Les chiens radioactifs de Tchernobyl : les effets des radiations passés au crible

Ils vivent et se reproduisent à l'intérieur de la zone d'exclusion depuis des générations. Les scientifiques pensent que leur ADN pourrait révolutionner nos connaissances sur les effets des radiations.

De Sharon Guynup
Publication 1 mai 2023, 15:40 CEST
Le 26 avril 1986, la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé, provoquant le pire accident nucléaire ...

Le 26 avril 1986, la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé, provoquant le pire accident nucléaire au monde. En 2017, le photographe Mike Hettwer s'est rendu dans la zone d'exclusion de Tchernobyl avec Clean Futures Fund (CFF), organisation à but non lucratif pour la protection des animaux, afin de stériliser les chiens errants. La plupart du temps, le soir venu, les chiens se rassemblent près de l'entrée de l’arche de confinement, ici en arrière-plan. Celle-ci, d'une valeur de deux milliards de dollars, recouvre le réacteur endommagé. Les vétérinaires du CFF ont également prélevé des échantillons de sang. Ceux-ci ont fait l'objet de recherches de pointe sur l'ADN qui ont été publiées dans Science Advances. L'étude a révélé que les chiens étaient des descendants de ceux présents au moment de l'accident. Leur ADN pourrait aider à mieux comprendre les effets à long terme des radiations sur la santé humaine et la génétique.

PHOTOGRAPHIE DE Mike Hettwer

Lorsque Timothy Mousseau est arrivé à la centrale nucléaire de Tchernobyl en 2017, l'un des endroits les plus radioactifs au monde, la population de chiens errants de la zone avait atteint 750 individus.

Ces chiens sont vraisemblablement les descendants de ceux qui ont été abandonnés après les implosions et l'incendie dévastateurs du 26 avril 1986 à la centrale, le pire accident nucléaire de l’histoire. En l'espace de trente-six heures, les autorités soviétiques ont évacué 350 000 habitants de Pripiat, à deux kilomètres de là. Certains n'ont emmené que les vêtements qu'ils portaient. Ils ont été contraints de laisser derrière eux leurs animaux de compagnie et beaucoup ne sont jamais revenus dans la zone d'exclusion de Tchernobyl qui s'étend sur une superficie de presque 2 600 kilomètres carrés.

Un touriste porte un masque à gaz pour prendre un selfie près de l'arche de confinement. Des radiations, révélées sur cette image composite par une gamma-caméra unique, émanent toujours des matériaux contaminés mais les visites de courte durée sont sans danger. Avant l'invasion russe, les touristes nourrissaient souvent les chiens.

PHOTOGRAPHIE DE Mike Hettwer (With Willy Kaye, H3D)

Timothy Mousseau, biologiste évolutionniste à l'université de Caroline du Sud, faisait partie d'une équipe du Clean Futures Fund (CFF), organisation américaine à but non lucratif qui s'est rendue en Ukraine pour mettre en place un programme de stérilisation et de vaccination afin de contrôler la population de chiens errants. Il s'est joint à l'équipe pour faire des recherches : collecter des échantillons de sang et de tissus pour faire des analyses ADN. Il mène des études sur la faune sauvage à Tchernobyl depuis 2000. Ce projet lui offre un laboratoire vivant pour rechercher les mutations génétiques induites par les radiations chez un grand nombre d'animaux. Il a participé à quatre missions de 2017 à 2022 et prévoit d'y retourner cette année.

Elaine Ostrander, qui dirige le Dog Genome Project à l'Institut national de recherche sur le génome humain, les a rejoints pour séquencer les échantillons d'ADN. Leur récente publication dans Science Advances décrit la structure génétique de 302 chiens en liberté issus de mélanges de races et établit leur filiation, identifiant quinze familles différentes, certaines grandes, d'autres plus petites.

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    Les chiens se sont pris d'affection pour cette travailleuse de Tchernobyl qui les nourrissait tous les matins. La nourriture et les soins apportés par les personnes y travaillant ont aidé les chiens à survivre dans cet environnement extrêmement hostile.

    PHOTOGRAPHIE DE Mike Hettwer

    Ces résultats fournissent des données de référence préliminaires dans le cadre d'un projet pluri-annuel visant à étudier l'impact de l'exposition chronique aux radiations sur la génétique des chiens. Timothy Mousseau et Elaine Ostrander ont réalisé que la première étape consistait à comprendre la population : distinguer les chiens entre eux et savoir où ils vivaient, étant donné que les niveaux de radiation varient considérablement. Timothy Mousseau a donc indiqué l'endroit où chaque chien avait été capturé pour les prélèvements d’échantillons de sang.

    Ces chiens de Tchernobyl sont précieux pour la science car ils vivent et évoluent en vase clos depuis l’accident, soit depuis quinze générations. Ils meurent jeunes, à trois ou quatre ans ; dix à douze ans étant l’âge normal pour des chiens de presque trente-cinq kilogrammes. Puisque leur patrimoine génétique se bâtit sur de courtes durées, Elaine Ostrander émet l'hypothèse que « [des mutations] se sont probablement produites dans le génome, au niveau de gènes importants, jouant un rôle crucial, permettant ainsi à ces chiens de survivre dans cet environnement très hostile ».

    En identifiant les familles, ils peuvent rechercher les différences entre les descendants et les parents. Les mutations, ou le potentiel de mutation, pourraient avoir été transmises par les ancêtres qui ont survécu à l'explosion de 1986.

    Les vétérinaires ont utilisé des sarbacanes pour endormir les chiens en vue de leur capture. La stérilisation, les tests sanguins, les examens radiologiques, la pesée et tous les soins médicaux ont été administrés dans une zone stérile. La substance utilisée pour les fléchettes était inoffensive et ses effets se sont dissipés au bout de plusieurs heures.

    PHOTOGRAPHIE DE Mike Hettwer

    Selon les chercheurs, ces travaux pourraient révolutionner nos connaissances sur les effets des radiations sur les mammifères, y compris l'Homme.

    « En fin de compte, nous voulons savoir ce qui s’est produit au niveau de l'ADN génomique qui a permis aux chiens de vivre, se reproduire et survivre dans un environnement radioactif », explique Elaine Ostrander.

     

    DES CHIENS ABANDONNÉS DANS UNE ZONE IRRADIÉE

    La catastrophe de Tchernobyl a rejeté dans l'atmosphère 400 fois plus de matières radioactives que la bombe atomique lancée sur Hiroshima. Les vents les ont disséminées, créant ainsi diverses zones de radioactivité plus ou moins élevée.

    Aujourd'hui, trente-sept ans après l'accident, la plupart des radiations proviennent du césium (caesium) et du strontium (strontium), éléments chimiques qui possèdent une longue durée de vie. Toutefois, d'autres radionucléides tels que le plutonium (plutonium) et l'uranium (uranium) sont également présents dans le sol. Les particules radioactives émettent une énergie suffisamment puissante pour arracher des électrons aux molécules à l'intérieur des cellules. Cela peut rompre des liaisons chimiques dans l'ADN et ainsi provoquer des mutations. Les cellules disposent de mécanismes pour réparer les dommages mais les mutations peuvent déclencher des cancers, réduire l'espérance de vie et nuire à la fertilité.

    Après avoir fléché les chiens, les vétérinaires ont dû se hâter pour les retrouver car le sédatif agissait rapidement et les animaux s'endormaient en quelques minutes.

    PHOTOGRAPHIE DE Mike Hettwer

    Une fois les chiens endormis, ils ont été délicatement placés à l'arrière d'une camionnette pour être transportés vers l’installation chirurgicale de fortune afin d'y être soignés.

    PHOTOGRAPHIE DE Mike Hettwer

    Le livre La supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse, récompensé par le prix Nobel de littérature, a reconstitué les premiers jours terrifiants de la catastrophe à travers des témoignages, notamment le traumatisme subi par les habitants lorsqu'ils ont dû abandonner leurs animaux de compagnie. « Des familles au cœur brisé ont épinglé des notes sur leurs portes : ne tuez pas notre Zhulka. C'est un bon chien ». Une personne se souvient de « chiens hurlant, essayant de monter dans les bus. Des bâtards, des bergers allemands. Les soldats les repoussaient, leur donnaient des coups de pied. Ils ont couru après les bus pendant des heures ».

    Peu après, des escouades militaires sont arrivées. Ils ont abattu les chiens pour limiter la propagation de la contamination radioactive et des maladies. Certains se sont échappé, survivant dans les bois autour de la centrale et près de Pripiat.

    Bien plus tard, en 2010, la construction d’une arche de confinement au-dessus du réacteur endommagé a commencé. Des milliers de travailleurs ont afflué. À ce moment-là, Tchernobyl est devenue une destination de « tourisme macabre », tourisme controversé consistant à visiter des lieux tristement célèbres pour leur histoire tragique. Les chiens ont migré vers ces zones et les gens les ont nourris. Leur nombre augmentant rapidement, les inquiétudes concernant la rage se sont accrues.

    Un vétérinaire mesure le niveau d’irradiation d'un chien sous sédatif à l'aide d'un compteur à scintillation. Après la décontamination, les chiens ont été stérilisés, pesés, soumis à une prise de sang et ont reçu tout éventuel traitement médical nécessaire. 

    PHOTOGRAPHIE DE Mike Hettwer

    Les équipes du Clean Futures Fund, fondé en 2016 pour fournir un soutien et des soins aux communautés touchées par des catastrophes, ont réalisé que les chiens avaient également besoin qu’on leur vienne en aide. Une fois que l'autorité de gestion de la zone d'exclusion a accordé la permission de fournir des soins aux chiens et de contrôler leur population, l'équipe vétérinaire du CFF a mis en place une clinique de fortune dans l'un des anciens bâtiments. Timothy Mousseau a quant à lui établi un laboratoire et a rejoint les vétérinaires pendant les procédures.

     

    SUR LE TERRAIN

    Jennifer Betz, la vétérinaire qui dirige aujourd'hui le programme, décrit leur processus. « Nous capturons les chiens, les stérilisons, les vaccinons, leur implantons une puce électronique, les marquons... et Tim intègre des dosimètres dans leur marque auriculaire. Ensuite, nous les relâchons là d'où ils viennent pour qu'ils puissent vivre leur vie, heureux et en bonne santé, autant que possible. » L'équipe fournit également les soins médicaux nécessaires.

    Ces chiens ne peuvent pas être évacués de la zone, explique-t-elle, « car ils peuvent transporter des quantités importantes de substances contaminantes radioactives, que ce soit dans leur fourrure ou dans leurs os ».

    Une exception a toutefois déjà été faite en 2018. Trente-six chiots dont les mères étaient mortes ont reçu une autorisation spéciale de l'autorité de gestion de la zone d'exclusion. Leur évacuation a permis de les sauver, sans quoi ils n'auraient pas survécu. Ils ont été décontaminés et adoptés par des familles aux États-Unis et au Canada. Ils ont été exposés aux radiations in utero et pendant trois à quatre semaines avant d'être sauvés. L'équipe suivra ces chiens jusqu'à la fin de leur vie, à la recherche de tumeurs, de lymphomes ou d'autres problèmes de santé.

    L’arche de confinement a été installée pour enfermer les restes du réacteur numéro 4. Les analyses ADN ont montré que les chiens vivant autour de la structure, exposés aux niveaux de radiation les plus élevés, sont génétiquement distincts de deux autres populations locales.

    PHOTOGRAPHIE DE Mike Hettwer

    Les chercheurs retrouvent parfois des dosimètres portés pendant des mois ou des années qui révèlent une exposition totale. Selon Erik Kambarian, cofondateur et président du Clean Futures Fund, les chiens vivant autour du réacteur absorbent des radiations qui sont des milliers, voire des dizaines de milliers, de fois supérieures à la normale.

     

    CARTOGRAPHIER LES MUTATIONS GÉNÉTIQUES

    L'analyse d'Elaine Ostrander a permis d'identifier deux populations distinctes de chiens, dont la génétique est étonnamment individuelle et entre lesquelles le flux de gènes est faible. Environ la moitié d'entre eux vivent à proximité de la centrale hautement radioactive, dont trois familles dans une installation de stockage de combustible nucléaire ayant servi. L'autre groupe erre dans la ville de Tchernobyl, moins contaminée, située à quatorze kilomètres, où vivent des travailleurs ; les habitants sont moins nombreux depuis l'achèvement de l’arche de confinement. Une poignée d'échantillons a été prélevée sur des chiens vivant à Slavoutytch, à 45 kilomètres de là.

    Elaine Ostrander a non seulement séquencé le génome des chiens, mais elle a également identifié leur race, ce qui lui permet de comparer leur génétique avec celle de chiens similaires vivant dans d'autres zones non irradiées. Les deux populations possédaient de l'ADN de berger allemand et d'autres races de bergers d'Europe de l'Est. Les chiens de la ville de Tchernobyl semblent s'être croisés avec ceux de travailleurs, porteurs de gènes de boxer et de rottweiler.

    Il s'agit de la première étude de ce type réalisée sur de grands mammifères de Tchernobyl, remarque Andrea Bonisoli-Alquati, biologiste à université d'État polytechnique de Californie, à Pomona, qui travaille à Tchernobyl mais n'a pas participé à cette étude. Il ajoute que cette étude fournit des outils et des méthodes génétiques d'importance pour l'étude des grandes populations, ainsi que des connaissances fondamentales sur le lien entre les mutations génétiques et les maladies, en particulier chez les vertébrés.

    Les prochaines étapes consisteront à examiner les parties du génome qui ont changé au cours des trente-sept dernières années, explique Timothy Mousseau. L'équipe espère répondre à de nombreuses questions. Que doit-il se passer pour que les petits naissent vivants et puissent grandir ? Les gènes qui ont changé coïncident-ils avec ce que l'on sait des effets des radiations ? Existe-t-il des changements dans les gènes impliqués dans la réparation de l'ADN, le métabolisme, le vieillissement, ou autre chose qui ont permis aux chiens de survivre ? À partir de quel niveau les effets nocifs se font-ils sentir ?

    L'espoir réside dans le fait que ces chiens, et cette recherche, nous aideront à mieux comprendre les risques associés à l'exposition aux radiations.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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