L'avenir incertain des derniers manchots d'Afrique

Face aux difficultés de ces oiseaux à trouver de la nourriture, l’Afrique du Sud envisage l’interdiction de la pêche commerciale à proximité des colonies insulaires de manchots d'Afrique pour essayer de les sauver.

De Leonie Joubert
Photographies de Mélanie Wenger
Publication 18 juil. 2022, 16:13 CEST
Penguins on beach

Plus menacé encore que le rhinocéros blanc, le manchot du Cap pourrait disparaître d’ici 15 ans. Seaforth Beach est l’un des sites de reproduction qui parsèment une bande longue de 2 km du littoral sud-africain protégé. Celle-ci inclut la célèbre Boulders Beach et la colonie de manchots du Cap de Simon’s Town. Il s’agit de l’unique colonie de l’espèce dont la population est stable. Sur les îles qui bordent la côte sud-africaine, les colonies déclinent à un rythme alarmant.

PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger, National Geographic

En cette douce matinée de juillet, un bruyant groupe de manchots du Cap s’active sous le soleil qui inonde Foxy Beach, dans la baie False, en périphérie de Cape Town. Deux oiseaux se font la cour en se bécotant d’un air faussement timide, leurs becs tranchant l’air comme les ciseaux d’un barbier. Non loin d’eux, un couple apporte la touche finale à leur nid peu profond en y ajoutant des morceaux de varech échoué aussi secs que de la viande séchée. Deux futurs parents s’agitent au-dessus de leur œuf, tandis que le poussin des voisins réclame avec force son petit-déjeuner. Un peu plus loin, un adolescent dégingandé aussi grand que ses parents arbore encore son duvet bleu-gris pelucheux, signe que ce jeune n’est pas tout à fait prêt à affronter les eaux fraîches de l’Atlantique pour trouver seul sa nourriture.

Katrin Ludynia, responsable de la recherche pour l’organisation à but non lucratif Southern African Foundation for the Conservation of Coastal Birds (Fondation sud-africaine pour la conservation des oiseaux côtiers) admire ce spectacle depuis une plateforme d’observation. Soudain, elle remarque quelque chose d’étrange. Un adulte solitaire, face contre terre, est bizarrement immobile. L’une de ses pattes, tendue vers l’arrière, semble rigide.

Quelques minutes plus tard, un ranger se dirige sans un bruit sur le groupe, filet à la main et attrape le manchot mal en point. Une ligne de pêche est fermement enroulée autour de sa patte. « Elle a incisé la chair, jusqu’à l’os », constate Katrin Ludynia après avoir inspecté la plaie infectée.

La blessure est suffisamment grave pour nécessiter des soins vétérinaires. L’animal est donc emmené au centre de soins de la fondation, situé à l’autre bout de la ville, où il rejoindra des dizaines d’autres manchots, des poussins issus d’œufs sauvés, des jeunes abandonnés ou encore des adultes blessés, qui sont nourris à la main ou choyés pour retrouver la vie sauvage. « Avec un peu de chance, ils pourront suturer la plaie une fois la ligne retirée. Sinon, ils risquent de devoir amputer », explique la responsable de la recherche. « Certains oiseaux survivent avec un membre en moins ». S’il se rétablit, le manchot pourra être relâché dans la colonie de Foxy Beach.

Dans leur désir d’obtenir un selfie, possiblement nourri par l’engouement sur les réseaux sociaux du #penguinbeach, les touristes font parfois fi de la distance recommandée de trois mètres à tenir avec les oiseaux. L’impact des visiteurs sur le succès de reproduction des manchots inquiète moins l’équipe qui veille sur la colonie que l’effondrement des populations de sardines, principale source de nourriture des oiseaux. La colonie de Simon’s Town se trouve dans une baie protégée où la pêche commerciale est interdite ; les manchots n’ont donc pas à rivaliser avec les bateaux pour trouver à manger. Mais les réserves de poissons de la zone pourraient tout de même être impactées par le réchauffement climatique.

PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger, National Geographic

Les manchots du Cap étant menacés, les agents de conservation de la faune font tout leur possible pour sauver des individus dans l’espoir de renforcer le patrimoine génétique en baisse de l’espèce. En l’espace de 30 ans, les effectifs de cet oiseau dans les eaux sud-africaines se sont effondrés de 73 %, passant d’environ 42 500 couples reproducteurs en 1991 à 10 400 en 2021. Si cette tendance se poursuit, le seul manchot endémique du continent pourrait disparaître à l’état sauvage d’ici 15 ans. La situation s’explique principalement par la raréfaction de la nourriture à cause de la surpêche et des changements de température de l’air et des océans, qui ont une incidence sur la disponibilité des sardines. (À lire : La banquise fond, il est urgent de protéger l'Antarctique et sa faune.)

Les colonies de manchots du Cap prospéraient autrefois au large, sur des îles disséminées de l’île Hollams Bird au large de la Namibie, jusqu’à la pointe du continent africain et le long de la côte menant à la baie d’Algoa.

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    L’équipe qui veille sur les manchots a restreint l’accès du public à certaines zones de la colonie de Simon’s Town, comme sur l’une des extrémités de Seaforth Beach, qui est clôturée. La pleine saison touristique coïncide avec la mue annuelle des oiseaux, événement estival au cours duquel les oiseaux ne peuvent plus se nourrir pendant des semaines, ce qui les expose davantage au stress.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger, National Geographic

    Les colonies établies sur le continent à Foxy Beach et la voisine Boulders Beach, distante de 400 mètres et véritable attraction touristique, résistent et restent stables. Elles font partie de la grande colonie de Simon’s Town, qui s’étend sur deux kilomètres de littoral protégé. Depuis cinq ans, sa population est stable avec environ 1 000 couples reproducteurs.

    Sur recommandation des agents de conservation de la faune, Barbara Creecy, la ministre sud-africaine de l’Environnement, envisage d’interdire la pêche à la senne dans une zone tampon d’environ 20 km autour des six principales colonies insulaires du pays, à savoir Dassen Island, Robben Island, Stony Point, Dyer Island, l’île de Sainte-Croix et Bird Island. Celles-ci abritent 88 % de la population de manchots du pays.

    Les manchots du Cap préfèrent nicher sur les îles côtières. Autrefois recouvertes d’une épaisse couche de guano vieille de plusieurs siècles, elles offraient des lieux de reproduction stables et abrités. Surnommé l’« or blanc », le guano a cependant été retiré de la plupart des îles pour servir d’engrais et les oiseaux ont été contraints de trouver d’autres sites où se reproduire. Les premiers couples sont arrivés à Simon’s Town en 1985 ; depuis, la population de manchots n’a eu de cesse d’augmenter, comme le tourisme.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger, National Geographic

    La pêche à la senne consiste à remonter un banc de poissons à l’aide d’un immense filet fermé en forme d’entonnoir. La pêche aux petits poissons pélagiques (principalement des sardines et des anchois) est un moyen de subsistance important pour certains Sud-Africains, mais elle cible les mêmes espèces que celles dont dépendent les manchots.

    Auparavant, les efforts de gestion des populations de manchots, comme le suivi des colonies et le sauvetage des œufs, des poussins et des adultes blessés, étaient propres aux sites. Si ce projet de zone tampon de 20 km est adopté, ce serait la première fois que la santé de l’écosystème au sens large est prise en compte dans le cadre de la protection des oiseaux. Les sardines migrent sur de longues distances le long de la côte, mais si les bancs s’aventurent dans des zones où la pêche est interdite, les parents manchots auraient le monopole de la nourriture nécessaire pour leurs poussins.

     

    DES TORPILLES DE PRÉCISION

    Sur la terre ferme, les manchots du Cap sont plutôt gauches. Leur démarche peu assurée et leurs braiments semblables à ceux d’un âne leur ont valu le surnom de manchots « baudet ». Mais une fois dans l’eau pour chasser les sardines et les anchois, ils se muent en torpilles de précision : ils se propulsent dans l’eau avec leurs nageoires et utilisent leurs pieds palmés comme gouvernail pour fondre sur leurs proies de plus en plus difficiles à trouver.

    Des bénévoles s’apprêtent à relâcher des poussins nourris à la main et des manchots adultes remis sur patte dans la réserve naturelle de Stony Point, une zone marine protégée située à 40 km à l’est de la colonie de Simon’s Town. Les rangers surveillent attentivement les colonies et viennent à la rescousse d’œufs et de poussins abandonnés, ainsi que d’adultes blessés. La Fondation sud-africaine pour la conservation des oiseaux côtiers nourrit les oiseaux à la main ou les soigne avant de les relâcher.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger, National Geographic

    Les stocks de sardines se sont effondrés, à tel point que le ministère de la Pêche a interdit la pêche commerciale à la sardine pour l’année 2019. En 2020, les stocks étaient encore considérés comme épuisés.

    Les manchots rencontrent également des difficultés à trouver suffisamment de nourriture à cause du changement des conditions maritimes. Le réchauffement climatique altère la direction des vents et les upwellings, ou remontées d’eau des courants océaniques. Ces phénomènes poussent les poissons à frayer ailleurs et les manchots semblent avoir des difficultés à les localiser. Récemment, le suivi par satellite à l’aide de balises des expéditions de chasse des manchots a démontré que les oiseaux suivent toujours des événements environnementaux spécifiques qui les mènent le long de la côte ouest du sud de l’Afrique, où les poissons sont désormais rares.

    Ce manchot équipé d’une balise fixée dans le dos avec du ruban adhésif séjourne au centre de soins avant d’être relâché dans la nature. En suivant les habitudes de recherche de nourriture des oiseaux, les agents de conservation de la faune ont découvert qu’ils étaient toujours réceptifs à des événements environnementaux supposés les conduire dans les zones riches en poissons. Mais avec l’évolution des vents et des courants océaniques causée par le réchauffement climatique, les poissons ne fraient plus aux mêmes endroits qu’avant et les manchots ont dû mal à les trouver.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger, National Geographic

    En août, des rangers de la SANParks, l’autorité responsable des parcs nationaux d’Afrique du Sud, et la Fondation sud-africaine pour la conservation des oiseaux côtiers ont secouru près d’une centaine de poussins affamés sur Bird Island, l’une des colonies les plus orientales de la baie d’Algoa située à environ 725 km de la colonie de Simon’s Town. Tous ont été transportés jusqu’au centre de soins le plus proche pour être nourris à la main.

    Selon un recensement réalisé en 2021, la population de la baie d’Algoa a perdu un tiers de ses effectifs au cours des 20 dernières années. Si de telles baisses étaient enregistrées au niveau régional, le manchot du Cap serait considéré comme « en danger critique » par l’Union internationale pour la conservation de la nature, estime un rapport rédigé conjointement par des spécialistes maritimes au service de gouvernements, d’ONG et d’universités.

    Les agents de conservation de la faune de SANParks et de la Fondation sud-africaine pour la conservation des oiseaux côtiers considèrent que les derniers sauvetages de poussins fous du Cap et cormorans du Cap affamés dans la baie d’Algoa sont des signes avant-coureurs supplémentaires d’un risque d’effondrement de l’écosystème alors que les stocks de sardines continuent de chuter.

    Les agents de conservation de la faune surveillent de près la colonie de Simon’s Town pour suivre les facteurs de mortalité des oiseaux, qui peut résulter de prédations, de collisions avec des véhicules, de maladies ou encore de conditions météorologiques extrêmes. Cependant, la principale menace qui pèse sur la population entière est le manque de nourriture causé par la pêche industrielle et le changement climatique. Les agents ont récemment sauvé près d’une centaine de poussins affamés sur une île de la baie d’Algoa, située à 725 km à l’est de Simon’s Town et où vit une colonie de manchots du Cap. Ils y voient un signe avant-coureur d’un effondrement de l’écosystème.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger, National Geographic

    La dégradation des lieux de nidification explique partiellement la baisse des populations dites hauturières, c’est-à-dire celles qui vivent en pleine mer. Les manchots du Cap aiment creuser leurs nids dans le guano (c’est-à-dire leurs fientes), qui avait atteint une épaisseur de près de 10 mètres sur les îles en s’accumulant au fil des siècles. Les nids construits dans le guano sont protégés des éléments et sûrs, mais avec le boom de cet engrais naturel au milieu du 19e siècle, la plupart des îles ont été dépouillées de cet « or blanc ».

    Les manchots doivent également composer avec le trafic maritime dans leurs aires d’alimentation, la présence humaine sur les sites de nidification, la grippe aviaire et les autres maladies, les marées noires et la prédation des phoques et des requins.


     

    UNE COLONIE UNIQUE

    La colonie de Simon’s Town est relativement récente, avec l’arrivée des premiers couples reproducteurs en 1985. Ces derniers ont creusé leurs nids dans le sable ou sous des buissons proches, et la population a depuis augmenté avant de se stabiliser. La pêche pélagique au filet commerciale étant interdite dans la baie False, les manchots n’ont pas à rivaliser avec les bateaux pour trouver des sardines et des anchois.

    Cette colonie est aussi unique par sa proximité avec la ville. Les sites de nidification sont facilement accessibles aux visiteurs, directement depuis la plage ou le long des promenades, et figurent donc parmi les rares endroits où admirer les manchots de près.

    Les effets de la curiosité humaine sur la stabilité de cette population n’inquiètent pas vraiment Katrin Ludynia. D’après elle, les manchots sont habitués à la présence d’humains et les individus les plus confiants ont même choisi de nicher dans les jardins des habitants ou à côté des promenades. « Les oiseaux de Simon’s Town sont accoutumés aux gens », dit-elle. « Nous savons d’autres colonies que les individus les plus timides, ou qui sont facilement dérangés, s’installent dans les zones plus calmes. Simon’s Town offre une grande diversité d’habitats et je pense que les oiseaux choisissent le lieu qui leur convient ».

    Certaines plages de la ville sont très fréquentées, notamment pendant la période délicate de la mue, qui coïncide avec la haute saison estivale. Si la plupart des touristes ne s’approchent pas trop des manchots, les visiteurs en quête de selfies ne respectent parfois pas la distance recommandée de trois mètres avec les oiseaux. « Certaines personnes ne la respectent pas et essayent de s’approcher trop près des manchots ou de les toucher », dénonce-t-elle. « Nous demandons à ces personnes de s’éloigner si les oiseaux semblent stressés ».

    Ces perturbations sont cependant minimes. Même l’incident pour le moins insolite qui s’est produit en septembre dernier, lorsque 63 manchots sont morts piqués par des abeilles, n’« impactera pas le niveau actuel de la population de la même manière que les principales menaces qui pèsent sur l’espèce, notamment le manque de nourriture, un sujet sur lequel nous devons concentrer la plupart de nos efforts », explique Laurent Waller, écologue de la Fondation sud-africaine pour la conservation des oiseaux côtiers.

    Habitués aux humains, certains manchots de Simon’s Town se sont installés dans les jardins des habitants et se baladent dans leurs logements. Quelques maisons d’hôtes jouent sur cela en utilisant la présence des oiseaux comme argument de vente. Les équipes qui veillent sur la colonie mettent en garde contre cette acclimatation, synonyme pour les manchots de franchissement des routes, de collisions avec les voitures et de rencontres avec des animaux de compagnie. Les rangers aident à rabattre les oiseaux loin des zones résidentielles.

    PHOTOGRAPHIE DE Mélanie Wenger, National Geographic

    Alors que le changement climatique devrait produire davantage de phénomènes météorologiques extrêmes, les ondes de tempête et les épisodes caniculaires pourraient contraindre les parents les plus dévoués à quitter leurs nids situés sur la côte. Peu profonds, les nids creusés sur les plages sont exposés au soleil et à la chaleur, aux vagues de tempête et aux pilleurs tels que les goélands.

    À l’automne 2002 par exemple, la grande marée a coïncidé avec une violente tempête dont l’onde a dévasté la colonie de Foxy Beach. Un chercheur de l’unité de démographie aviaire de l’université de Cape Town qui s’est rendu sur la plage le lendemain a découvert de nombreux nids inondés, les œufs emportés par la marée, et les corps de poussins noyés ou morts d’hypothermie.

    Des expériences visant à créer des nids artificiels plus durables sont en cours. Elles ont pour objectif d’améliorer le succès de reproduction de la colonie de Simon’s Town. En outre, les agents de conservation de la faune relâchent des manchots remis sur patte dans la réserve naturelle De Hoop, une aire marine protégée située sur la côte sud non loin du Cap des Aiguilles, dans l’espoir qu’une colonie s’y établisse.

    Mais revenons au manchot blessé découvert sur Foxy Beach en début d’article. David Roberts, vétérinaire de la fondation, a pu retirer la ligne de pêche de la patte de l’animal. Elle avait incisé la chair en profondeur, épargnant l’os de peu. S’il avait été découvert quelques jours plus tard, le manchot aurait dû être euthanasié : une amputation aussi haut sur la patte aurait sans doute anéanti ses chances de survie à l’état sauvage.

    Une semaine plus tard, l’oiseau quittait son enclos en se dandinant pour rejoindre la piscine, où il a passé une bonne heure à barboter avec ses congénères. Pratiquer une activité physique quotidienne permet aux manchots de rester en forme et de garder leurs plumes imperméables en vue d’un éventuel relâché à Foxy Beach au printemps prochain.

    Dans le cadre de son engagement visant à faire découvrir et à protéger les merveilles de notre planète, la National Geographic Society a financé le travail de l’exploratrice Mélanie Wenger. Pour en savoir plus sur le soutien qu’apporte la National Geographic Society aux explorateurs, rendez-vous ici.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com.

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