Les animaux aussi font des crises d’ado
Se rebeller, traîner en bande, prendre des risques inconsidérés, draguer pour la première fois... Les animaux passent aussi par une phase adolescente.

De jeunes cerfs (Cervus elaphus) s'affrontent dans le parc de Richmond, en Angleterre.
Qui donc ose s’aventurer dans le Triangle de la Mort ? Pas grand monde, vu la topographie de cette zone du Pacifique au large des côtes californiennes, infestée de centaines de grands requins blancs. Ici, aucune roche, aucune algue n’offre d’abri. Le risque de finir en charpie sous les crocs d’un de ces prédateurs est élevé… Pas de quoi, pourtant, décourager certaines loutres de mer de pénétrer volontairement dans cette zone funeste. Qui sont ces effrontées ? Des ados. Ces jeunes spécimens viennent, au péril de leur vie, s’approcher au plus près du danger… Si elles survivent, ce savoir leur servira tout au long de leur existence.
Voilà l’anecdote qui a mis Barbara Natterson-Horowitz et Kathryn Bowers, respectivement professeure de biologie de l’évolution à Harvard et journaliste scientifique, autrices de L’âge sauvage (éd. Markus Heller), sur la piste de l’adolescence des animaux. Comme nous, de nombreuses espèces traversent de grands bouleversements hormonaux, physiques et psychiques entre l’enfance et l’âge adulte, sur des périodes plus ou moins longues. « L’adolescence peut durer de quelques jours pour une mouche drosophile à cinquante années pour un requin du Groenland (ce poisson peut vivre quatre cents ans et atteint sa puberté vers cent cinquante ans). Elle commence avec les transformations physiques de la puberté et s’achève quand l’individu a acquis les compétences indispensables à sa survie : se nourrir et trouver des endroits sûrs pour se reposer, s’intégrer dans une dynamique de groupe, apprendre à faire la cour et à communiquer avec ses partenaires... le tout sans ses parents » énumère Barbara Natterson-Horowitz.
Ce plus ou moins long passage à la vie adulte est si commun dans le vivant que même les dinosaures ont connu une phase adolescente il y a des millions d’années ! Pourtant, l’idée d’une adolescence animale commence tout juste à faire son chemin parmi les humains. « Longtemps, les scientifiques ont voulu éviter l’anthropomorphisme à tout prix. Mais c’était comme se mettre des oeillères, refusant de voir tout ce que nous partageons avec les animaux » explique la chercheuse. « Aujourd’hui, nous savons combien nous sommes proches ». Pour de nombreux mammifères, pendant l’adolescence, de spectaculaires bouleversements hormonaux remodèlent les circuits neuronaux. Les parties du cerveau liées aux émotions se développent à toute vitesse, alors que celles qui contrôlent les prises de décision prennent leur temps. Résultat : des comportements impulsifs, risqués et rebelles, aux antipodes de leurs habitudes enfantines.
BINGE DRINKING CHEZ LES SOURIS
Ainsi, quand vient l’âge « bête », les chiens adolescents (huit mois) font la sourde oreille aux ordres de leurs maîtres, selon une étude parue dans Biology Letters menée sur deux cent quatre-vingt-cinq chiens-guides, alors que les chiots et les adultes obéissent.

De leurs côté, les rats en plein dans les tourments de l’adolescence tournent le dos au modèle familial et à leurs habitudes de juvéniles pour imiter leurs amis. Ainsi, « quand les rats atteignent la puberté et qu’on les fait vivre avec leurs pairs, ils modifient leurs choix alimentaires. Ils deviennent deux fois plus susceptibles d’aller à l’encontre de leurs préférences gustatives et d’imiter celles de leurs pairs. Plus surprenant : un rat adolescent qui voit ses pairs manger un aliment toxique, qui pourtant l’a déjà rendu malade par le passé, en consommera à son tour sans hésiter » explique Barbara Natterson-Horowitz. Prêts à tout pour faire comme les autres.
Un comportement que l’on retrouve chez les souris. Quand les adolescents rongeurs traînent en bande, ils s’adonnent carrément au binge-drinking ! Ces jeunes consomment en effet beaucoup plus d’alcool en groupe que seuls, et en plus grande quantité que les souris adultes, selon une étude de l’université Temple. Et ce n’est pas à cause de la « pression du groupe ». En fait, expliquent les chercheurs, les souris adolescentes se sentent tellement bien avec leurs amis qu’elles en oublient le danger. Être en groupe active leur système de récompense, et elles se concentrent donc « davantage sur les bénéfices possibles des comportements à risque ». Quitte à forcer sur la bouteille.
Ces conclusions sont tirées d’expériences en laboratoire - dans la vraie vie, les souris ont peu de chance de se retrouver dans un « open-bar » avec de l’alcool à volonté. Reste le mécanisme : en groupe, de nombreux animaux adolescents ont moins peur du danger. D’autres études ont montré que des bandes de jeunes gazelles se rapprochent ainsi de guépards affamés… et tout ça n’est pas vain. Ce faisant, les spécimens adolescents en apprennent plus sur leurs prédateurs. « Les adolescents ne croisent pas le danger par hasard : ils se placent volontairement sur son chemin » souligne Barbara Natterson-Horowitz. Enfin, en copiant leurs amis plutôt que leurs parents, ils ont des informations plus récentes sur l’environnement que leurs parents, souvent « engoncés dans leurs habitudes ».
Voilà comment les jeunes animaux comprennent, pas à pas, comment survivre seuls. C’est essentiel, d’autant que certains parents animaux précipitent parfois l’heure du grand départ. Ainsi, les mésanges variées coupent les vivres à leurs adolescents quand elles estiment qu’il est temps pour eux de quitter le nid. Les aigles impériaux du parc national de Doñana, en Espagne, font semblant de chasser leur progéniture comme des proies pour les encourager à aller voir ailleurs.
QUAND LES BALEINES ADOS CHANTENT FAUX
D’autres parents sont plus cléments, et d’autres adolescents plus enclins à apprendre de leurs aînés. Surtout quand il s’agit de s’initier à l’art subtil de la séduction. À l’heure où les hormones sexuelles (testostérone, oestrogènes) chamboulent de nombreux jeunes animaux et les laissent bien souvent démunis face à la tornade d’émotions nouvelles, certains comptent encore sur les adultes pour grappiller quelques conseils. C’est le cas des jeunes baleines, qui s’incrustent dans des groupes d’adultes en train de chanter pour attirer de nouveaux partenaires. Une occasion en or de progresser en chant, parce que leurs débuts sont hésitants. Les sujets adolescents chantent faux, se trompent dans l’ordre des segments, ou ont du mal à suivre les autres. Il leur faut des années pour devenir de bonnes chanteuses. Même combat chez les jeunes albatros des Galapagos. « Tant que ces derniers ne maîtrisent pas une série de pas de danse, ils ne s’accouplent pas » souligne Barbara Natterson-Horowitz. Ainsi, « la première expérience sexuelle d’un animal peut survenir des mois, des années ou même des décennies après la fin de la puberté ».
Adolescents humains et animaux, tous dans le même bateau ! De quoi faire (un peu) relativiser les jeunes et leurs parents. D’ailleurs, à force d’être plongée dans ses recherches sur le sujet, Barbara Natterson-Horowitz a même changé d’avis sur la manière d’éduquer son propre fils, surtout vis à vis des risques. « Pour donner un exemple concret, quand il préparait l’examen du permis de conduire, il me demandait d’aller faire un tour en voiture alors qu’il pleuvait des cordes. J’ai refusé, arguant que c’était trop risqué. Après toutes mes recherches sur les animaux adolescents, j’ai pensé qu’en réalité, ça aurait pu être une occasion de mieux connaître le danger, tout en maîtrisant les risques ». Autre bénéfice d’avoir mené ces recherches : la spécialiste se sent désormais moins seule. Les parents loutres désespèrent peut-être, eux aussi, de voir leur progéniture filer vers le danger...

