Au Mexique, le train du futur a-t-il tiré un trait sur son passé ?
Le train maya, projet à 30 milliards de dollars, avait pour ambition d’unifier le pays et de célébrer les sites historiques.

Prouesse technique ou désastre écologique ? Les 1 554 km de rails qui entaillent la forêt en une vaste boucle dans la péninsule du Yucatán ont attisé les tensions entre les adeptes du progrès et les partisans de la préservation.
Retrouvez cet article dans le numéro 312 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Roberto Rojo se trouvait dans une grotte quand une énorme foreuse en perfora le plafond. Des stalactites s’effondrèrent et il se précipita à couvert, son téléphone portable en main. Le biologiste et explorateur de cavités souterraines immortalisa ainsi le moment précis où une spectaculaire salle de la péninsule du Yucatán, dans le sud-est du Mexique, fut livrée à la destruction.
Un énorme tube en acier d’environ 1,20 m de diamètre et de plus de 25 m de haut fut ensuite introduit dans le trou et on y coula du béton, qui déborda dans l’eau cristalline baignant le fond du cenote – c’est ainsi que l’on nomme, au Mexique, un gouffre ou un réseau de grottes relié à une nappe d’eau souterraine.
À proximité, un deuxième orifice fut perforé, qu’occupa bientôt un autre tube en acier. Puis un troisième, et un quatrième. Quarante piliers garnissent aujourd’hui ce seul cenote. Selon le décompte de Roberto Rojo, plus de 15 000 de ces piliers ont été enfoncés dans le sol fragile du Yucatán, au risque de déclencher une réaction en chaîne. Le sous-sol de la péninsule étant composé de calcaire poreux, la région ne comporte ni lac, ni rivière. Ses innombrables cenotes constituent une source d’eau douce cruciale, alimentant des centaines d’espèces animales, des millions de citoyens mexicains et de touristes. Durant plus de mille ans, ces formations naturelles ont de surcroit été des sites où les peuples mayas effectuaient des offrandes cérémonielles et des rituels.
Menace encore plus grande, les cenotes sont interconnectés – polluer un secteur du réseau, affirme Roberto Rojo, c’est risquer de souiller tous les autres – et s’écoulent jusqu’à la mer. Des fuites provenant des piliers en acier représenteraient donc aussi un danger pour le « Grand Récif maya » – la barrière de corail mésoaméricaine – ainsi que pour les plages de Cancún, la mangrove protégeant la côte, la forêt tropicale et sa vie sauvage. L’ensemble pourrait être anéanti, aux dires de Roberto Rojo, qui parle d’un « écocide ». Et tout cela pour un train.

Le biologiste Roberto Rojo se tient dans un cenote relié au réseau de grottes situé juste au sud de Playa del Carmen. L’eau devrait y être claire, mais elle a été polluée par des piliers en acier qui ont transpercé le plafond et contaminé la nappe phréatique.
Le train maya entre doucement en gare de Cancún : climatisation réglée au maximum, propreté impeccable, sièges et couloirs bleu sarcelle ou aigue-marine, à l’image de la mer au loin. Cette infrastructure, l’une des plus coûteuses de l’histoire moderne du Mexique, a été mise en service en décembre 2024 pour un coût estimé à 30 milliards de dollars, dessinant une grande boucle tout autour de la péninsule du Yucatán : 1 554 km de voie ferrée, trente-quatre arrêts et plus de trois douzaines de trains circulant dans les deux sens à une vitesse pouvant atteindre 160 km/h. Certains tronçons surélevés de la voie sont soutenus par des piliers en acier.
« C’est une réalisation incroyable », s’émerveille Germán Yáñez, écologue et plongeur spéléologue, l’un des rares à aimer explorer les cenotes autant que Roberto Rojo. Autrefois très proches, ils avaient créé ensemble un club de spéléologie. Aujourd’hui, ils ne se parlent quasiment plus. Le Train maya les a séparés.
Quand les travaux ont commencé, en 2020, Germán Yáñez et Roberto Rojo ont tous deux été attirés par les cenotes situés sur le tracé de la voie ferrée. Mais, tandis que Roberto Rojo documentait les dégâts occasionnés, Germán Yáñez contribuait à la recherche de « trésors ». Employé par le gouvernement mexicain, celui-ci a travaillé pendant deux ans avec l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (INAH), l’organisme qui supervise le patrimoine culturel du pays et évalue l’impact archéologique des travaux publics envisagés. Pour le Train maya, une équipe de 2 000 personnes a été constituée pour fouiller la forêt tropicale le long du tracé prévu.

Les 1 554 km de rails entaillent la forêt en une vaste boucle dans la péninsule du Yucatán.
« C’était le job de mes rêves », raconte Germán Yáñez, qui participa à des dizaines de découvertes, dont celle de la première pirogue maya intacte découverte dans la région, qui daterait d’environ 900 après J.-C. Celle-ci sera probablement exposée dans l’un des neuf musées en cours de construction et destinés à mettre en valeur les trouvailles permises par la construction de la voie ferrée.
Hormis les zones touristiques, le Yucatán a longtemps été délaissé : dans certaines de ses régions sévit une extrême pauvreté. Le Train maya a l’ambition d’y remédier. Au-delà du transport des passagers, il convoiera bientôt de grandes quantités de fret, ce qui devrait faire baisser le prix des marchandises dans des régions autrefois isolées et permettre aux fermiers d’acheminer plus facilement leurs produits. Les touristes seront aussi répartis plus équitablement dans la péninsule. Pour ses habitants, le prix du billet de train promet d’être moins élevé que celui de l’autobus. Selon une étude des Nations unies, le développement économique soutenu par le Train maya devrait permettre, d’ici à 2030, de créer plus de 900 000 nouveaux emplois et de soustraire à la pauvreté 1,1 million de personnes.
Ses partisans l’affirment : le train projettera vers l’avenir cette région vouée jusque-là au dénuement. Sans lui, la démographie croissante du Yucatán aurait probablement nécessité la construction d’une autoroute selon les méthodes conventionnelles, plus dommageables pour l’environnement. Selon certains, les piliers eux-mêmes présentent l’avantage de surélever la voie ferrée pour préserver la circulation naturelle de la faune sauvage au lieu de fragmenter ses habitats. Roberto Rojo a répertorié 120 cenotes troués par des piliers. Cela signifie, rétorque Germán Yáñez, qu’au moins 10 000 autres sont intacts. Quant à la pollution des nappes phréatiques, la faute en reviendrait surtout à l’absence d’un système approprié d’évacuation des eaux usées dans la région – les retombées économiques du train devraient aider à résoudre le problème.
