Où sont passés les caribous ?

Durant des millénaires, d’immenses troupeaux ont migré à travers l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, ils sont de moins en moins nombreux, et nul ne sait pourquoi.

De Neil Shea
Photographies de Katie Orlinksy
Publication 24 déc. 2023, 10:42 CET
Des caribous, ou tutu en inupiaq, traversent le cœur enneigé de la chaîne de Brooks, en ...

Des caribous, ou tutu en inupiaq, traversent le cœur enneigé de la chaîne de Brooks, en Alaska. Les troupeaux de l’Arctique nord-américain migrent chaque printemps vers leurs aires de mise bas.

PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinsky

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Lyde Morry pourchasse le troupeau avec acharnement.

Il appuie sur l’accélérateur de sa motoneige, qui pro- jette derrière elle une gerbe de cristaux blancs. Je le suis difficilement, mais je ne suis pas très doué, ni aussi passionné que lui par la chasse, les kilos de viande savoureuse – ou la chaleur qui envahira ses mains quand il dépècera un gros caribou. Même s’il fait presque - 4 °C, même si le vent d’avril soufflant dans ce col de montagne accentue le froid, Clyde Morry semble ne jamais porter de gants. « Ça ne fait que me ralentir », me dira-t-il plus tard.

Car il s’agit bien d’une course-poursuite implacable. Morry effectue encore quelques virages, puis s’arrête en dérapant, dégaine son fusil et vise. La détonation sonne comme un ballon qui éclate, un bruit dérisoire, presque creux au milieu des montagnes immenses, du ciel vide. À 100 m de là, une femelle s’écroule. Le reste du troupeau, dix ou quinze mères et leurs faons, continue de courir, mais pas très loin, comme s’il savait que le pire était passé.

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    L’été, la harde de l’Arctique de l’Ouest se masse sur les pentes venteuses pour éviter les moustiques. Ce troupeau a aussi connu un déclin brutal de sa population ces dernières années.

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinsky

    Clyde Morry et moi nous approchons de la bête. Il sort un couteau de sa combinaison noire, se penche sur le cadavre et se met au travail. D’abord, il tranche la tête. Dans les croyances de sa communauté, les Nunamiuts d’Anaktuvuk Pass, en Alaska, cette étape et la suivante sont les plus importantes. Il transporte la tête un peu plus loin, avec soin, et la dépose tout aussi déli- catement dans la neige, à l’envers. L’inua de la femelle, son âme, peut maintenant s’échapper et rejoindre le monde des esprits. Là, un esprit gardien la réconfortera, puis la renverra sur Terre dans un nouveau corps.

    C’est le cycle du respect, du retour et du renouveau. Clyde Morry a 37 ans et c’est ce qu’il connaît, ce qu’on lui a appris et ce qu’il enseigne à ses enfants. Une fois la tête posée, il commence le dépeçage. Des coups rapides et tranchants. Des mains rouges luisantes. Quand ses doigts se refroidissent, il les secoue, souffle dessus et les place contre le corps de l’animal pour absorber un peu de sa chaleur faiblissante. 

    Une fois la viande empilée sur son traîneau, il retourne à Anaktuvuk Pass à une vitesse beaucoup plus raisonnable. Cela ne veut pas dire qu’il conduit lentement – la viande ne doit pas geler. Mais, cette fois, je parviens à le suivre. Et même, en une occasion, à le dépasser. Ce faisant, je remarque qu’il sourit. Clyde n’a pas d’autre travail que celui-là ; il n’en veut pas d’autre. C’est en chassant qu’il subvient aux besoins de sa famille élargie. Et ce soir, à la maison, il y aura beaucoup de nourriture et beaucoup de proches réunis pour la manger.

    Le père de Clyde me demandera : « Tu l’as vu mettre la tête à l’envers ?

    — Oui », dirai-je.

    L’ancien acquiescera en hochant la tête. « N’oublie pas. »

    Cherchant une odeur, un caribou mâle lève le museau dans le vent de la toundra. Ces cervidés parcouraient jadis toute l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, on ne les trouve que dans les régions les plus au nord.

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinsky

    Le caribou que Clyde Morry a tué faisait partie de la harde de l’Arctique de l’Ouest. Début 2021, c’était encore l’un des plus grands troupeaux de caribous de l’Alaska. Dans les années 1990, quand Clyde apprenait à chasser, il frôlait les 500 000 têtes, et parcourait un territoire représentant près des 4/5e de la France. Nombre de ces animaux passaient devant sa maison deux fois par an au cours de leurs migrations de printemps et d’automne, offrant à sa communauté une source régulière de nourriture et de bien-être spirituel dans une région sans routes et extrêmement isolée du nord de l’Alaska.

    Mais, entre les années 1990 et 2021, le nombre de têtes de cette harde a chuté de plus de la moitié. Certaines années, m’ont dit Clyde Morry et d’autres chasseurs, très peu de caribous passaient par Anaktuvuk Pass. Ils arrivaient aussi parfois avec des semaines de retard, voire ne venaient pas du tout. Rien de cela n’était inhabituel : les troupeaux de caribous sont connus pour changer de taille au fil du temps. Ce sont des animaux sauvages qui suivent leurs propres instincts, calendriers et motivations. Cependant, replacé dans un contexte plus large, le déclin de la harde de l’Arctique de l’Ouest est profondément troublant, car il n’est pas un cas isolé.

    Daniel Morry, chasseur nunamiut, tient le cœur d’un caribou abattu près de chez lui, dans le nord de l’Alaska. Selon la tradition, la viande sera distribuée dans la communauté d’abord aux anciens.

    PHOTOGRAPHIE DE Katie Orlinksy

    Entre la fin des années 1990 et 2018, le nombre de caribous, ceux du Canada et de l’Alaska, et ceux de Norvège et de Russie, appelés rennes dans ces pays, a diminué de 56 %, passant d’environ 5 millions à 2 millions d’individus. Après 2018, les données sur les rennes russes ont été plus difficiles à obtenir, mais, en Amérique du Nord, la baisse n’a cessé de se poursuivre. Sur les quelque treize grandes hardes que comptent le Canada et l’Alaska, la plupart ont subi des pertes régulières, et au moins l’une d’entre elles, la harde de Bathurst, s’est effondrée au point qu’elle est menacée de disparaître totalement d’ici à deux ou trois années. Il n’y a pas de consensus sur les raisons de cette disparition massive.

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