Il y a 19 millions d'années, l’effondrement inexpliqué des populations de requins

Environ 90 % des requins pélagiques ont disparu de manière inexpliquée il y a 19 millions d'années.

De Michael Greshko
Publication 7 juin 2021, 11:18 CEST
shark

À l’image de ce requin-renard pélagique nageant au large des Philippines, les requins pélagiques modernes ne représentent qu’une fraction de leurs homologues présents sur Terre jusqu’à il y a 19 millions d’années, lorsque s’est produite une mystérieuse extinction.

PHOTOGRAPHIE DE Beara Creativem, Alamy Stock Photo

Les requins figurent parmi les plus grands survivants de la nature. Depuis plus de 400 millions d’années, ces prédateurs marins sillonnent les eaux du globe, des récifs peu profonds au grand large. Ils existaient bien avant la plus vieille forêt fossile. Et ils ont survécu à au moins quatre extinctions de masse.

Pourtant, il y a 19 millions d’années, un phénomène mystérieux a mis à rude épreuve les squales. À tel point qu’ils ne s’en sont jamais remis.

De cette extinction, décrite pour la première fois dans la revue Science, il ne reste que des écailles de requin (appelées denticules) retrouvées dans des échantillons prélevés dans le plancher océanique de l’océan Pacifique. D’après la forme et l’abondance des denticules présentes dans les carottes sédimentaires, les chercheurs estiment que la population de requins pélagiques s’est soudainement effondrée de plus de 90 %, sans que l’on sache pourquoi. À titre de comparaison, le nombre de requins avait diminué d’environ 30 % lors de l’extinction massive responsable de la disparition des dinosaures non aviaires il y a 66 millions d’années.

« Les requins nous montrent qu’il s’est passé quelque chose d’énorme à cette période, explique Elizabeth Sibert, auteure principale de l’étude, paléobiologiste et océanographe à l’Université Yale. L’histoire évolutionnaire des requins est longue de 400 millions d’années. Ils sont là depuis longtemps et ils ont traversé de nombreuses épreuves. Pourtant, il s’est passé quelque chose qui a éliminé 90 % d’entre eux. »

Personne ne sait ce qui a provoqué cette extinction. Qu’elle qu’en soit sa nature, elle s’est sans doute produite en 100 000 ans, l’équivalent d’un clin d’œil à l’échelle des temps géologiques. Encore plus étrange, l’extinction ne concorde avec aucun changement majeur connu du climat terrestre ni changement évolutif important chez d’autres prédateurs pélagiques.

La baisse du nombre de requins aurait toutefois constitué une opportunité pour d’autres animaux marins. Plusieurs millions d’années après l’extinction, des groupes comme les thons, les oiseaux de mer, les cétacés et les requins migratoires se sont diversifiés, créant le type d’écosystème pélagique que nous connaissons aujourd’hui.

Les chercheurs préviennent néanmoins que les conclusions de cette étude pourraient être de mauvais augure pour les populations de requins modernes. Selon une étude récente parue dans la revue Nature, le nombre de requins et de raies océaniques a chuté de 71 % depuis 1970, un déclin provoqué par la surpêche. Si les populations de requins pélagiques ne se sont jamais remises d’un coup dur existentiel survenu il y a 19 millions d’années, il est légitime de se poser la question suivante : à cause des activités anthropiques, à quoi ressembleront demain les océans ?

« D’une certaine façon, cette étude démontre clairement la fragilité de ces grands prédateurs, des animaux charismatiques, face à toute sorte de changement environnemental soudain », indique Mohamad Bazzi, paléobiologiste spécialiste des requins et étudiant en doctorat à l’université Uppsala, en Suède, qui n’a pas pris part à l’étude. Il ajoute : « Les implications aujourd’hui sont énormes ».

 

IMPOSSIBLE À MANQUER

Elizabeth Sibert est tombée pour la première fois sur des indices quant à cette extinction mystérieuse il y a plusieurs années. Elle cherchait alors à comprendre, dans les grandes lignes, comment les poissons, et notamment les requins, vivaient en pleine mer depuis les derniers 85 millions d’années de l’histoire de la Terre.

Pour mettre à jour ces grandes tendances, la chercheuse a passé au crible l’une des plus importantes bibliothèques au monde ; celle-ci abrite des carottes sédimentaires prélevées par les scientifiques en haute mer depuis 1968. Le plancher océanique s’apparente en substance à un livre d’histoire de la taille de la planète. Les indices chimiques et fossiles emprisonnés dans chaque couche de sédiments écrivent l’histoire de l’évolution de la Terre au fil du temps et révèlent comment la vie y a fait face. Ces archives se sont notamment avérées essentielles pour reconstituer les changements climatiques passés qui ont affecté la Terre.

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Elizabeth Sibert s’intéressait à un élément plus obscur des carottes, les ichtyolithes. Ces petits fossiles de poisson prennent notamment la forme de dents de poisson et de denticules de requin, que les squales perdent et remplacent sans cesse par des nouveaux de leur vivant. En relevant le type et la quantité moyenne de ces fossiles dans les nombreuses couches de sédiments des carottes, la chercheuse espérait pouvoir suivre les changements survenus dans les écosystèmes océaniques au cours de longues périodes de l’histoire récente de la Terre.

Afin de s’assurer qu’elle avait un bon aperçu des tendances globales, par opposition à celles locales ou régionales, Elizabeth Sibert s’est appuyé sur deux carottes sédimentaires prélevées dans les gyres subtropicaux de l’océan Pacifique. Gigantesques tourbillons de courant, ces gyres sont stables depuis des dizaines de millions d’années. Par conséquent, n’importe quelle aire du plancher océanique est susceptible de contenir les denticules et les dents d’animaux qui vivaient à des milliers de kilomètres de là. Cette forme de science nécessite l’investissement des générations. La carotte à laquelle la chercheuse s’est principalement intéressée avait été prélevée l’année de sa naissance dans le Pacifique Sud, en 1983.

En comptant les écailles de requin et les dents de poisson, Elizabeth Sibert a découvert que le grand large avait changé à plusieurs reprises au cours des derniers 85 millions d’années. Il y a encore 66 millions d’années, au moment de l’extinction des dinosaures, les sédiments contenaient un denticule de requin pour chaque dent de poisson. Quelques millions d’années plus tard, la proportion de denticules de requin avait diminué de moitié.

Environ 56 millions d’années avant notre ère, le rapport denticule de requin/dent de poisson s’est stabilisé pour atteindre un denticule pour cinq dents. Il est resté ainsi pendant à peu près 40 millions d’années, jusqu’à il y a 19 millions d’années. Dans les couches sédimentaires correspondant à cette période, Elizabeth Sibert a trouvé un denticule de requin pour 100 dents de poisson.

« Il est impossible de passer à côté », déclare-t-elle.

 

TOUT EST DANS LES DÉTAILS

Lorsque l’océanographe de Yale a publié ces observations dans la revue Proceedings of the Royal Society B en 2016, elle ignorait beaucoup de choses. Tous les requins avaient-ils été affectés de la même manière par cet effondrement des populations de squales ? Et certains types d’écailles, et par extension, certains types de requins, avaient-ils complètement disparu 19 millions d’années avant notre ère ?

Pour le savoir, Elizabeth Sibert a fait équipe avec Leah Rubin, à l’époque étudiante sérieuse de premier cycle au College of the Atlantic, dans le Maine, aux États-Unis. Après examen de près de 600 photos de la peau de requins, de rajidés et de raies modernes, l’étudiante a mis au point un système de classification des denticules fossilisés dans les sédiments sur la base de caractéristiques telles que leur forme et leurs stries.

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    « Elles sont trop petites pour être vues à l’œil nu… Vous ne pouvez pas vraiment saisir leur beauté et leur complexité », raconte Leah Rubin, désormais en première année de doctorat à la SUNY ESF de Syracuse, dans l’État de New York.

    Une fois les denticules classés, les deux chercheuses ont fait une découverte étonnante. Les échantillons âgés de moins de 19 millions d’années ne contenaient que 30 % des types de denticules présents dans les échantillons plus anciens. Un événement avait, d’une manière ou d’une autre, fait disparaître un grand nombre, si ce n’est la plupart des espèces de requins pélagiques de l’océan Pacifique.

    Qui plus est, l’extinction semble avoir davantage touché certains groupes que d’autres. Les denticules géométriques, qui appartiennent généralement aux requins lents chez les espèces modernes, se sont raréfiés il y a 19 millions d’années, tandis que les autres types d’écailles sont restés aussi présents dans les sédiments.

     

    UN MYSTÈRE QUI RESTE À RÉSOUDRE

    Une chose est sûre : cette découverte va susciter un regain d’intérêt à l’égard de cette période géologique, connue de la communauté scientifique sous le nom de Miocène inférieur. Bien que les archives climatiques existantes datant de cette époque suggèrent que le climat de la Terre était stable, ce dernier est aussi peu compris.

    Selon Elizabeth Silbert, sur les 683 carottes sédimentaires prélevées suffisamment en profondeur en haute mer pour couvrir le Miocène inférieur, plus de 80 % ne présentent aucun sédiment de cette période. Les scientifiques ignorent encore pourquoi. Mais, il est tout à fait possible qu’un événement climatique de courte durée ait frappé la Terre il y a 19 millions d’années, comme le suggèrent les fossiles, malgré des archives clairsemées.

    « Certains aspects de l’étude [de la Terre ancienne] sont encore si nouveaux que vous pouvez faire des découvertes incroyables sur des choses qui se sont produites il y a relativement peu de temps », indique James Rae, climatologue à l’université de St Andrews, en Écosse, qui n’a pas pris part à l’étude.

    Dans les années 1980, des chercheurs ont ainsi remarqué, dans des sédiments prélevés en haute mer, que le plancton marin avait traversé une extinction majeure 55 millions d’années plus tôt. Des preuves ultérieures révélèrent qu’à l’époque, les niveaux de dioxyde de carbone avaient rapidement augmenté, provoquant la hausse des températures de la Terre et l’acidification des océans du globe.

    Cette période, baptisée maximum thermique du passage Paléocène-Éocène, est désormais étudiée de près par les géologues. Objectif : comprendre comment la planète pourrait réagir au changement climatique induit par l’Homme. De futurs scientifiques étudieront peut-être l’extinction des requins du Miocène dans le même but. Mais, pour résoudre le mystère, des données supplémentaires seront nécessaires.

    « Elles sont forcément quelque part, confie Elizabeth Sibert. Nous ignorons seulement leur nature ».

     

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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