La résurrection du tigre de Tasmanie, une quête controversée

Près d’un siècle après son extinction, cet animal unique en son genre est devenu un symbole apprécié de l’Australie, et fait aujourd’hui l’objet d’un programme de « dé-extinction ».

De Kennedy Warne
Publication 22 juin 2023, 10:06 CEST
Tasmanian Tiger-zoo

Cette photo prise vers 1903 montre deux tigres de Tasmanie, également appelés thylacines, en captivité dans un zoo de Washington.

PHOTOGRAPHIE DE INSTITUTIONAL HISTORY DIVISION, SMITHSONIAN INSTITUTION ARCHIVES

Le tigre de Tasmanie est vivant. Pas littéralement bien sûr, puisque ce prédateur marsupial emblématique de l’Australie n’a pas été observé depuis près d’un siècle, mais vivant dans l’imaginaire, dans la mémoire, dans la culture et dans le regret collectif lié à sa disparition.

Il l’est également pour une poignée de scientifiques et d’entrepreneurs s’étant lancés dans une quête visant à ressusciter l’espèce et à la ramener à l’état sauvage.

La première chose à savoir sur le tigre de Tasmanie est qu’il ne s’agissait pas d’un tigre, et qu’il ne vivait pas qu’en Tasmanie. De son vivant comme après son extinction, l’animal, également connu sous le nom de thylacine, a été victime de l’incompréhension et de la méprise des Européens.

C’est l’explorateur et navigateur néerlandais Abel Tasman qui lui a collé le premier l’étiquette de « tigre ». En 1642, alors qu’il était à la recherche de terres australes exploitables, Tasman s’est retrouvé sur les côtes orientales d’une l’île qu’il a appelée Terre de Van-Diemen, plus tard rebaptisée Tasmanie en son honneur, et dont le nom aborigène traditionnel est lutruwita. Certains de ses marins, qui étaient partis chercher de l’eau douce, sont tombés sur des empreintes : celles de créatures « comme dotées de griffes de tigre ».

Cette ancienne peinture rupestre du Territoire du Nord de l’Australie représente un thylacine et un humain armé d’un boomerang.   

PHOTOGRAPHIE DE Tony Wheeler

Les Européens ont donné divers noms à l’animal (opossum zèbre, loup marsupial, dingo de Tasmanie) par préjugé colonial autant que par ignorance. Les mammifères de l’hémisphère nord étaient en tous points considérés comme supérieurs aux marsupiaux australiens, qualifiés « [d’] impuissants, [de] difformes et [de] monstrueux ouvrages de la nature » par leurs premiers observateurs. Le koala, tant apprécié aujourd’hui, était raillé et jugé « grossier… maladroit et peu maniable », et le thylacine, le plus grand prédateur marsupial du monde à avoir survécu jusqu’à l’époque moderne, a été relégué au rang de charognard primitif, « brutal » et « stupide ».

Il n’y avait qu’un pas entre le fait de mal nommer et dénigrer la faune indigène et le fait de chercher à la remplacer par des espèces introduites. Cette ferveur coloniale a entraîné une transformation écologique dont l’Australie ne s’est pas remise, une folie dont l’extinction du thylacine est le symbole.

Au moins cinq espèces de thylacines ont été recensées. La dernière à avoir survécu est le thylacine dit moderne, autrefois endémique du continent australien et de la Nouvelle-Guinée, mais ayant disparu du continent australien il y a près de 3 000 ans. La raison de leur extinction demeure incertaine, même si les scientifiques soupçonnent un changement de climat et la concurrence avec le dingo, introduit peu après dans les mêmes habitats.

Seule la population de thylacines de Tasmanie a survécu, isolée sur lutruwita depuis que l’élévation du niveau de la mer a submergé le pont terrestre menant au continent il y a 10 000 ans. Mais ce qui aurait pu être leur sanctuaire est devenu leur tombeau. Même si rien ne prouvait que les thylacines étaient responsables de pertes en bétail conséquentes, les éleveurs de moutons en ont fait leur bouc émissaire. Le « tigre indigène » a été diabolisé et dépeint comme un tueur de moutons buveur de sang au point qu’en 1888, un système de prime a été mis en place : pendant les vingt ans qui ont suivi, des milliers de thylacines ont été piégés, abattus et empoisonnés par des bergers et des chasseurs.

Le programme de primes a été couronné de succès. Au début du 20e siècle, les thylacines étaient si rares que les primes ont diminué, pour finalement être supprimées. Les appels visant à protéger l'espèce sont arrivés trop tard. En 1986, soit 56 ans après avoir été observé pour la dernière fois dans la nature, le thylacine a été officiellement déclaré éteint.

Nombreux sont ceux à avoir nié le verdict : à une époque, on estimait qu’un Tasmanien sur trois disait vrai en affirmant avoir aperçu le tigre. Mais après plusieurs décennies, et après que personne n’a empoché la récompense de plus d’un million de dollars offerte en 2005 à quiconque présenterait des preuves concluantes de l’existence du thylacine, l’extinction de l’espèce est devenue une réalité, amèrement acceptée. 

Le directeur scientifique de l’Australian Museum, Kris Helgen, mammalogiste et explorateur National Geographic, a examiné des spécimens de thylacine dans la plupart des musées qui en possèdent. Il a mesuré quelque 500 crânes de thylacines et parle de l’animal avec un mélange de respect et d’admiration. « C'est fascinant de constater à quel point ils étaient grands », explique-t-il. « L’espèce a été l’un des prédateurs dominants de l’Australie continentale pendant la majeure partie de son existence. »

Ce qu’il y a de plus impressionnant encore que le statut de super prédateur du thylacine, c’est la place qu’il occupe dans le panthéon de l’évolution. « Le thylacine était le dernier membre de sa propre famille », précise Helgen. « C’est inouï pour un mammifère quand on y pense : les ours sont une famille, les girafes sont une famille, les chevaux sont une famille, les dauphins sont une famille. En Australie, il n’y a qu’une poignée de ces familles : les kangourous, les phalangers volants, les opossums à queue en anneau et tous les autres carnivores marsupiaux. Le thylacine ne faisait partie d’aucun de ces groupes. »

« Il était particulièrement unique, extrêmement ancien, et toute sa vie s’est jouée sur ce continent. »

 

UN ANIMAL SINGULIER

On estime que le dernier thylacine sauvage aurait été abattu par un chasseur, si l’on en croit la photographie prise de la dépouille en 1930 dans une zone rurale du nord-ouest de la Tasmanie. Six ans plus tard, le dernier thylacine vivant en captivité est mort dans un zoo de Hobart. Deux mois avant la mort de cet animal, le gouvernement de Tasmanie avait fait du thylacine une espèce protégée. Comme l’a dit Robert Paddle, chercheur sur le thylacine, « l’espèce a été totalement protégée pendant les 59 derniers jours de son existence ».

Même si le nombre de thylacines diminuait, leur importance culturelle augmentait. En 1917, le thylacine est devenu l’emblème dominant sur les armoiries de la Tasmanie. Un couple d’animaux au pelage fauve soutient un bouclier représentant les principaux produits d’exportation de la Tasmanie : le houblon, les pommes et, ironiquement, les moutons, la proie supposée du thylacine.

Aujourd’hui, son portrait est largement répandu : on le trouve sur les étiquettes de bière, sur les bus, comme mascotte de l’équipe de cricket de Tasmanie et comme symbole de la journée des espèces menacées en Australie. Le tigre est passé du statut de nuisance à un symbole de fierté nationale. « Le thylacine est la Tasmanie », écrit David Owen, un auteur basé à Hobart. « C’est dans cette seule mesure qu’il survit. »

 

UN RETOUR À LA VIE ?

Ressusciter le thylacine est une idée apparue à la fin des années 1990. Le projet Lazarus, au nom ambitieux, visait à cloner l’animal à partir de l’ADN de spécimens conservés dans des musées ; il a été interrompu lorsque le matériel génétique disponible pour reproduire l’animal s’est avéré trop dégradé et fragmentaire.

De nouveaux outils développés depuis permettraient un épissage précis des gènes afin de recréer un génome de thylacine à partir de sources multiples. La dé-extinction de l’espèce est donc de nouveau à l’ordre du jour. À la tête de cet effort se trouve un groupe de généticiens de l’université de Melbourne, le laboratoire TIGRR (Thylacine Integrated Genomic Restoration Research), soutenu par une société de biotechnologie texane.

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    En 2022, Andrew Pask, chercheur principal du TIGRR, a annoncé que son équipe concevrait son premier bébé thylacine hybride dans les dix ans à venir.

    Helgen est sceptique. Pour lui, le plus grand obstacle à la dé-extinction du thylacine est la distance génétique qui le sépare de tous ses parents vivants. Contrairement au mammouth laineux (l’autre mammifère charismatique disparu qui fait l’objet d’un programme de dé-extinction), il n'existe pas d’espèce moderne étroitement apparentée au thylacine qui pourrait servir de référence génétique. Dans le cas du mammouth laineux, c’est l’éléphant d’Asie qui joue ce rôle. L'animal préconisé pour porter le génome reconstruit du thylacine est un marsupial de la taille d’une souris appelée dunnart, qui est aussi éloigné génétiquement du thylacine qu’un humain l’est d’un ouistiti, explique Helgen.

    « Le thylacine était un animal à part », affirme-t-il. « Il était aussi différent qu’un chat l’est d’un chien ou qu’un cheval l’est d’un rhinocéros. [Il est impossible] que l’on puisse ramener ce marsupial carnivore à la vie [simplement] parce que nous disposons de tous ces outils génétiques modernes. Si les rhinocéros disparaissaient, on vous rirait au nez si vous disiez que vous pouvez prendre un cheval et le transformer en rhinocéros, ou un chien en chat ».

    Bien avant d’être menacé d’extinction, le thylacine était un animal emblématique de l’Australie, représenté volontiers dans des œuvres d’art comme celle-ci, tirée d’une édition de 1833 des Proceedings of the Zoological Society of London (Actes de la société zoologique de Londres).

    PHOTOGRAPHIE DE ILLUSTRATION, BIODIVERSITY HERITAGE LIBRARY, Science Source

    Selon de nombreux membres de la communauté scientifique, dont Helgen, la dé-extinction détourne l’attention de l’urgence qu’il y a à sauver les espèces actuelles. En d’autres termes, dans cette crise de la biodiversité provoquée par l’humanité, nous ne devrions pas nous détourner de la préservation des espèces vivantes pour tenter de faire revivre les espèces éteintes. Helgen estime que de nombreuses espèces en voie d’extinction « peuvent être ramenées à la vie non pas grâce à une technologie magique, mais grâce à des méthodes éprouvées consistant à prendre soin des environnements sauvages et à gérer au mieux les espèces qui nous entourent ».

    Le thylacine est un puissant symbole de perte. Tout comme un symbole d’espoir. À la suite de son extinction, les Tasmaniens se sont mobilisés pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise. Ils ont formé le premier parti politique vert au monde. Ils se sont collectivement engagés à résister à la dégradation de l’environnement et à protéger les espèces indigènes vulnérables ; des engagements que nous devons tous prendre si nous voulons éviter de nouvelles extinctions.

    On croirait entendre le thylacine nous héler depuis un siècle : « N’attendez pas qu’il soit trop tard ».

    Kennedy Warne est un écrivain installé en Nouvelle-Zélande. Son dernier livre, Soundings : Diving for Stories in the Beckoning Sea, est le récit de vingt ans de reportages sous-marins pour le magazine National Geographic.

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