Bassin amazonien : les leçons des peuples de la Várzea

Au coeur de la forêt inondable, les habitants ont inventé un modèle de gestion durable et équitable des ressources.

De João Campos‑Silva
Publication 8 oct. 2024, 18:12 CEST
Un drone a saisi la crue saisonnière du río Negro, au Brésil, le plus gros affluent ...

Un drone a saisi la crue saisonnière du río Negro, au Brésil, le plus gros affluent de l’Amazone, ainsi baptisé en raison de ses eaux sombres. Sur les plaines amazoniennes, la crue et la décrue des rivières inondent et découvrent tour à tour les étendues boisées.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

Retrouvez cet article dans le numéro 301 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

Un poisson géant à l'allure préhistorique qui ouvre une fenêtre sur la complexité de l'Amazonie. C’est ainsi, au cours de mon travail dans les plaines inondables du Brésil, à mi-chemin des Andes et de l’océan, que j’en suis venu à voir l’arapaïma, également connu sous le nom de pirarucu, d’après les mots indigènes « poisson » et « rouge ».

Sa tête est gris-vert, mais des écailles rouges couvrent son dos et s’éclairent, comme illuminées de l’intérieur, en période de reproduction. Je peux vous raconter quantité de choses étonnantes sur Arapaima gigas : par exemple, qu’il a besoin d’air et doit battre sans cesse la surface de l’eau pour respirer ; que ses énormes écailles sont dures comme une armure ; que sa peau devient un cuir délicat pour des sacs et des chaussures de prix ; qu’un steak sans arêtes d’arapaïma pèse jusqu’à 68 kg. C’est le plus gros poisson à écailles d’eau douce du monde. Un jour, j’ai intégré dans un article scientifique la photo d’une famille de pêcheurs posant devant un spécimen qu’elle venait de capturer, un garçon à la queue, un autre aux ouïes. Neuf personnes en tout s’alignaient le long du poisson.

Si je pouvais vous transporter dans la région où j’ai appris à voir l’histoire de l’arapaïma comme le modèle d’une Amazonie pleinement durable, nous nous déplacerions en bateau. Nous n’aurions pas le choix : dans la várzea, la forêt des plaines du bassin fluvial, les voies de circulation sont des cours d’eau, dont les pluies saisonnières font monter le niveau à des hauteurs qui seraient catastrophiques partout ailleurs. Des crues de 9 m, voire de 15 m, n’ont rien d’exceptionnel. Les limites des rivières et des lacs s’effacent et réapparaissent au gré de la montée et de la baisse des flots. Imaginez un sumaúma, ou fromager, le grand arbre emblématique de la région, avec des poissons nageant au milieu de branches qui abritaient des oiseaux quelques mois plus tôt.

Atteignant jusqu’à 15 m à la saison des pluies, les crues peuvent submerger certains des plus grands arbres des plaines amazoniennes, tel ce bois-corbeau, vu ici du fond de l’eau. Au retour de la saison sèche, singes et oiseaux nicheurs se réinstallent sur les branches.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

Au niveau du río Juruá, l’un des nombreux affluents serpentant dans le bassin fluvial avant d’alimenter l’Amazone, les maisons sont bâties sur pilotis. Les habitants se déplacent en canoës, souvent pourvus de moteurs hors-bord. Les plus grosses embarcations transportent du carburant, des marchandises et des passagers, qui apportent avec eux leur hamac et le suspendent pour s’y reposer pendant le trajet. L’Hylea, le bateau de l’Institut Juruá [ndlr : un organisme à but non lucratif promouvant le développement durable en Amazonie], fait office de bureau mobile, de cantine et de dortoir. Ainsi, si vous étiez avec moi, nous quitterions Carauari, la ville au bord de la rivière accessible grâce à son petit aéroport. Il faut trois jours à l’Hylea sur le sinueux Juruá pour rejoindre le lieu où nous jetterions l’ancre. Mais nous serions encore en transit : en canoë à moteur désormais, il nous faudrait plusieurs heures de trajet à contre-courant avant d’apercevoir les maisons colorées, les passerelles en bois et enfin le quai principal de São Raimundo.

J’ai obtenu mon doctorat en biologie J’ai obtenu mon doctorat en biologie à l’Université fédérale du Rio Grande do Norte, mais ce sont la várzea, São Raimundo et les autres villages autour qui ont constitué ma véritable école. Comme d’autres gros animaux au sommet de leur chaîne alimentaire dans le monde, l’arapaïma semblait, il y a encore peu, voué à l’extinction ici même, dans son habitat d’origine. Les ribeirinhos (« riverains ») du río Juruá m’ont appris comment ils avaient sauvé leur poisson géant : une leçon pour toute l’Amazonie, et peut-être pour l’avenir de la biodiversité sur cette planète.

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    La région vit au rythme de la montée et du retrait des eaux, « semblable à un coeur », dit l’écologue brésilien João Campos-Silva, qu’on voit ici dans un canoë sur le río Negro, le genre d’endroit qu’il préfère pour réfléchir.

    PHOTOGRAPHIE DE Thomas Peschak

    Je prie chaque jour pour connaître l’Amazonie. C’est là que je veux travailler quand je serai grand. » J’ai écrit ces mots en 1992, à 9 ans. Ma mère m’avait offert un livre sur la faune sauvage de la région, si éloignée de notre Sud-Est brésilien qu’il aurait pu s’agir d’un autre continent. J’en suis alors tombé amoureux, et pour de bon. Cette déclaration, qui datait de ma dernière année d’école primaire, a servi d’exergue, un quart de siècle plus tard, à ma thèse sur l’arapaïma amazonien.

    Ce poisson a une très longue histoire en Amérique ; il respire de l’air parce qu’il évoluait il y a des millions d’années dans un lac peu profond et peu oxygéné qui recouvrait l’actuel bassin amazonien. Des preuves archéologiques attestent que les habitants de la région mangeaient de l’arapaïma bien avant la colonisation par les Européens. Cet animal apparaît aussi dans certaines cosmologies indigènes. Sa valeur culturelle et économique reste considérable : il représente une part importante de la nourriture locale, et les revenus tirés du commerce de sa chair et de sa peau font vivre des familles de pêcheurs depuis des générations.

    L’arapaïma est également un mets prisé dans d’autres parties du Brésil – ce qui a contribué à la quasi-extinction de l’espèce. Aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Amazonie, les populations urbaines ont explosé ces dernières décennies. Dans les années 1990, quand des bateaux commerciaux de plus en plus sophistiqués sont arrivés sur le río Juruá pour répondre à la demande croissante des restaurants et des foyers, les arapaïmas ont disparu de nombreux lacs qui servaient auparavant de « nurseries » aux poissons et de zones de pêche.

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