En Alaska, les rivières virent à l’orange. Les scientifiques tentent de comprendre pourquoi

Ce changement spectaculaire est un signal d’alerte et selon les scientifiques, d’autres changements, pas encore visibles à l’œil nu, sont tout aussi perturbants.

De Lois Parshley
Publication 14 nov. 2025, 11:51 CET
Tukpahlearick Creek est l’un des nombreux ruisseaux et rivières reculés de l’Alaska ayant récemment pris une ...

Tukpahlearick Creek est l’un des nombreux ruisseaux et rivières reculés de l’Alaska ayant récemment pris une teinte orange.

PHOTOGRAPHIE DE Taylor Roades

À l’été 2019, à bord d’un Piper Super Cub, l’écologue Patrick Sullivan et son pilote survolaient les vallées étroites de la chaîne Brooks, dans le nord de l’Alaska, louvoyant en direction des sources reculées de la rivière Salmon. Alors que Patrick Sullivan étudiait la lente avancée des arbres sur ce qui avait été une toundra, signe d’un climat changeant rapidement, il s’est aperçu d’une chose bien plus surprenante encore.

À destination, le chercheur s’attendait à trouver une artère fluviale claire et froide aux bassins bleu-vert ; il avait même emporté sa canne à pêche. Mais sa surprise a été grande quand sont apparues à la place de l’eau trouble et des berges tachées d’un orange fluorescent. « On aurait dit des eaux usées », se souvient-il. Alors que l’équipe terminait ses prélèvements et descendait la rivière sur de petits canots gonflables, l’eau ne devenait pas moins opaque et pas moins orangée. En longeant les berges, ils ont croisé plusieurs ours faméliques. Au niveau d’une zone de remous tranquille, un ours particulièrement maigre s’est approché, ses yeux sombres fixés sur eux d’une telle manière que Patrick Sullivan en a éprouvé un grand malaise. Il s’est demandé si l’état dégradé de la rivière ne réduisait pas les populations de poissons et, par conséquent, les sources de nourriture des ours. « J’ai commencé à avoir comme l’impression que nous assistions à un exemple d’effondrement d’un écosystème », se souvient-il.

À l’occasion d’une excursion ultérieure, Patrick Sullivan a prélevé des échantillons aqueux et y a découvert des concentrations étonnamment élevées de fer et de métaux lourds (cadmium, aluminium et, dans certains cas, zinc). Patrick Sullivan s’est alors rendu compte que le problème ne se circonscrivait pas à la rivière Salmon. En effet, des aviateurs de brousse ont signalé la même couleur de rouille dans des dizaines de rivières de la région, sur une superficie peu ou prou équivalente à celle du Nebraska. Des chercheurs du monde entier ont commencé à documenter des changements similaires dans des cours d’eau situés à proximité du pergélisol.

Roman Dial, professeur de biologie et de mathématiques l’Université Pacifique d’Alaska traverse un affluent du Tukpahlearick ...

Roman Dial, professeur de biologie et de mathématiques l’Université Pacifique d’Alaska traverse un affluent du Tukpahlearick au faible débit.

PHOTOGRAPHIE DE Taylor Roades
Une bandelette pour tester le pH montre que celui de l’eau se situe entre 2 et ...

Une bandelette pour tester le pH montre que celui de l’eau se situe entre 2 et 3 ; il est donc acide. Dans les rivières, les lacs et les zones humides, la plupart des espèces ne peuvent pas survivre si l’eau est trop acide, c’est-à-dire si le pH est inférieur à 5.

PHOTOGRAPHIE DE Taylor Roades

Les scientifiques spécialistes de l’environnement ont réussi à prédire certains des nombreux changements qui surviennent à mesure que l’Arctique se réchauffe ; le déplacement des aires de répartition des espèces, la progression de la limite de la flore arborescente vers le nord ou encore l’apparition d’animaux, comme les castors et les élans, en de nouveaux endroits. Mais la rouille des rivières, explique Patrick Sullivan, « a été une surprise, même pour les scientifiques qui réfléchissent constamment à des choses de ce type ».

Depuis qu’il en a vu pour la première fois, Patrick Sullivan, avec ses collègues, a échafaudé une théorie pour tenter d’expliquer pourquoi les rivières de l’Arctique deviennent orange. Ses conclusions soulèvent des inquiétudes quant à la façon dont ce changement pourrait affecter la faune de la région, déjà sous contrainte, et polluer les cours d’eau dont les communautés d’Alaska dépendent. Mais elles réveillent également une angoisse plus profonde : celle d’assister à la désagrégation d’un système tout entier.

 

MÉTAUX SUINTENT À TRAVERS LE PERGÉLISOL

L’un des premiers objectifs de Patrick Sullivan a été d’identifier les contaminants susceptibles d’avoir provoqué ce changement. Le nord de l’Alaska est couvert de roches issues de schiste et de sédiments qui se trouvaient sur le plancher d’un océan ancien. Avec le temps, des bactéries les ont transformées en pyrite, l’or des fous, un minéral contenant à la fois du fer et du soufre. Pendant des millénaires, ces dépôts sont restés piégés dans le pergélisol, à l’abri de l’air et de l’eau. Mais la terre gelée se réchauffe et le substratum est mis à nu ; un processus destructeur débute qui libère de l’acide sulfurique et oxyde le fer et forme un cocktail orangé toxique que les rivières peuvent transporter sur des kilomètres.

Quand Timothy Lyons, biogéochimiste à l’Université de Californie à Riverside s’est familiarisé avec le travail de Patrick Sullivan à l’Université d’Anchorage, il a été frappé par l’étroite ressemblance entre ce processus et le drainage rocheux acide (DRA). Fréquente à proximité des mines, cette réaction se produit quand des roches contenant des minéraux sulfurés sont exposées à de l’eau et à de l’oxygène. En résulte un acide qui dissout les métaux lourds. Dans une mine, une contamination de ce type reste concentrée de sorte qu’on peut la surveiller et la contenir. Mais dans les rivières sauvages, « il n’y a tout simplement rien que l’on puisse faire d’autre que de résoudre le changement climatique », explique Timothy Lyons.

les plus populaires

    voir plus
    Un scientifique teste le pH d’une eau orange vif.

    Un scientifique teste le pH d’une eau orange vif.

    PHOTOGRAPHIE DE Taylor Roades

    En 2023, Patrick Sullivan est retourné dans la chaîne Brooks avec Timothy Lyons et avec une importante équipe de terrain pour tenter de mieux comprendre les conséquences de ces ruissellements chargés de métaux. « Nous pouvions littéralement voir la berge dégouliner de fer », raconte Timothy Lyons, qui se souvient de la boue couleur de rouille qui suintait dans l’eau. « On aurait dit de la morve. » D’après leur analyse, la quantité de métaux dissous dans la rivière approchait celle des eaux usées industrielles.

    Une transformation inquiétante est en cours dans les cours d’eau de l’Arctique : plus de soixante-quinze rivières de la chaîne Brooks ont récemment viré à l’orange et les concentrations en métal de la rivière Salmon ont atteint des niveaux toxiques pour la vie aquatique. Pour ne rien arranger, on a également identifié, selon Patrick Sullivan, plus de 500 infiltrations acides dans la toundra, des infiltrations de minéraux dans les zones humides environnantes. Ces suintements peuvent faire baisser le pH de l’eau, en accroître la toxicité et changer les microbiomes, et donc compromettre la croissance et la survie des poissons et d’autres invertébrés. Dans un article publié récemment dans la revue PNAS, les chercheurs ont montré que l’habitat de la rivière s’était gravement dégradé à cause de cela. « Nos conclusions pourraient contribuer à expliquer l’effondrement récent du saumon kéta, une source de nourriture vraiment importante », commente Patrick Sullivan ; une possible confirmation de son pressentiment concernant l’ours qu’il a vu de près, une image de la faim qu’il n’a pas pu oublier.

    Des scientifiques inspectent une zone où la fonte du pergélisol a exposé le substratum riche en ...

    Des scientifiques inspectent une zone où la fonte du pergélisol a exposé le substratum riche en pyrite à l’oxygène présent dans l’eau, sans doute pour la première fois depuis des milliers d’années.

    PHOTOGRAPHIE DE Taylor Roades

     

    L’ARCTIQUE SE TRANSFORME DE MANIÈRES INATTENDUES

    Selon Jean-François Boily, géochimiste moléculaire à l’Université d’Umeå qui n’a pas pris part à l’étude, ce travail représente une étape importante pour comprendre comment l’Arctique est en train d’évoluer, et ce sur un intervalle temporel relativement restreint. Les scientifiques pourraient être témoins d’une nouvelle boucle rétroactive préoccupante susceptible de continuer à s’accélérer.

    Cela commence par le sol gelé. Dans un article récent, Jean-François Boily a montré que les minéraux se dissolvent plus efficacement dans la glace que dans l’eau liquide, ce qui renverse des hypothèses passées. Alors que la glace se forme, des substances dissoutes, comme des composés à base de fer, sont expulsées de la structure cristalline et se condensent en de minuscules poches d’eau liquide piégées entre des microcristaux. Cela accroît l’acidité de manière spectaculaire. Et chaque fois que le sol gèle, de nouveaux minéraux sont reconcentrés.

    L’accélération des cycles gel-fonte par le changement climatique pourrait déclencher une boucle de rétroaction et amplifier l’acidité de la rivière. « D’ailleurs, tout cela est irréversible », prévient Jean-François Boily. Une fois ces minéraux dissous, le processus ne peut pas être facilement inversé, car les dépôts originels ne peuvent pas se reformer rapidement. « Une fois que ça commence, cela ne s’arrête pas. »

    Et ce problème ne concerne pas uniquement l’Alaska : dans l’ouest du Canada, de l’autre côté de la frontière, derrière la chaîne Brooks, des chercheurs ont observé la teinte orangée caractéristique, tandis que des concentrations correspondantes en métaux ont été relevées dans des poches de pergélisol dans le Colorado, dans des étendues d’eau de montagne dans les Alpes et même en aval de glaciers en train de fondre au Pérou.

    Cette infiltration acide dépose activement des minéraux dans le ruisseau en contrebas.

    Cette infiltration acide dépose activement des minéraux dans le ruisseau en contrebas.

    PHOTOGRAPHIE DE Taylor Roades

    Les chercheurs soupçonnent des processus similaires de se produire ailleurs, même si leur ampleur globale demeure inconnue. Selon Jean-François Boily, dans toute la Suède des scientifiques constatent une libération accrue de fer. Il explique que dans tout l’hémisphère nord, la « brunification » de l’eau, un phénomène également lié au fer qui augmente le taux de carbone dissous, ralentit la croissance, favorise la prolifération d’algues toxiques et perturbe les écosystèmes. « Ce que nous ne pouvons pas voir à l’œil nu est tout aussi important que ces spectaculaires rivières orange », explique Jean-François Boily dans une allusion aux nombreuses façons qu’a le changement climatique d’affecter les cours d’eau dans le monde entier.

    Mais pour l’instant, les chercheurs en sont encore à documenter le problème des rivières rouillées et de nombreuses conséquences commencent seulement à apparaître. Pour les communautés d’Alaska qui dépendent de ces rivières pour boire et se nourrir, les informations sont difficiles à trouver. La ville de Kivalina, qui tire son eau de la rivière Wulik, en aval de nombreuses infiltrations acides, a dit à National Geographic que l’administrateur tribal n’avait pas encore connaissance du problème. Les traitements conventionnels, comme ceux utilisés sur de grands sites industriels, comme la mine d’État de Red Dog, qui extrait du zinc et du plomb, sont particulièrement coûteux et seulement efficaces sur une seule source.

    À quelques centaines de kilomètres de là, le bassin versant de la Salmon est depuis longtemps réputé pour sa nature intacte. Lors d’un voyage en 1975, Paul McPhee, journaliste au New Yorker, disait qu’il possédait « l’eau la plus claire et la plus pure qu’il m’ait été donné de voir s’écouler ». Et ainsi que l’écrivait récemment l’écologue Alex Huron dans la revue universitaire PNAS, bien que la rivière elle-même ait été protégée des exploitations pétrolières et gazières sur le Versant nord de l’Alaska, le brûlage de combustibles fossiles a déclenché des réactions chimiques qui pourraient s’avérer à terme bien plus dommageables qu’une rupture de pipeline. C’est le présage, écrit-il, « de changements environnementaux plus subtils et persistants, qui ne seront perçus qu’au fur et à mesure que le réchauffement progresse ».

    Timothy Lyons met en garde, « personne n’est protégé ou immunisé » contre les conséquences à venir.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

    les plus populaires

      voir plus
      loading

      Découvrez National Geographic

      • Histoire
      • Santé
      • Animaux
      • Sciences
      • Environnement
      • Voyage® & Adventure
      • Photographie
      • Espace

      À propos de National Geographic

      S'Abonner

      • Magazines
      • Livres
      • Disney+

      Nous suivre

      Copyright © 1996-2015 National Geographic Society. Copyright © 2015-2025 National Geographic Partners, LLC. Tous droits réservés.