États-Unis : la question raciale en six mots

Quand Michele L. Norris a commencé à demander à des inconnus de poser six mots sur la notion de « race », elle pensait que peu d’entre eux seraient disposés à partager leurs réflexions sur une question aussi sensible.

De Michele L. Norris, National Geographic
Photographies de Wayne Lawrence
Publication 9 juin 2021, 14:08 CEST
« C’est mon père, pas le jardinier » Kelly Stuart-Johnson tient une photo prise en 1995 de sa ...

« C’est mon père, pas le jardinier » Kelly Stuart-Johnson tient une photo prise en 1995 de sa mère et de son beau-père. Ses six mots soumis au Race Card Project laissent entendre que les considérations raciales conduisent souvent à des idées fausses.

PHOTOGRAPHIE DE Wayne Lawrence

Les discussions les plus révélatrices, honnêtes et sérieuses sur les questions raciales sont celles que nous n’avons pas l’occasion d’entendre d’ordinaire, car elles ont lieu dans des espaces privés. Voire, dans nos propres têtes.

L’essor des réseaux sociaux a offert de nouvelles possibilités d’exprimer notre désarroi à ce sujet. Or, malgré ce flot de sincérité assez récent, des filtres volontaires empêchent encore souvent les gens de poster leurs questions ou d’exprimer les regrets les plus intimes sur un forum ouvert à tous.

Ce terrain est difficile à arpenter pour une inconnue. C’est pourtant ce que je fais depuis plus de dix ans, grâce à un simple projet commencé dans mon grenier. J’avais écrit un texte sur l’héritage racial complexe de ma famille et m’apprêtais à réaliser une tournée des librairies de trente-cinq villes.

J’avais le trac pour toutes sortes de raisons, mais surtout parce que j’allais me retrouver face au public à travers les États -Unis, et que je devrais lui demander d’engager la discussion sur la notion de «race*». Il y a dix ans, j’étais persuadée que les Américains préféreraient se jeter du haut d’une falaise plutôt que d’avoir une conversation honnête ou personnelle sur la race en public. Il se trouve que j’avais tort.

Tandy June, la fille de Kelly Stuart-Johnson, regarde le portrait d’Alfred Brown Jr., le beau-père que Kelly considère comme son véritable père. Enfant, elle rêvait d’avoir sa chambre à elle et un jardin avec une balançoire. Alfred Brown a pris un second emploi et installé sa famille dans une plus grande maison. Il y a quelques années, en voyant une photo de celle-ci, quelqu’un a demandé si le Noir qui désherbait était le jardinier. « J’étais furieuse de ce que cela sous-entendait », écrit Kelly Stuart-Johnson, cependant reconnaissante d’avoir eu la possibilité d’affirmer publiquement qu’Alfred Brown était « l’homme qui a fait de moi celle que je suis ».

PHOTOGRAPHIE DE Wayne Lawrence

En guise d’entrée en matière, pour faciliter la discussion, j’ai commencé à demander aux gens de penser au mot «race», de prendre tout ce qui leur passait par la tête et de résumer cette pensée, ce souvenir, cet hymne ou cette question en une phrase de seulement six mots.

J’ai fait imprimer des cartes postales avec ce texte : «La race. Vos pensées. 6 mots. Envoyez-les moi.» Et je les ai distribuées partout où j’allais. J’étais loin de me douter que, des années plus tard, je serais submergée par un raz de marée d’émotions diverses au fil des récits qui me parviendraient. Ils sont arrivés dans ma boîte aux lettres, puis dans ma boîte de courriels, après que la petite équipe que j’avais réunie a créé un site invitant les gens à partager leurs histoires sur Internet.

J’étais loin de me douter que j’étais en réalité en train de créer un rhizome qui allait m’entraîner au plus près de l’intimité des gens, dans des villes dont je n’avais jamais entendu parler, des pays que je n’avais jamais visités et des cultures à la fois étrangères et familières. J’étais loin de me douter qu’il y avait autant de personnes si désireuses de parler de race et d’identité qu’elles confieraient leurs pensées à une inconnue, tout en sachant que leurs histoires pouvaient être postées sur un site où chacun pourrait les lire.

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Quand nous avons commencé à recueillir des témoignages sous forme numérique (et plus seulement sur des cartes postales), nous avons ajouté une invite au formulaire pour proposer des histoires en six mots sur Internet. C’était une simple question avant d’appuyer sur la touche «Envoi» : «Autre chose à dire ?» C’était comme si nous avions ouvert les vannes. Les participants dépassaient largement les six mots et fournissaient des contributions allant de quelques phrases à de longs essais profonds et révélateurs.

Il y a cet homme de l’Ohio qui, pendant l’essentiel de sa vie, a été le seul Afro-Américain dans la pièce, à l’école comme au travail. Il dit qu’il était perçu comme «sûr» et «non menaçant », mais qu’il est «plein de rage» en son for intérieur. Ou bien la femme qui a grandi dans le Colorado, à qui l’on a dit de ne jamais parler des origines choctaws de sa grand mère, de peur que quelqu’un la dénonce et qu’on l’envoie vivre dans une réserve. Sa grand-mère était une femme fière qui, malgré la haine et la discrimination régnant dans leur ville, racontait des histoires sur ses ancêtres choctaws dans la sécurité de leur foyer. Des histoires aujourd’hui précieuses.

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    Ruston, État de Washington : «Nous ne sommes reconnus ni dans nos pays, ni dans nos continents, ni sur nos territoires, ni dans les livres d’histoire […], mais nous voici, les peuples invisibles», affirme Gene Tagaban, 56 ans, de Ruston, dans l’État de Washington. Gene Tagaban, dont le nom tlingit est Guuy Yaau, est à la fois cherokee, tlingit et philippin. Il s’efforce de perpétuer la sagesse ancestrale et l’histoire de son peuple à travers le récit, l’encadrement, la thérapie et l’apprentissage.

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    Un flot d’humanité s’est mis à couler vers moi, remettant en question mon hypothèse de départ selon laquelle les gens craignent de parler ouvertement de race.

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    Depuis se début du projet, nous avons archivé plus de 500 000 contributions issues des cinquante États américains ainsi que d’une centaine d’autres pays et territoires. Des récits nous sont parvenus de contrées éloignées où l’on a davantage tendance à s’intéresser à l’ethnie, à la religion ou à la caste qu’à la race. Les gens saisissent pourtant ce qui se joue derrière ce mot : le pouvoir, le rejet, l’appartenance et la peur.

    Ce projet a commencé à une époque où des événements et des tendances ont souligné un bouleversement de l’ordre social américain: une famille noire à la Maison-Blanche; des changements d’attitudes spectaculaires vis-à-vis du mariage homosexuel et des questions LGBTQ; les répercussions du 11 septembre 2001 ; enfin, une évolution démographique devenue très visible dans les publicités, les universités, et dans les États américains où la population blanche non hispanique est devenue minoritaire.

    Aux États-Unis, les discussions sur la race à l’échelle nationale sont en général dictées par des événements explosifs : des débats sur l’immigration, un ou une pionnière qui brise la barrière de la couleur de peau, ou un monument confédéré jeté à bas. Mais, au sein du projet, les gens confient des histoires relevant en général de leur intimité. Bien sûr, on y trouve des références directes à l’esclavage, aux quotas de discrimination positive – le type de sujets figurant dans les livres d’histoire et à la une des médias. Mais, le plus souvent, les gens expriment des émotions liées à leurs enfants, leurs collègues, leur voisinage, leur église, à la façon dont le monde réagit à leur accent, leurs traditions, leur corpulence.

    Il y a de nombreux témoignages de femmes que l’on prend pour des nounous parce qu’elles ne ressemblent pas à leurs enfants multiraciaux.

    Beaucoup d’histoires de Noirs voyant des inconnues serrer leur sac à main contre elles quand ils les dépassent dans la rue. Nombre de récits de Blancs disant qu’ils n’ont jamais eu d’esclaves et en ont assez de se sentir coupables d’un passé qui ne concerne pas directement leur vie.

    Richmond, Virginie. Peu avant d’intégrer l’université de Richmond, Esayas Mehretab a eu affaire à la police de façon effrayante. Il n’en a rien dit à ses parents, qui avaient fui les persécutions en Éthiopie, mais il a découvert que taire les difficultés qu’il a rencontrées en tant que jeune homme noir peut avoir de lourdes conséquences.

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    De nombreuses familles veillent aussi à ce que leurs enfants soient considérés comme «complètement» ou «authentiquement» américains. Elles ont un objectif commun, mais pas la même définition de «véritablement américain». Celle-ci a d’ailleurs changé depuis le lancement de ce projet, car l’évolution démographique place les États-Unis sur une trajectoire dans laquelle les minorités actuelles deviennent la majorité.

    Même si nous agissons sous la bannière du Race Card Project, de nombreux participants envoient des récits qui n’ont rien à voir ni avec la couleur de la peau ni avec les cases relatives à la race ou l’ethnie qu’ils cochent lors du recensement. Des histoires tournent autour du service militaire, de l’orientation sexuelle, du handicap ou de la couleur des cheveux.

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    Ce projet nous permet de voir les gens tels qu’ils se voient eux-mêmes. Ils ont choisi ce dont ils voulaient parler, ce qu’ils voulaient interroger ou étudier. Nous avons donc l’occasion de voir une partie du monde qui est en général occultée. J’ai pu écouter des policiers, des professeurs, des agriculteurs, des électeurs et des professionnels de santé en première ligne. J’ai eu des nouvelles de détenus libérés, de soldats rentrant au pays et d’adolescents en transition sexuelle.

    Ce tableau multicolore met en relief une chose que l’on oublie souvent lorsqu’on réfléchit aux questions raciales. Ce mot, avec tout son poids, est généralement lié à la toxicité historique du racisme. Étant donné le passé ségrégationniste des États-Unis, le mot «race» y évoque de façon quasi automatique un modèle fondé sur les privilèges blancs et des préjugés contre les Noirs. Mais cette approche binaire finit par occulter ou effacer d’autres racines culturelles.

    Dans le grand débat sur la race et l’ethnie aux États-Unis, les Hispaniques, les Asiatiques, les Iraniens, les Arabes, les Amérindiens et, en fait, les personnes issues de toutes sortes de cultures, sont repoussées à la marge.

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    Seattle, État de Washington. Hana Peoples, de Seattle, explique que le constant jeu de devinettes auquel les gens se livrent à propos de son identité lui donne l’impression d’être un spécimen. Son histoire en six mots («Je ne suis pas une créature exotique») est née de l’exaspération. Hana Peoples, 27 ans, diplômée de l’université de Californie à Los Angeles, dit avoir été harcelée et importunée par des «hommes louches» qui fétichisent les femmes asiatiques et noires : «À chaque fois que je sortais, j’étais hyperconsciente de la façon dont on me regardait.» «Comme j’ai une apparence ambiguë, beaucoup de gens essaient de deviner d’où je viens, écrit-elle. On m’a crue mexicaine, philippine, népalaise, chinoise, mais on devine rarement que je suis afro-américaine et japonaise à la fois.»

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    C’est un patchwork composé de tous ces tissus. De micro-essais sincères et francs qui font ressortir une dure réalité. Oui, les États-Unis sont de plus en plus intégrés et tolérants au vu des modifications législatives et de l’évolution des attitudes. Il en découle pourtant que nos expériences, nos craintes et nos présupposés au sujet de la race sont plus compliqués. Le progrès va de pair avec sa propre forme d’indigestion.

    Lors de ces années, j’ai eu l’occasion de suivre certaines histoires au fil du temps et d’en tirer de précieux enseignements sur la notion fluide d’identité. Dans une Amérique en mutation, il devient plus difficile de définir l’identité –qu’il s’agisse de la race, du genre, de la classe ou de l’ethnie – en cochant une case qui énonce une certitude comme gravée dans le marbre.

    Certains de ces récits en six mots confirment que l’identité et les attitudes évoluent avec le temps et selon les circonstances. Les personnes qui clamaient leurs convictions à l’université n’apprécient pas de devoir s’exprimer plus prudemment en entrant dans le monde du travail et en briguant un poste de cadre supérieur.

    Le long terme réserve souvent bien des surprises. Les gens changent ou s’inhibent. Les attitudes se modifient ou se radicalisent. Des événements indépendants de notre volonté peuvent presque instantanément catalyser l’opinion d’un pays et entraîner une sensation de vertige individuel.

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    Écouter cette symphonie pendant autant d’années a été prodigieusement enrichissant. Cela a aussi été difficile. Faire vivre ce projet a constitué un véritable défi. Je suis reconnaissante à toutes les personnes qui nous ont confié leurs récits individuels, ainsi qu’à la petite armée de celles et ceux qui ont perçu le potentiel de ce projet et ont aidé à le soutenir. Il y a eu des succès, des avancées et des révélations, mais, s’agissant de documents ayant trait surtout à la race, chaque semaine apporte un nouveau type d’anxiété ou d’intensité. Je ne veux pas dire que c’est un fardeau, mais mon ressenti est différent au bout de dix ans. Je comprends mieux les difficultés que pose la race, les origines du racisme et la tendance réflexe à souhaiter que tout cela soit terminé, au lieu de tenter de mieux comprendre pourquoi nous sommes incapables de surmonter nos divisions.

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    Quand j'ai lancé ce projet, en 2010, le mot «post-racial » était encore en vogue. Pourtant, même à l’époque, de nombreux aspects de la vie quotidienne indiquaient que la race n’allait pas disparaître de sitôt de la table des discussions.

    Dix ans plus tard, les sociologues parlent d’un phénomène de santé publique appelé l’épuisement au combat racial. Un trouble défini comme le résultat cumulé d’une réaction de stress répétée à des conditions mentales et émotionnelles perturbantes, associée à des tensions raciales persistantes. Voilà pour le post-racial…

    Nous vivons une période où beaucoup de gens se disent lassés des conflits raciaux, tout en essayant d’affirmer leur point de vue particulier. En avons-nous assez du sujet, ou n’avons-nous pas envie d’explorer une autre réalité, extérieure à la nôtre ? Explorer d’autres univers et perspectives est plus ardu à certains égards, du fait de la polarisation politique et de la segmentation des médias. Une grande partie de ce que nous lisons, entendons et regardons ne fait que venir confirmer ce que nous pensons déjà. C’est en quoi ce projet diffère. Chaque contribution ouvre une fenêtre sur le territoire de quelqu’un d’autre.

    Les archives du Race Card Project rassemblent tout un éventail d’opinions et d’expériences personnelles. Vous pouvez y découvrir quelque chose de familier, quelque chose qui vous fera hocher la tête en signe d’approbation. Mais je peux vous garantir que, si vous parcourez ces histoires, vous lirez aussi des choses qui vous gêneront, vous donneront envie de pleurer, de sursauter ou de lever les poings au ciel.

    Rien d’étonnant à cela. C’est un voyage à travers la race et l’identité. Un projet qui tend un miroir au monde. Vu le sujet, pourquoi s’attendrait-on à apprécier ou approuver tout ce qu’on lit ?

    Ces dix dernières années, le Race Card Project est devenu un espace fiable qui met au jour des vérités cachées et interroge les discours établis. La rédaction en six mots et l’archivage de récits sont désormais utilisés dans des écoles et universités à travers les États-Unis et ailleurs. Des procédés repris par toutes sortes d’institutions voulant nourrir des échanges ou faire émerger des histoires que les gens taisent d’habitude.

    Pacific Grove, Californie. Les gens de son voisinage aisé, sur la côte du centre de la Californie, se montraient plutôt aimables lorsqu’il était accompagné de sa femme (une Allemande blanche) et de leurs enfants métis, raconte Marc Quarles, 58 ans. Toutefois, l’accueil était toujours beaucoup moins chaleureux quand il était tout seul. Radiologue échographe aux longues dreadlocks, Marc Quarles a acquis une petite notoriété quand son histoire a été diffusée sur la radio publique; désormais, sa communauté sait qui il est. Ce qui est bien, explique-t-il, car ses enfants fréquentent maintenant l’université et ne peuvent plus rassurer les autres personnes par leur présence à ses côtés.

    PHOTOGRAPHIE DE Wayne Lawrence

    Dans plusieurs décennies, ces vastes archives de récits à la première personne autour d’une des questions les plus épineuses de l’Histoire aideront les historiens, les sociologues et les journalistes à comprendre l’expérience vécue de la race et de l’identité dans une période marquée par une pandémie mondiale, des manifestations et des bouleversements politiques. Les archives sont comme un almanach, un catalogue, un ensemble de petites choses qui composent une vue d’ensemble. Nous sommes définis par des lois, des événements et des tendances, mais ce sont en réalité les petits moments pixélisés qui complètent ce tableau.

    Depuis dix ans, je travaille sur un projet démarré avec une idée fausse. Je croyais que personne ne voudrait parler ouvertement d’un sujet aussi épineux que la race. J’avais joliment tort. Il arrive que l’on ouvre la mauvaise porte et que l’on se retrouve au bon endroit.

     

    Article publié dans le numéro 261 du magazine National Geographic

    *Note de la rédaction : le mot « race » est utilisé ici au sens américain (un groupe d’êtres humains dont l’apparence physique est perçue comme un héritage commun). The Race Card Project est le nom choisi par Michele L. Norris et renvoie à l’expression « playing the race card », qui signifie « jouer sur les préjugés raciaux ».

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