Cette cigale ne sort de terre qu’une fois tous les treize ou dix-sept ans
Au printemps 2024, l’est des États-Unis a été le théâtre d’un phénomène naturel spectaculaire qui ne s’était pas produit depuis 1803 : deux groupes de ces cigales ont émergé simultanément de terre.

Une cigale « Brood X » photographiée sur une feuille dans le studio photo de National Geographic à Washington. Après avoir passé 17 ans sous terre, elle et ses milliards de congénères commencent à faire leur apparition dans 15 États de l’est des États-Unis. L’épicentre de leur apparition se trouve dans la capitale du pays.
« Lou soleu me fai canta » (« Le soleil me fait chanter »), écrivait Frédéric Mistral, grande figure de la littérature provençale, pour célébrer l’attachement de la cigale à la culture du Midi et souligner sa place essentielle dans l’univers sonore de la région. Pourtant, bien qu’associée dans notre imaginaire aux étés du sud de la France, la cigale est un insecte présent dans de nombreuses régions du monde, notamment aux États-Unis, où certaines espèces possèdent un cycle de vie remarquable, à la fois long et parfaitement synchronisé.
Reconnaissables à leurs yeux rouge vif et à leurs ailes orangées, les cigales périodiques de l’est américain, du genre Magicicada (famille des Cicadidae), émergent du sol par millions après avoir passé treize ou dix-sept ans sous terre à l’état larvaire. Parmi les quinze cohortes de cigales périodiques identifiées à travers les États-Unis, une seule émerge chaque année au printemps.
Pourtant, en 2024, un événement exceptionnel a eu lieu : deux groupes distincts, l’un de treize ans, l’autre de dix-sept ans, sont sortis de terre en même temps. Ce chevauchement rare, qui ne se produit qu’une fois tous les deux cent vingt et un ans, a entraîné l’apparition simultanée de milliards de cigales.
Sur les 3 400 espèces de cigales recensées dans le monde, seules sept sont dites « périodiques ». Absentes en France, ces espèces totalement inoffensives pour l’Homme ne se rencontrent que dans une douzaine d’États de l’est américain. Leur cycle de vie leur permet d’échapper à la pression des prédateurs comme les oiseaux, les rongeurs ou les lézards : au moment de l’émergence, elles sont si nombreuses que, malgré la prédation, une grande partie d’entre elles survit.
UN CYCLE DE VIE UNIQUE
Stéphane Puissant, attaché principal de conservation au Muséum d’Histoire naturelle de Dijon, explique qu’il existe « deux groupes d’espèces : un groupe qui émerge tous les treize ans », composé de trois espèces, « et un autre qui émerge tous les dix-sept ans », qui en compte douze. La sortie de terre simultanée de deux cohortes issues de ces groupes différents constitue selon lui « l’un des phénomènes les plus impressionnants en termes de densité, de quantité d’individus », même s’il précise que « ce que l’on voit ne représente qu’une infime partie de ce qu’il y a dans le sol ».
Ce mouvement massif de population, comparable aux migrations verticales du zooplancton dans les océans, « fait partie des plus grands événements [naturels] de la planète, à voir une fois dans sa vie ». L’apparition de ce phénomène obéit à une logique mathématique précise et ne survient que tous les deux cent vingt et un ans. Le spécialiste rappelle toutefois que chaque année, une unique cohorte de cigales sort de terre : un événement moins impressionnant, mais qui concerne tout de même des millions d’individus.
« Les espèces qui apparaissent tous les dix-sept ans sont réparties dans le nord des États-Unis et jusqu’au Canada, [tandis que] celles qui émergent tous les treize ans [se trouvent] plutôt dans la moitié sud des États-Unis », affirme Stéphane Puissant. « L’une des principales théories qui expliquent cette périodicité d’apparition des espèces, c’est la présence [passée] de glaciers. […] Une autre théorie [évoque le rôle de certains] parasites, qui auraient sélectionné la période d’apparition de cigales adultes », poursuit le chercheur.
« Les cigales [périodiques] passent la plus grande partie de leur vie dans le sol. Elles sont donc endogées », explique le scientifique. C’est là, dans l’obscurité du sous-sol, « qu’elles vont grandir, avant de se transformer pour arriver au stade de jeunes nymphoïdes ». Cette étape précède leur émergence : les jeunes cigales « sortent du sol, s’accrochent à un support, pour se transformer et donner l’imago », c’est-à-dire « l’adulte sexuellement mûr, apte à se reproduire ».
Au cours de leur cycle de vie, « on a une [première] phase, aérienne, celle des adultes, qui est très courte dans le temps, une à deux semaines maximum », durant laquelle le risque de prédation est particulièrement élevé. « Plus le cycle de vie des cigales est long, plus elles ont de chances d’échapper aux prédateurs. […] Parce que quand un cycle de vie sous terre est long, se compte en nombre d’années, évidemment, les prédateurs non seulement auront le temps de mourir, et puis surtout, d’oublier la présence des cigales. Cela ne veut pas dire qu’ils ne vont pas s'adapter plus tard », souligne toutefois Stéphane Puissant.

Deux cigales périodiques (Magicicada septendecim) adultes en train de s'accoupler.
Cette phase, dite épigée, correspond au moment de l’accouplement. Grâce à leurs cymbales, les mâles émettent un chant puissant et reconnaissable, qui devient un véritable atout de séduction. Suit alors la deuxième phase, dite endophyte : « une fois que [les cigales] se sont accouplées, les femelles vont déposer les œufs dans des végétaux », avant de mourir. Ensuite, « il va y avoir une maturation dans le végétal où les œufs ont été déposés. […] Ces œufs vont sortir du végétal, réaliser leur première transformation, pour s’enterrer dans le sol » où ils resteront pendant plusieurs années, treize ou dix-sept, selon les espèces. La phase endogée, souterraine, constitue alors la « troisième et la plus longue phase » du cycle de vie des cigales périodiques.
DIVERSITÉ ET ÉVOLUTION DES CIGALES
Stéphane Puissant souligne « qu’il est intéressant de savoir qu’il y a des cigales, notamment au Texas, dans le sud des États-Unis, qui vont être capables de rester au stade juvénile pendant au moins dix-sept ans, voire vingt, vingt-deux ans ». Ces cigales sont dites proto-périodiques, « c’est-à-dire que leur durée de vie dans le sol n’est pas fixe », à l’image des vingt-deux espèces que l’on retrouve en France. L’espèce Cicada orni, que l’on retrouve principalement dans le sud de la France, peut ainsi rester entre deux et dix ans sous terre sous forme larvaire, avec une moyenne de trois à quatre ans. Cette durée, explique-t-il, « va dépendre de diverses conditions [comme] la température, l’humidité, […] et l’accès à la nourriture », constituée principalement de sève prélevée dans les racines.
Le chercheur explique que, chez les cigales proto-périodiques, toutes les larves d’un même groupe ne sortent pas nécessairement en même temps : certaines peuvent émerger plus tôt, d’autres plus tard, contrairement aux espèces périodiques dont l’émergence est strictement synchronisée. « Les proto-périodiques, […] on peut en avoir énormément aussi dans le sol, mais comme elles ne sortent pas toutes en même temps, l’impression est moindre en termes de volume ».
Pour le spécialiste, « il faut toujours prendre du recul entre ce que l’on voit et ce qui est présent dans les milieux ». Il cite par exemple l’Afrique du Nord, où, dans des zones arides ou semi-arides, les cigales sont présentes en très grand nombre dans le sol, même si l’environnement semble totalement dépourvu de végétation une grande partie de l’année. Elles apparaissent avec le verdissement du désert.
Dans cette région du monde, certaines plantes désertiques, comme les euphorbes, possèdent des systèmes racinaires très profonds, capables d’aller chercher l’eau en profondeur, dans des sols qui regorgent de cigales au stade juvénile. Pour Stéphane Puissant, « c’est surprenant [de voir] autant de vie, autant de diversité dans des milieux aussi extrêmes ». Cela illustre, selon lui, toute la puissance de l’évolution : « elle a abouti à des stratégies de survie qui sont efficaces, puisque [ces espèces] perdurent depuis des dizaines de milliers, voire des millions d’années ».
Chez les cigales périodiques, le scientifique explique qu’un phénomène évolutif a conduit à la fixation de périodes d’émergence différentes selon les zones géographiques des États-Unis. « Cela a été un moteur de spéciation » : le fait que les durées de vie souterraine se soient allongées et différenciées entre groupes de cigales « a augmenté les périodes d’apparition de certaines populations, au point de faire apparaître de nouvelles espèces ». C’est ainsi « qu’il y a eu une lignée de treize ans et une lignée de dix-sept ans, alors qu’elles ont un ancêtre commun ».

S'ADAPTER À SON ENVIRONNEMENT
L’habitat des cigales périodiques joue un rôle protecteur essentiel dans leur cycle de vie. « Les cigales vivent très longtemps dans le sol, ce qui est un avantage pour elles, puisque ça les isole des pressions sélectives extérieures », explique le chercheur. Elles sont ainsi relativement à l’abri des perturbations climatiques, « dans la mesure où ce n’est pas trop répétitif et que ça ne s’étend pas dans un temps important ».
À l’inverse, les cigales peuvent exercer une certaine pression sur leur milieu, notamment lorsque leurs populations deviennent très abondantes. « Quand les femelles déposent les œufs dans les végétaux, [essentiellement dans les arbres, aux Etats-Unis], il y a ce qu’on appelle une scarification, c’est-à-dire une blessure du végétal. Donc, évidemment, quand elles sont très nombreuses, cela entraîne des blessures répétées », explique Stéphane Puissant. Ces blessures peuvent ralentir temporairement la croissance des arbres. Mais l’effet le plus notable concerne la phase souterraine : « en certains endroits, c'est la présence d'un très grand nombre de jeunes [cigales] dans le sol qui, parce qu'elles ponctionnent la sève des plantes, vont parfois limiter la croissance de certaines forêts », voire réduire le rendement des sylviculteurs.
Malgré ces effets, le chercheur insiste sur l’équilibre général qui règne dans cette cohabitation millénaire : « la coévolution des plantes et des cigales a toujours été parfaitement équilibrée dans la mesure où l'un n'a pas disparu, ce qui aurait entraîné la disparition de l'autre ». Ainsi, même si les cigales sous-terraines sont parfois très nombreuses, « elles ne vont pas mettre en péril la croissance de la forêt, mais peuvent avoir un impact sur la rapidité de pousse » des arbres.
Enfin, selon le spécialiste, le déplacement des cigales en France reste limité, notamment en raison du phénomène d’agrégation entre mâles et femelles, qui favorise leur sédentarité. Et lorsqu’un déplacement est observé, il n’est pas lié au changement climatique. « Par contre, ce qui est sûr, c’est que des adultes ou des jeunes [cigales], surtout les jeunes, sont transportés de façon artificielle, par l’Homme », estime Stéphane Puissant.
Dans le contexte du réchauffement climatique, la mission du scientifique consiste à « surveiller que les cigales qui ont été transportées de façon artificielle par l’activité humaine ne s’implantent pas dans le temps ». Selon lui, « on a déjà des espèces dans la moitié nord, et d’autres dans la moitié sud [de la France]. Alors, en introduisant artificiellement des espèces, cela pourrait déséquilibrer les populations établies ». Il cite notamment le cas de Cicada orni : « il y a eu beaucoup de signalements dans la moitié nord de la France, où elle n’a rien à faire, puisque c’est typiquement une espèce du Midi ».
