Le monde étrange et merveilleux des hippocampes

Ces poissons, connus et aimés pour leurs couleurs et leurs ressemblances avec bien d’autres animaux, sont aujourd’hui menacés.

De Jennifer S. Holland
Publication 16 mars 2022, 16:41 CET
Un couple d’Hippocampus augustus d’Australie (le mâle est à gauche) entremêlent leurs queues pour plus de ...

Un couple d’Hippocampus augustus d’Australie (le mâle est à gauche) entremêlent leurs queues pour plus de stabilité. Les hippocampes vivent dans presque toutes les eaux côtières du monde, et s’accrochent aux herbiers marins, aux coraux et aux éponges. Leurs populations sont menacées par la surpêche et la disparition de leur habitat.

PHOTOGRAPHIE DE David Liittschwager

Miguel Correia a pointé du doigt le fond de mer. J'ai regardé dans cette direction et secoué la tête. Il a mis son doigt ganté à l’endroit qu’il indiquait. J'ai nagé plus près pour mieux regarder. Du sable. Des algues. Des pierres. Une spirale d’excréments de concombre de mer. Jai inspiré un grand bol de bulles d’air, frustrée.

Puis, tout à coup, je l'ai vu, blotti contre une algue exactement là où je regardais : un hippocampe à long bec (Hippocampus guttulatus) de huit centimètres de long, jaune foncé avec quelques taches de rousseur et une crinière de filaments cutanés. Plus tard, durant cette même plongée, j'ai repéré (avec un peu d’aide, encore) son cousin à museau court (Hippocampus hippocampus), l’autre hippocampe qui habite cette lagune côtière du Portugal, appelée Ria Formosa.

À l’exception de l’Antarctique, tous les continents abritent dans leurs eaux côtières des variétés de ces poissons légendaires. La communauté scientifique en recense quarante-six espèces dans le monde, dont la plus petite n’est pas plus grande qu’une fève de haricot, et la plus grosse fait la taille d’un gant de baseball.

Il n’y a pas si longtemps, Ria Formosa, dans la région de l’Algarve au Portugal, abritait au moins deux millions d’hippocampes, affirme Correia, biologiste à l’Université du Centre pour les sciences marines de l’Algarve. Avec ses collègues, il élève et étudie ces animaux dans un petit établissement en bord de mer, et a pu voir les populations de ces deux espèces considérablement diminuer. « Nous avons perdu près de 90 % d’entre eux en moins de vingt ans », se désole-t-il.

Ce déclin semble généralisé, en partie parce que les hippocampes vivent dans les habitats marins les plus sensibles du monde, dont les estuaires, les mangroves, les prairies sous-marines et les récifs coralliens. À Ria Formosa, par exemple, l’activité humaine, au travers de l’élevage de palourdes ou encore du chalutage illégal de fond, recouvre ou arrache les prairies sous-marines préférées des hippocampes.

La pêche non réglementée, qui alimente un vaste commerce d’hippocampes séchés, est le plus grand coupable de ce déclin. Arrachés à leurs prairies sous-marines à cause de la prise accessoire, c’est-à-dire la capture accidentelle par les chaluts de fond et autres équipements de pêche, les poissons sont vendus dans le monde entier pour la médecine traditionnelle chinoise et pour être vendus en tant que bibelots. Un bien plus petit nombre d’entre eux sont vendus vivants pour le commerce des poissons d’aquariums, particulièrement auprès de clients américains.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’hippocampe est aussi apprécié, avec son mélange sophistiqué de caractéristiques qui semblent empruntées à d’autres animaux : une tête de cheval, les yeux indépendants et les capacités de camouflage du caméléon, une poche de kangourou, une queue préhensile de singe. L’Hippocampus arbore également un large éventail de couleurs ainsi qu’une multitude de bosses et de taches, de rayures et de mouchetures, de pointes et d’extensions dermiques comparables à de la dentelle. Un hippocampe a des plaques osseuses à la place des écailles et, n’ayant pas d’estomac pour stocker la nourriture, il aspire presque constamment des copépodes, des crevettes, des larves de poisson et d’autres petits aliments.

Ces prédateurs qui chassent à l’affût s’adonnent aussi à une forme de danse. En effet, lors de la parade nuptiale, les couples s’élèvent et retombent sous l’eau, face à face, et communiquent en changeant de couleurs et en entrelaçant leurs queues. Ils peuvent danser ce tango pendant des jours, et rester ensemble pendant une saison entière.

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    Bébés hippocampes

    Une caractéristique étonnante chez l’hippocampe est que c’est la femelle qui féconde le mâle, et non l’inverse : une curiosité de l’évolution qui n’existe que chez ce poisson et ses parents proches. La femelle dépose ses œufs riches en vitellus dans la poche ventrale du mâle par le biais d’une ouverture dans sa trompe, appelée l’ovipositeur. Plusieurs semaines plus tard, le mâle a des contractions et commence à accoucher de dizaines de milliers de petits sous l’eau, nombre qui varie selon la taille de l’espèce. Les nouveau-nés dérivent un moment avant de se calmer : dans ces premiers jours, seule une petite partie parvient à ne pas se faire manger par des prédateurs.

    Lorsqu’un hippocampe doit se déplacer d’un endroit à un autre, il nage à la verticale en battant sa nageoire dorsale en effectuant jusqu’à soixante-dix battements par seconde, et se dirige en utilisant ses deux nageoires pectorales. Pour rester immobile, il utilise sa longue queue pour s’accrocher aux herbiers marins, aux coraux ou à d’autres objets immobiles du fond de mer. L’excellent camouflage de l’hippocampe lui permet ensuite de devenir quasiment invisible.

    Malgré leur grande notoriété (qui ne reconnaîtrait pas un hippocampe ?), nous ignorons encore beaucoup de choses sur ce poisson, y compris son lieu de vie et comment sa population parvient à subsister. La liste rouge des espèces menacées d’extinction de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) comprend toutes les espèces d’Hippocampus, et nombre d’entre elles sont classées dans la catégorie des espèces à données insuffisantes.

    Selon Amanda Vincent, biologiste marine à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC), « pour la grande majorité des espèces, à l’exception de leur taxonomie et d’une description basique, nous ne savons presque rien. » Madame Vincent est la directrice du Project Seahorse, une alliance pour la conservation de ces animaux entre l’UBC, où elle enseigne au sein de l’Institut des océans et des pêches, et la société zoologique de Londres.

    Un tel manque de connaissances, dû en partie au nombre limité de scientifiques étudiant les hippocampes, est particulièrement problématique pour un poisson qui est autant exploité. Le Project Seahorse estime que les opérations de pêche commerciale capturent au moins 76 millions d’hippocampes chaque année, et que quatre-vingt pays sont impliqués dans ce commerce. « Avant, les pêcheurs les relâchaient », précise Healy Hamilton, scientifique principale pour NatureServe, un groupe de conservation établi en Virginie, « mais maintenant, dans bien des endroits, un acheteur attend sur les quais pour les récupérer. »

    Un Hippocampus abdominalis mâle présente une couronne de filaments de peau aussi unique qu'une empreinte digitale humaine.

    PHOTOGRAPHIE DE David Liittschwager

    Même si certains pêcheurs ciblent ces poissons, c’est la prise accessoire qui est dévastatrice pour les populations d’hippocampes, et ce d’après Sarah Foster, chargée de programme du Project Seahorse. Les exportations mondiales auraient dû s’orienter vers un fonctionnement plus durable après 2004, lorsque les inquiétudes liées à l’ampleur du commerce international ont suscité de nouvelles réglementations dans le cadre de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES).

    « Malheureusement, il semblerait que la majeure partie du commerce d’hippocampes séchés soit passée dans la clandestinité », explique Amanda Vincent. La bonne nouvelle est que le commerce des animaux vivants repose davantage sur la reproduction en captivité, ce qui réduit la pression sur les populations sauvages, ajoute-t-elle.

    Les enquêtes de terrain et les rapports de la CITES ont révélé que l’Asie du Sud-Est, en particulier la Thaïlande, était le principal fournisseur d’hippocampes, et indiquent que deux pays d’Afrique de l’Ouest, la Guinée et le Sénégal, ont augmenté leurs exportations. Hong Kong est de loin le premier importateur, avec d’importantes expéditions également vers Taïwan et la Chine continentale. La majorité de la demande d’hippocampes est liée à leur utilisation dans la médecine traditionnelle. Les vendeurs promettent, par exemple, que les hippocampes séchés stimulent la virilité, ont des propriétés anti-inflammatoires et peuvent traiter tous les maux, de l’asthme en passant par l’incontinence.

    Afin de me faire une idée de la pression qui s’exerce sur les hippocampes, je suis allée visiter un entrepôt à l’Académie des sciences de Californie, où Hamilton a parcouru l’une des nombreuses boîtes de sacs plastiques remplis de squelettes qui avaient été confisqués à l’aéroport international de San Francisco. Il y avait des centaines, voire des milliers de poissons, et cela « ne représente que l’équivalent d’une année de ce qui a été confisqué dans un seul aéroport », m’a-t-elle expliqué.

    Il arrive également que les autorités saisissent d’énormes prises : en 2019, à Lima au Pérou, plus de 12 millions d’hippocampes séchés ont été confisqués dans un seul bateau venant d’Asie, ce qui représente une valeur de 5,5 millions d’euros sur le marché noir. Cependant, selon Hamilton, les cargaisons d’hippocampes ne sont le plus souvent pas détectées, ce qui cause des pertes incalculables pour chacune des espèces exploitées.

    Sur une note positive, en 2020, le gouvernement portugais a créé deux petites aires marines protégées dans la Ria Farmosa, afin qu’elles jouent le rôle de sanctuaires pour ces chevaux de mer. C’est une bonne nouvelle, mais les experts affirment qu’une meilleure gestion des pêches, avec des limites sévères et même l’interdiction de la pêche au chalut, serait la clé pour maintenir le nombre d’hippocampes. Selon Foster, la demande du marché n’a pas à signer l’arrêt de mort des Hippocampus « si nous pouvons faire en sorte que les règles de la CITES fonctionnent comme prévu en soutenant un commerce légal et durable. »

    En parallèle, la consommation de produits à base d’hippocampes en Asie pourrait baisser naturellement grâce aux « personnes plus jeunes et plus progressistes qui commencent à arrêter d’utiliser des animaux sauvages dans le cadre de traditions », espère Foster. Selon elle, au bout du compte, la communauté de la médecine traditionnelle et les défenseurs de l’environnement partagent tous un même objectif. On donne souvent un rôle de méchants aux commerçants et acheteurs, « mais finalement, nous voulons tous empêcher la disparition des hippocampes. »

    Il est important de répondre à ces volontés car « il est absolument impossible que les hippocampes puissent continuer à subsister avec le niveau d’exploitation actuel », me dit Hamilton depuis son perchoir surplombant les étagères de l’entrepôt. « Et les gens doivent savoir que nous nous dirigeons vers un monde dépourvu de bien trop de ces poissons extraordinaires. »

    Cet article a initialement été publié dans le magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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