid Hamdi déguise son singe dans l'espoir d'obtenir plus de pourboires.

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    Cependant, bien qu’Ouadrhiri affirme que les touristes souhaitent absolument assister à ses spectacles, Stazaker révèle que, après avoir interrogé environ 500 passants sur la place Jemaa el-Fna, « nous avons constaté que la plupart d’entre eux n’aimaient pas du tout ça. Certaines personnes ont utilisé des mots comme "horrible", "cruel" et "dégoûtant". Seule une petite partie des touristes interrogés, 16 %, ont répondu aimer ça et que le fait de voir des macaques était "amusant" et "une occasion rare". »

     

    « UN GESTE SYMBOLIQUE »

    « Nous souhaitons vraiment réduire et contrôler l’activité à Jemaa el-Fna », déclare Amhaouch, directeur de la division des parcs et réserves naturelles de l’Agence nationale des eaux et forêts du Maroc.

    Selon ce dernier, le gouvernement prévoit de lancer un programme qui exigerait que tous les macaques participant à des spectacles sur la place soient identifiés et munis d’une puce électronique. Ces informations serviraient de point de départ à l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail.

    Shabia est assise sur l'épaule d'Adil Zubari. Les dresseurs comme Zubari affirment entretenir une relation étroite avec leurs singes.

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    « La solution pour Jemaa el-Fna est de considérer la place comme un cirque en plein air », estime Amhaouch, « et de réfléchir à tous les aspects » de la vie des macaques, tels que le transport et l’alimentation. Le directeur souhaiterait également que les animaux disposent d’un espace de vie confortable, « comme un hôtel pour singes », lorsqu’ils ne sont pas en train de participer à des spectacles.

    Ces mesures ne sont « qu’un geste symbolique », commente toutefois Stazaker. « Les singes doivent être retirés de la place. » Selon elle, il est absurde qu’une loi nationale comme celle-ci puisse ne pas s’appliquer dans une petite partie délimitée de la ville. 

    « Avec le temps, cette réputation de "cirque en plein air" ne fera qu’empirer. La réglementation et l’application de la loi ne fonctionneront pas. » La division des parcs et des ressources naturelles du Maroc n’a pas donné suite à nos demandes de commentaires sur ce sujet.

    Les spectacles de singes doivent susciter l'intérêt des habitants de la région et des étrangers. Les spectateurs peuvent tenir, toucher ou interagir de toute autre manière avec les animaux, et les dresseurs exigent un paiement pour toute photographie réalisée avec leurs animaux.

    PHOTOGRAPHIE DE Tanya Habjouqa

    Si le pays décide de mettre fin à ce tourisme des macaques à Jemaa el-Fna, Waters précise que les singes élevés en captivité devront passer le reste de leur vie dans un sanctuaire, car ils n’ont pas les aptitudes nécessaires pour survivre dans la nature. « Ils ne se reconnaissent pas comme des singes. »

    Alors que les dernières lueurs dorées de la journée cèdent la place à un ciel violet ponctué par la lueur des cafés qui surplombent Jemaa el-Fna, les singes d’Ouadrhiri sont à nouveau dans leurs cages. Non loin de là, cependant, d’autres macaques de Barbarie font à leur tour des sauts périlleux sur commande. Un homme et sa petite fille s’arrêtent pour les observer. L’un des dresseurs encourage l’un des macaques à grimper sur l’épaule de la fillette. Son visage s’illumine tandis que son père sort son téléphone pour la photographier. Plusieurs autres touristes détournent le regard et passent leur chemin.

    Omar Enouiti, qui se tient ici avec son singe sur la place, a commencé à faire ce travail dans sa jeunesse et estime n'avoir aucune autre perspective d'emploi. Comme beaucoup de dresseurs, Enouiti complète ses revenus grâce à diverses missions en tant qu'indépendant (en transportant les bagages pour des hôtels de la région, par exemple).

    PHOTOGRAPHIE DE Tanya Habjouqa

    Ouadrhiri, qui est père de jumeaux âgés de deux ans, admet qu’il ne souhaite pas que ses enfants prennent le relais après lui et deviennent ainsi la quatrième génération à gérer l’affaire familiale. « À tout moment, les autorités peuvent décider que nous devons cesser d’utiliser les macaques sur la place ; si cela devait arriver, nous perdrions tous nos revenus. Je ne veux pas de cela pour mes enfants. Je veux qu’ils aient de la stabilité. Dans ce métier, tout peut arriver. »

    Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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