Everest : la périlleuse installation de la station météorologique la plus haute du monde

Alors qu'ils se démenaient pour installer un réseau de capteurs météorologiques important, des Sherpas et des scientifiques ont dû affronter des conditions météorologiques extrêmes et des embouteillages sans précédent.

De Freddie Wilkinson, National Geographic
Publication 30 juin 2020, 13:58 CEST
Aux côtés d'une équipe de Sherpas, les climatologues Baker Perry et Tom Matthews mettent au point ...

Aux côtés d'une équipe de Sherpas, les climatologues Baker Perry et Tom Matthews mettent au point une station météorologique automatique sur le « balcon » de l'Everest. Perchée à 8 412 mètres au-dessus du niveau de la mer, il s'agit de la station la plus élevée au monde. Elle atteint le jet-stream, violent courant d'ouest qui circule dans les couches élevées de la troposphère, au-dessus des zones subtropicales, réputé pour être très difficile à localiser.

PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher, National Geographic
Cet article a été en partie financé par Rolex, partenaire de la National Geographic Society dans le cadre d'expéditions scientifiques destinées à explorer, à étudier et à rendre compte des changements subis par les régions les plus extraordinaires de notre planète.

Camp de base de l'Everest, au Népal — Le 23 mai 2019, peu après le lever du soleil, les deux climatologues Tom Matthews et Baker Perry se tiennent sur l'arête sud-est du mont Everest, à 8 428 mètres d'altitude, prêts à marquer l'histoire. Depuis des mois, ils préparent et attendent ce moment, l'instant au cours duquel ils installeraient la plus haute station météorologique au monde.

L'équipe a travaillé en étroite collaboration avec plusieurs ingénieurs afin de mettre sur pied une structure de 2,10 mètres de haut et de 50 kilos, capable de résister aux températures glaciales et aux vents violents qui sévissent sur le toit du monde. Ils l'ont testée dans le New Hampshire et au Népal, avant de s'entraîner sans relâche à l'installer aussi rapidement et efficacement que possible avec leurs six guides sherpas. Ils savaient que le manque d'oxygène et les effets de l'épuisement leur laisseraient trois à quatre heures maximum pour ériger la station et s'assurer de son bon fonctionnement, avant d'être contraints de redescendre.

Alors que le Soleil sort doucement de sa torpeur sur le plateau tibétain, toutes les conditions semblent réunies. Même le temps, connu pour être capricieux à cette saison, se montre coopératif. Mais au fur et à mesure que Tom Matthews et Baker Perry déballent leur matériel, ils n'ont d'autre choix que de se rendre à l'évidence : il manque une pièce essentielle.

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    La réponse se trouve dans les nuages

    Pour traîner la station météorologique sur le plus haut sommet au monde, les membres de l'équipe se sont réparti les différents composants. Or, au milieu des bobines de haubans, des tiges en aluminium et d'une myriade d'instruments scientifiques, deux bouts de tubes métalliques censés relier les anémomètres à la structure principale auraient dû être là. Les hommes fouillent et refouillent leurs sacs, en vain. Ils se regardent, retournant dans tous les sens le problème dans leur cerveau en manque d'oxygène, à la recherche d'une solution.

    Il y a une raison à tous ces efforts acharnés et ces prises de risques. Seuls l'Everest et une poignée de ses cousins himalayens s'élèvent suffisamment haut pour détecter de manière fiable le jet-stream, un étroit courant de vents violents qui circule autour de la Terre à très haute altitude, influençant de la trajectoire des tempêtes aux saisons des récoltes. Rares sont les phénomènes dont l'étude se fait plus pressante aux yeux des climatologues. Or, ce poste d'observation offrirait un nouvel outil essentiel aux scientifiques, à partir duquel ils pourraient collecter de nombreuses données.

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      Ci-dessus, le camp n°2 de l'Everest ponctué de tentes. Au cours du printemps 2019, une équipe composée de géologues, de glaciologues, de biologistes, de cartographes et de climatologues, accompagnée de guides d'escalade et de Sherpas, a entrepris des recherches scientifiques approfondies et pluridisciplinaires dans la montagne. Parmi ces travaux, l'installation de la plus haute station météorologique du monde et le prélévement d'une carotte glaciaire de 10 mètres de long.

      PHOTOGRAPHIE DE Eric Daft, National Geographic

      Et pourtant, ils se trouvaient là, sur le toit du monde, incapables de fixer l'anémomètre, la pièce la plus importante de la station.

      UNE NOUVELLE FENÊTRE SUR LE MONDE

      Tom Matthews et Baker Perry ont mis le cap sur l'Everest dans le cadre d'une ambitieuse étude scientifique sur la montagne. En collaboration avec l'université Tribhuvan et le gouvernement népalais, la National Geographic Society a lancé une expédition de deux mois financée par Rolex, à laquelle ont participé plus de 30 scientifiques chargés de recherches sur le terrain à diverses altitudes, sur la montagne comme dans la vallée accidentée du Khumbu.

      « Cette station ouvre une nouvelle fenêtre sur le monde », déclare Paul Mayewski, directeur de l'Institut du changement climatique de l'université du Maine et responsable scientifique de l'expédition. « Nous sommes convaincus que la recherche scientifique sur l'Everest ne doit pas se limiter à un domaine de la science, mais embrasser plusieurs champs disciplinaires scientifiques. »

      Le groupe pluridisciplinaire est ainsi composé de géologues, de glaciologues, de biologistes, de cartographes et de climatologues. Leur mission ? Prélever des centaines d'échantillons d'eau, de neige et de roche, installer des détecteurs pour suivre l'évolution de la végétation et étudier le paysage au moyen de lasers haute résolution.

      Si l'essentiel du travail de l'équipe se ferait depuis le camp de base ou à des altitudes plus basses, M. Mayewski a mis au défi Tom Matthews, Baker Perry et leur confrère Mariusz Potocki de gravir la montagne jusqu'au sommet à des fins scientifiques. Aidé dans leur entreprise par une solide équipe de Sherpas, le groupe espérait installer plusieurs stations météorologiques et extraire des carottes glaciaires au col sud et au sommet. Deux des six stations mises sur pied sur et autour de la montagne seraient alors les plus hautes stations jamais érigées.

      Cette tâche herculéenne — conduire des études de terrain à 8 850 mètres d'altitude — a nécessité des mois de préparation et d'organisation. Des équipements spécialisés ont dû être conçus et testés, et l'équipe s'est préparée à l'ascension de la plus haute montagne du monde ainsi qu'à l'installation des stations et au forage des carottes, nécessitant des capacités physiques particulières.

      « Personne n'a jamais mené de recherches scientifiques au-dessus de 7 000 mètres. Tout est complètement différent là-haut », explique M. Mayewski.

      À l'aide d'un drone, Chris Millbern compile la collection de données photogrammétriques la plus détaillée jamais réalisée sur le camp de base de l'Everest. La photographie aérienne permettra de calculer dimensions et distances, et de cartographier la région avec plus de précision.

      PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher, National Geographic

      Grâce à un accès exclusif au camp de base de l'équipe et à un grand nombre d'entretiens, nous vous livrons ici leur récit.

      DE MAUVAISES NOUVELLES POUR L'HIMALAYA

      « Le dérèglement climatique ne se manifeste pas de la même façon selon les régions du monde », avance Paul Mayewski, assis sous la tente des communications du camp de base, sur le glacier du Khumbu, un après-midi. Au beau milieu de la troisième semaine de mai, des rafales de neige s'abattent sur les crêtes des moraines, recouvrant d'un doux manteau le tissu orange et noir de la tente. Le climatologue, un barbu de 72 ans aux traits enfantins et aux cheveux gris mal peignés, s'exprime par des salves de mots soigneusement choisis et réfléchis.

      « Il s'agit de l'une des régions continentales du monde qui se réchauffent le plus vite. Or, on ignore ce qu'il se passe réellement au-dessus de 5 000 mètres d'altitude », poursuit-il. « Or, ces montagnes sont les châteaux d'eau naturels de la planète. L'eau de l'Himalaya abreuve 20 à 25 % de la population mondiale.  »

      Des lampes frontales illuminent le chemin qu'empruntent les alpinistes du camp de base à la cascade de glace du Khumbu. Les stations météorologiques installées par l'équipe suivent le même itinéraire, reliant le village de Phortse au balcon de l'Everest.

      PHOTOGRAPHIE DE Eric Daft, National Geographic

      Trois mois plus tôt, en février 2019, le International Centre for Integrated Mountain Development a publié l'évaluation de l'Hindou Kouch de l'Himalaya, un rapport majeur et le fruit de cinq ans de travaux. Après avoir recueilli et analysé les données fournies par 350 chercheurs et spécialistes politiques, l'étude dessine le potentiel futur du Grand Himalaya et de ses habitants au cours des 80 prochaines années, à mesure que la Terre poursuit son réchauffement.

      Même si la communauté internationale atteignait les objectifs les plus ambitieux en matière de réduction des émissions de carbone fixés par l'accord de Paris, un tiers des 10 000 glaciers de la région auront disparus d'ici la fin du siècle, prévient le rapport. En outre, il prévoit un gigantesque cataclysme auquel assisteront un grand nombre des 250 millions d'habitants de la région montagneuse et des 1,6 milliard de personnes qui dépendent de l'eau issue de ces sources.

      « Alors que nous commençons à assembler les pièces du puzzle nous permettant d'imaginer notre avenir, il nous sera essentiel de saisir ce qu'il se passe entre 5 000 et 8 800 mètres d'altitude », assure M. Mayewski. L'immense majorité des glaciers de l'Himalaya naissent d'amas de neige situés à plus de 5 000 mètres d'altitude, empêchant aux scientifiques d'établir avec précision la vitesse à laquelle fondent les glaciers de la région sans s'aventurer au-delà de 5 000 mètres, altitude nécessaire à la compréhension de leur environnement.

      « Nous saisirons bien mieux les réactions de l'hydrosphère — les étendues d'eau et cours d'eau de la Terre — aux changements de plus en plus importants », estime le climatologue. « Par exemple, les modifications subies par les vents, où se trouve le jet stream... Des informations essentielles dans l'hémisphère nord. »

      À l'aube de sa carrière, le scientifique a participé à une série d'expéditions en Antarctique, au cours desquelles il a traversé la chaîne Transantarctique à plusieurs reprises, ainsi que sur le versant nord de l'Everest, où il a prélevé des carottes glaciaires à 6 500 mètres d'altitude. « Je me suis toujours vu comme un aventurier, un explorateur, avant toute chose », se souvient-il. « Ce n'est que 10 ans après la fin de mon doctorat que j'ai commencé à me voir comme un scientifique. Les scientifiques sont presque toujours perçus comme des rats de laboratoire, ça m'agace. »

      À mesure qu'il parle, il garde un œil sur son talkie-walkie, son seul et unique lien avec l'équipe qui gravit actuellement la montagne. Il confie qu'il a été difficile de ne pas les accompagner. « Je préfère être un leader qui mène ses troupes, qui part avec eux en première ligne. Mais je dois me fier à leur expertise et me contenter de leur répéter encore et toujours de faire attention. »

      Le climatologue Mariusz Potocki utilise une perceuse spécialement conçue pour extraire un échantillon de carotte de glace du col sud de l'Everest. L'escalade de la plus haute montagne du monde est une tâche compliquée et dangereuse en soi, mais ajouter des enjeux scientifiques à l'équipe revenait à terminer un travail minutieux avec moins d'oxygène et avec un équipement lourd par temps froid.

      PHOTOGRAPHIE DE Dirk Collins, National Geographic

      Potocki stocke une partie de la carotte de glace de 10 mètres extraite du Col Sud. Après avoir réussi à extraire les échantillons de glace, le groupe est descendu de la montagne et a envoyé la glace au Climate Change Institute de l'Université du Maine.

      PHOTOGRAPHIE DE Dirk Collins, National Geographic

      Il ajoute : « S'il y a bien quelque chose que nous n'avions pas vu venir, c'est l'affluence sur la montagne cette année. »

      FORAGES EXTRÊMES ET TRÉPIEDS INDESTRUCTIBLES

      Plusieurs défis redoutables et peu communs se posent dans le cadre de « recherches scientifiques de terrain sérieuses », comme les appelle le climatologue, dans un environnement situé à plus de 8 000 mètres d'altitude.

      À des altitudes extrêmes, les alpinistes voient bien souvent le contrôle de leur motricité fine et leur prise de décision dégradés. Or, l'installation d'une station météorologique ou le forage d'une carotte glaciaire de 10 mètres de long exigent tous deux plusieurs heures d'efforts intenses, même dans les meilleures conditions. Sur les hauteurs de l'Everest, les scientifiques n'ont d'autre choix que de travailler avec un masque à oxygène et des moufles, au risque d'être désorientés ou de souffrir de gelures.

      Vient ensuite une question logistique non négligeable. Tout d'abord, les équipements nécessaires doivent être transportés en haut de la montagne. Les échantillons de glace doivent ensuite être descendus en toute sécurité et rester congelés lors de leur transport du Népal aux États-Unis, avant d'être déposés au sein des congélateurs sur mesure de l'Institut du changement climatique de l'université du Maine.

      « Les alpinistes souhaitent simplement atteindre le sommet, prendre quelques selfies et redescendre le plus vite possible », explique Pete Athans, chef alpiniste de l'équipe qui a touché le sommet de l'Everest à sept reprises. « Là, c'est comme si nous nous arrêtions au sommet pour assembler les pièces d'une voiture. »

      Afin de concevoir et d'installer plusieurs stations météorologiques automatisées à différentes altitudes, Paul Mayewski a fait appel à Baker Perry et à Tom Matthews. Le premier est un grand climatologue taciturne de l'université d'État des Appalaches et ancien joueur de basket professionnel en Bolivie, et le second un climatologue anglais et marathonien passionné de l'université de Loughborough, au débit de parole rapide.

      Inka Koch prélève un échantillon de neige de surface à proximité du sommet du Lobuche. Alors qu'environ un quart de la population mondiale dépend de l'eau issue de l'Himalaya, les scientifiques espèrent que les données recueillies lors de l'expédition leur permettront de mieux saisir les conséquences du dérèglement climatique sur la montagne et ses ressources.

      PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher, National Geographic

      « Il est presque impossible de construire une station blindée », précise Baker Perry. « Surtout avec des panneaux solaires et des écrans de protection antiradiation. Notre choix se limite aux capteurs disponibles. » Une équipe de chercheurs italienne a installé une station météorologique au col sud de l'Everest il y a une dizaine d'années. Résultat : elle a été retrouvée en miettes, détruite par les petites pierres transportées par le vent, propulsées comme des éclats d'obus contre le matériel. Baker Perry et Tom Matthews se sont finalement associés à l'équipe de designers de Campbell Scientific pour concevoir et mettre au point six stations météorologiques.

      D'après M. Perry, le premier défi majeur fut d'élaborer un trépied qui soit à la fois suffisamment léger pour être transporté en hauteur et assez solide pour résister à des vents pouvant atteindre plus de 320 km/h. Second défi : établir une liaison satellite fiable afin de transmettre les données en temps réel depuis la station.

      Pendant que Perry et Matthews mettaient au point la dernière version du trépied, Mariusz Potocki, un climatologue polonais et collègue de Paul Mayewski à l'université du Maine, s'attelait au développement d'une foreuse spéciale, suffisamment légère pour être transportée jusqu'au sommet, mais aussi assez puissante pour transpercer la glace et extraire une carotte glaciaire à une altitude sans précédent.

      À l'image des cernes annuels qui témoignent de la croissance d'un arbre, les couches de glace renferment des informations historiques relatives aux substances chimiques présentes dans l'atmosphère au moment du gel des gouttelettes d'eau. À partir des données extraites d'une carotte glaciaire, Mayewski et Potocki souhaitaient analyser les archives des précipitations sur la montagne ainsi que la composition de l'atmosphère à l'époque préindustrielle — des éléments essentiels pour établir un point de comparaison dans l'étude des tendances climatiques actuelles.

      « L'alimentation de la foreuse et le transport des morceaux de glace restaient un problème », explique M. Potocki dans un anglais saccadé. « Quand vous forez, vous raclez la glace qui entoure la carotte. Il faut donc impérativement faire remonter les copeaux en douceur et par-dessus le tonneau, au risque que la foreuse reste bloquée, surtout dans la glace humide. » Le climatologue polonais s'interrompt pour imiter le bruit d'une foreuse coincée. « Et là, vous pouvez remballer. »

      Au sein d'un vaste congélateur dédié à la recherche à l'université du Maine, il a testé cinq différentes foreuses sans fil à -25 °C afin de déterminer quelle batterie présentait la meilleure autonomie par grand froid. Accompagné de M. Mayewski et de deux autres collègues, il s'est rendu jusqu'en Islande pour éprouver l'ensemble du système. Enfin, tous les membres de l'équipe qui participeraient à l'expédition sur l'Everest sont partis au Népal en janvier 2019 afin d'y mener des essais et de s'entraîner au côté d'une équipe de Sherpas chevronnés, dirigée par Panuru Sherpa, qui compte 17 sommets de l'Everest à son actif.

      « Nous avons conscience de l'importance de ces recherches », affirme ce dernier. « Nous avons assisté à l'évolution de notre vallée toute notre vie. Nous voulons donc apporter notre contribution. En plus, les Sherpas sont habitués à travailler avec des outils. »

      Une ligne d'alpinistes traversent la cascade de glace de Khumbu. Le printemps 2019 a été perturbé par la foule, obligeant l'équipe scientifique à repousser sa tentative d'ascension du sommet d'un jour dans l'espoir d'éviter les longues files d'attente et les retards.

      PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher, National Geographic

      Dawa Yangzum Sherpa grimpe dans la cascade de glace de Khumbu. Première femme sud-asiatique à recevoir la certification de la Fédération internationale des guides de montagne (IFMGA), elle a aidé les scientifiques à faire des allers-retours dans la montagne pour placer les stations météorologiques et forer des échantillons de glace.

      PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher, National Geographic

      DOIGTS GELÉS ET PRÉVISIONS MÉTÉO

      Lorsque l'équipe atteint le camp de base à la mi-avril, elle y découvre un nombre record d'alpinistes, bien décidés à rayer l'ascension du plus haut sommet du monde de leur liste de choses à faire avant de mourir. D'après le blogueur spécialiste de l'Everest Alan Arnette, le ministère du Tourisme népalais a délivré 382 permis d'escalade et 390 permis dédiés au personnel d'assistance, soit un total de 772 personnes bravant le sommet au cours de la saison d'alpinisme du printemps 2019, qui s'achève généralement vers la fin du mois de mai.

      Tous ces alpinistes surveillent de près les aléas d'une météo capricieuse, à l'affût du moment le plus opportun pour tenter leur ascension jusqu'au sommet, lors d'une fenêtre de quelques jours où les vents se font plus calmes et le ciel se dégage. Compte tenu du nombre de grimpeurs, de dangereux embouteillages risquent de se former sur la route vers le sommet et de s'accumuler dans les hauteurs, menaçant de provoquer une potentielle tragédie.

      Or, des conditions météorologiques clémentes sur la durée sont d'autant plus indispensables à l'installation d'une station météorologique et à l'extraction de carottes glaciaires. Elles sont nécessaires à la fois pour rejoindre le sommet en toute sécurité et pour y travailler pendant plusieurs heures. Les chances de réussite de l'équipe étaient donc profondément conditionnées aux conditions climatiques et au comportement des autres alpinistes.

      « L'espace à proximité du sommet pour travailler est assez limité, même équipés d'oxygène », relate Paul Mayewski. « Or, nous avons besoin d'espace pour travailler. Il suffit d'une personne — qui ne soit pas forcément de notre groupe — pour faire tout dérailler. »

      « Mieux vaut éviter les ''blessures volontaires'' les jours de forte affluence, comme prendre trop de temps ou être à court d'oxygène, ou l'on risque de se retrouver à sauver quelqu'un et à manquer soi-même d'oxygène », déclare Pete Athans.

      Le 19 mai, alors que la période propice à l'ascension jusqu'au sommet est imminente, les prévisions météorologiques demeurent incertaines. Face aux prévisions annonçant que les vents se calmeraient quelques jours plus tard, Matthews, Perry, Potocki et leur équipe d'alpinistes sherpas plient bagage, quittent le camp de base et entament une ascension de trois jours jusqu'au col sud.

      À LA RECHERCHE DE GLACE ANCIENNE

      La première cible visée par Potocki est un mince vestige de glacier, suspendu sur le versant nord du col sud. Il s'agit de la première étendue de glace que l'on croise après avoir quitté le camp n°4 en direction du sommet. Si les alpinistes y voient un obstacle modéré, elle représente le Graal scientifique aux yeux du climatologue : une glace ancienne, laissée intacte et relativement propre.

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        Les scientifiques ont installé des stations météorologiques sur l'Everest, dont celle-ci au camp n°2, afin de pouvoir envoyer des données automatisées par satellite sans avoir à rejoindre physiquement la station pour télécharger des informations.

        PHOTOGRAPHIE DE Eric Daft, National Geographic

        Dès que la foreuse pénètre la glace, le scientifique ne peut s'empêcher d'esquisser un sourire. À 8 020 mètres d'altitude, le climat extrêmement froid et sec rend les copeaux de glace cassants, lesquels se détachent aisément autour de la foreuse, résultant en une carotte nette. « Je savais que le forage serait une partie de plaisir », s'exclame-t-il en riant. « Avec l'expérience, vous savez comment la foreuse réagit. »

        L'équipe continue d'extraire des carottes glaciaires d'environ 50 centimètres de longueur, emballe chaque échantillon dans un tube de carton blanc et ajoute des embouts sur la foreuse à mesure que le trou se fait plus profond. Pendant cette opération, Matthews, Perry et six Sherpas s'affairent à mettre sur pied la station météorologique sur le versant opposé du col.

        En début d'après-midi, les extracteurs de glace sont de retour au camp après avoir prélevé un morceau de glace de 10 mètres de long.

        De retour dans sa tente mais trop survolté pour réussir à se reposer, M. Potocki a une idée : une deuxième carotte, prélevée au pied du glacier, permettrait d'obtenir avec précision l'âge du glacier — entre 5 000 et 10 000 ans, selon les estimations du climatologue et de M. Mayewski. « Je me suis dit : ''Oh non, je ne vais pas en rester là aussi facilement. Il me faut plus de glace'' », se souvient M. Potocki.

        Il retourne alors au pied du glacier afin d'y extraire un second échantillon. « J'ai foré jusqu'à 2,2 mètres de profondeur, jusqu'au soubassement », raconte-t-il. « Maintenant que nous avons prélevé la surface et le dessous du glacier, nous sommes en mesure de déterminer son âge ainsi que le taux d'accumulation. »

        Tandis qu'il fête sa jolie prise, Matthews et Perry sont sur le chemin du retour après avoir réussi l'installation de la station météorologique du col sud — la station la plus élevée au monde. Plutôt que de se réjouir, ils s'allongent dans leur tente, tracassés à l'idée que le temps les empêche d'installer la deuxième station météo sur le sommet. « Les prévisions étaient contradictoires », se souvient M. Matthews. « L'une des deux nous annonçait des vents peu favorables. »

        Alors que le vent de l'après-midi secoue leur tente, ils envisagent, non sans tristesse, de renoncer à leur tentative d'ascension jusqu'au sommet. Les deux scientifiques ont alors la sensation que leur mission ne serait pas tout à fait accomplie. « Cela mettait un terme à notre ascension jusqu'au sommet, une bien triste conclusion », relate M. Matthews. « J'espérais de tout cœur que le temps nous permette de repartir. »

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          Les équipes des expéditions se reposent au camp n°3, font ensuite étape au camp n°4, plus haut sur la montagne, avant d'entamer la dernière ligne droite jusqu'au sommet.

          PHOTOGRAPHIE DE National Geographic

          À la nuit tombée, les vents finissent par se calmer et les nouvelles prévisions météorologiques se font plus favorables. L'équipe repart à 23h30 pour une ascension de 7h à 8h jusqu'au sommet.

           

          UNE PELLE ET DU RUBAN ADHÉSIF

          Au moment où Perry, Matthews, Potocki et leurs compagnons sherpas quittent le col sud, un groupement de nuages survole la montagne et la neige commence à tomber par intermittence, plongeant les environs dans une obscurité duveteuse.

          « Nous avions bien progressé, jusqu'à ce que nous atteignions le bout de la file », explique Perry. Une file composée d'une dizaine d'alpinistes, dont quelques-uns avaient quitté le camp n°4 dès 17h, était quasiment à l'arrêt sur une portion de route connue sous le nom de Triangle Face.

          « On s'y attendait un peu. Nous avions déjà croisé plusieurs files au niveau de la cascade de glace et en gravissant la paroi du Lhotse », se remémore M. Perry. « C'était juste frustrant pour l'équipe de Sherpas car nous ne pouvions pas décrocher nos mousquetons et dépasser les gens devant nous. Or, plus on avance lentement, plus on prend froid. »

          Après deux heures de circulation en accordéon, l'équipe finit par atteindre le « Balcon », un tronçon de route plat, où la voie d'escalade croise l'arête du sud-est.

          « Quand nous avons aperçu les embouteillages devant nous, nous avons pris conscience de ce qui nous attendait. En passant au 23 mai, nous nous retrouvions au beau milieu de deux jours très chargés au sommet. »

          « Vous essayez de multiplier les chances de votre équipe en optant pour le meilleur jour pour tenter l'ascension », explique Pete Athans. « L'ironie dans tout ça, c'est que tout le monde procède de la même façon. »

          Panuru, Perry et Matthews avaient déjà évoqué le Balcon comme site potentiel pour l'installation de la station au cas où ils ne réussissaient pas à rejoindre le sommet. Ils ont donc concentré toute leur attention et leur énergie sur son assemblage. « On était un peu déçus, c'est sûr », se rappelle M. Perry, « mais aucun d'entre nous n'était venu pour gravir le sommet de l'Everest. »

          « Ce fut le moment le plus difficile car nous y avions consacré tant d'efforts », admet M. Potocki. C'était sans doute lui, le grand déçu de la troupe, et pour cause : le manteau neigeux enveloppant le Balcon était bien trop contaminé par les déchets humains et les carcasses de bouteilles d'oxygène pour pouvoir y prélever une carotte glaciaire. « Voir toutes ces personnes sans qualification se précipiter vers le sommet comme des mouches sur un pot de miel... », s'exclame le climatologue en secouant sa tête, « je vous jure, il y avait vraiment trop de monde. »

          Pendant qu'il fulmine, Perry et Matthews découvrent que les batteries du marteau perforateur, censé fixer les boulons d'ancrage de la station, se sont déchargées à cause du froid. Matthews et Phu Tashi, l'un des Sherpas, coincent chacun une batterie à l'intérieur de leur combinaison pour la réchauffer. Tandis qu'ils patientent, le ciel se dégage progressivement.

          À plus de 8 412 mètres au-dessus du niveau de la mer, l'équipe de haute altitude travaille à la mise en place de la station météorologique automatisée la plus performante au monde. Ils avaient prévu de placer la station plus près du sommet, mais ont décidé de faire demi-tour en raison d'embouteillages.

          PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher, National Geographic

          Après avoir décidé d'abandonner leur tentative d'ascension du sommet, l'équipe met en place sa dernière station météo sur le balcon de l'Everest. Au cours du processus, ils ont réalisé qu'ils avaient laissé un équipement essentiel derrière eux : le support pour les capteurs de vent. Déterminée à terminer le travail, l'équipe a gréé le manche d'une pelle pour fixer les capteurs.

          PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher, National Geographic

          « C'était un des moments les plus ennuyeux », raconte M. Matthews en riant. « On était complètement immobiles, des batteries collées dans nos crevasses. On a attendu un long moment, mais ça a fonctionné. »

          Une fois les boulons d'ancrage fixés, l'installation du système se fait avec fluidité. « Nous avions mis au point la station du col sud la veille. Notre équipe de Sherpas savait comment s'y prendre. »

          C'est à ce moment-là que Baker Perry réalise que les supports de l'anémomètre ont disparu. Ils avaient fixé à l'horizontale la branche transversale à l'antenne, mais ne disposaient d'aucun moyen pour accrocher le détecteur de vent à ladite branche.

          « Nous ne pouvions pas redescendre sans avoir installé les anémomètres, et nous n'allions pas envoyer quelqu'un chercher le matériel », explique-t-il. « Alors, on a commencé à se creuser les méninges. »

          Il a alors une idée lumineuse : le manche d'un piolet d'alpinisme léger en aluminium emporté lors de l'expédition possède à peu près le même diamètre que les supports manquants. « J'avais déjà été confronté à des tubes de différents diamètres sur le terrain, donc j'avais un peu d'expérience en la matière », poursuit-il.

          Il reste un problème, cependant. Le manche du piolet est ovale, tandis que les attaches sur la branche transversale ont été conçues pour des tubes de forme circulaire. Lhakpa, l'un des Sherpas, s'empare d'un marteau léger et martèle le manche jusqu'à lui donner la forme attendue. Perry l'entoure ensuite de bandes de ruban adhésif afin d'augmenter sa circonférence et de s'assurer qu'il s'imbrique correctement.

          « C'est une station météorologique de pointe, mais si vous y regardez de plus près, vous verrez des tonnes de ruban adhésif et un manche de pelle orange et bleu fluo », s'esclaffe Matthews.

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            L'équipe fête l'installation réussie de leur dernière station météorologique, laquelle a déjà transmis des données à un serveur du National Geographic.

            PHOTOGRAPHIE DE Mark Fisher, National Geographic

            Alors que l'équipe amorce sa descente, Baker Perry contemple une dernière fois la station qu'ils viennent de mettre sur pied, avant de tourner son regard vers la cime de l'Everest. Entre temps, la longue file d'alpinistes avait progressé et le climatologue s'est demandé, l'espace d'un instant, s'ils n'auraient pas pu aller plus haut. Il a rapidement chassé cette idée de son esprit, puis s'est retourné afin d'entamer le chemin du retour.

            PLACE AUX RECHERCHES EN LABORATOIRE

            À l'heure où la troupe rentre au camp de base, les stations météorologiques transmettent d'ores et déjà des données à un serveur informatique de la National Geographic Society.

            Les carottes glaciaires de Potocki, quant à elles, sont transportées en hélicoptère du camp n°2 à Katmandou, où elles sont entreposées dans le vaste congélateur de l'American Club, avant d'être envoyées par avion aux États-Unis puis acheminées à bord d'un camion frigorifique affrété pour l'occasion de l'aéroport international John F. Kennedy à l'Institut du changement climatique, dans l'État du Maine.

            Des mois seront nécessaires pour que la véritable portée de ces recherches de terrain soit enfin comprise.

            Malgré la cohue et les risques majeurs sur l'Everest, les trois scientifiques trouvent de bonnes raisons d'y revenir. « Ce serait intéressant de revenir avec un radar, afin d'en apprendre encore plus sur le glacier, et de forer en profondeur », estime Potocki. « Mais ma femme m'a fait savoir qu'elle demanderait le divorce. »

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