Pour gagner sa vie, cet homme coule les plus grands navires du monde
Son métier consiste à couler des bateaux. Il s’apprête à transformer un des plus gros paquebots en récif artificiel, le plus grand du monde.

Le SS United States, un paquebot transatlantique, est remorqué vers le soleil couchant au-delà de Key West, en Floride, pour se rendre à Mobile, dans l’Alabama, le 27 février 2025 où il sera préparé à sa transformation en récif artificiel au large des côtes du golfe de Floride.
Dans le ventre de l’United States, ce paquebot transatlantique, sept étages sous le salon de la première classe, auparavant arpenté par John F. Kennedy et Elizabeth Taylor, le capitaine Tim Mullane examine une paroi huileuse de 9 mètres de haut depuis l’intérieur d’un des 120 réservoirs à essence du navire. Armé d’un nettoyeur haute pression, vêtu d’une combinaison Tyvek et chaussé de bottes en caoutchouc, ce vétéran de la Navy américaine presse la détente et commence son nettoyage.
Le métier de Tim Mullane, c’est de couler des navires ; il prépare l’United States, l’un des plus gros paquebots jamais construits, avant qu’il ne rejoigne sa dernière demeure sur le plancher marin au large des côtes du comté d’Okaloosa en Floride. Là-bas, il se transformera en récif artificiel, le plus grand de la planète. Avec l’aide d’une équipe de trente personnes, Tim Mullane est en plein milieu d’un processus de six mois visant à débarrasser le paquebot de tous ses matériaux toxiques et à préparer son intérieur à se remplir d’eau. Ils espèrent que, le jour venu, le navire sombrera sans se retourner, libéré de ses toxines et en un seul morceau. « Nous sommes les croque-morts des bateaux... et on les emmène vers leur dernier lieu de repos », plaisante Tim Mullane.
Le vétéran coule des navires et construit des récifs, en même temps. Ils sont une dizaine comme lui aux États-Unis à établir des récifs de la sorte. Transformer d’anciens navires en nouveaux récifs est un commerce qui a commencé à s’établir dans les années 1980 et 1990, lorsque de nombreux vaisseaux de guerre de la Seconde Guerre mondiale ont été mis hors service et au rebus. Aux États-Unis, cette pratique s’est principalement concentrée sur les eaux au large des golfes à l’est et à l’ouest, où les comtés se sont de plus en plus impliqués dans l’industrie du tourisme subaquatique. La présence d’un plus grand nombre de récifs artificiels rimait avec plus de plongeurs et donc de plus grosses recettes pour les stations balnéaires. C’est pourquoi le comté d’Okaloosa a dépensé un million de dollars américains (environ 850 000 euros) pour acheter ce navire à la société de conservation des navires américains. Le S.S. United States rouillait depuis plus de trente ans le long des quais de Philadelphie.
Les navires ont toujours fait partie de la vie de Tim Mullane, qui a co-fondé sa société, Coleen Marine, en 2014 avec l’aide de sa femme, Coleen O’Malley. Après avoir passé quatre années à servir dans la Navy, il s’est tourné vers l’industrie du démantèlement de navires. Il était chargé de réduire de vieilles coques en lambeaux et de les vendre comme pièces détachées avant de fondre ce qu’il restait. C’est en 2002 que l’État de Floride lui a proposé un curieux emploi. Les représentants de la Floride cherchaient une personne pour démanteler intégralement et nettoyer l’U.S.S. Spiegel Grove, un navire de transport de la Navy qui datait de la Guerre froide et relégué à la flotte militaire à l’arrêt sur la James River, en Virginie. Mais le Spiegel Grove n’a pas été vendu pour ses pièces. Il était destiné à devenir une attraction de plongée au large de la côte de Key Largo, en Floride. Tim Mullane a sauté sur l’occasion.
« J’ai toujours cherché à trouver ma place, et le Spiegel Grove m’a ouvert les yeux », se rappelle-t-il.
Depuis lors, Coleen O’Malley estime que 75 % de leur travail consiste à créer des récifs artificiels et le reste du temps, ils coulent des navires au large pour protéger les côtes et prévenir l’érosion des plages. Chaque travail est différent, tout comme chaque navire est différent. Mais les grandes lignes restent les mêmes : ôter la peinture des rails, passer les réservoirs d’essence au nettoyeur haute pression, démonter les hublots et se débarrasser des matériaux d’isolation. On pourrait alors penser que les centaines de contrats se confondent, une série de tâches sans fin, jusqu’à ce que la dernière soit accomplie, que l’eau commence à envahir le navire et qu’il soit temps de tout recommencer sur un autre bâtiment. Et pourtant, même après avoir fini son travail, Tim Mullane est conscient que beaucoup des navires qu’il a coulés avaient une signification particulière pour les anciens passagers et l’équipage. « Les perdre ainsi, c’est assez déprimant », confie-t-il.

Le S.S. United States au cours de ses tests de vitesse.
L’United States est actuellement à quai dans la jetée de la baie de Mobile, dans l’Alabama, où Tim Mullane et son équipe le débarrassent de tous les matériaux dangereux qui pourraient menacer la vie marine. Sa peinture, auparavant éclatante semble à présent former des écailles de crocodile. Plus de 300 hublots ont été enlevés et il en reste encore quelques centaines. Quatre énormes propulseurs ont été détachés et, dans deux semaines, une grue de 60 mètres de haut viendra ôter ses deux cheminées iconiques de 20 mètres. « Nous n’avons jamais eu d’aussi gros projets, dit Coleen O’Malley, et nous n’en aurons jamais d’autres. On ne construit plus de tels navires aujourd’hui. »
Pour devenir des récifs artificiels, les navires doivent respecter les réglementations locales et nationales afin de protéger la vie marine qui y élira domicile. Alex Fogg est un biologiste marin qui intervient sur les projets de récifs artificiels, et il a été engagé par le comté d’Okaloosa afin d’aider Tim Mullane à s’assurer que l’United States remplisse tous les critères. Alex Fogg et Tim Mullane se réunissent chaque matin autour d’un café pour déterminer les tâches de la journée. Une fois que l’équipe de Tim Mullane en aura fini avec les hublots et le nettoyage des résidus d’huile, Alex Fogg inspectera le navire pour vérifier qu’il soit exempt de toute substance toxique.
« Le paquebot United States est un projet titanesque de récif artificiel », témoigne Alex Fogg, remarquant qu’après son passage, l’EPA (Environment Protection Agency, l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis) et d’autres agences de règlementation inspecteront le navire pour vérifier qu’il corresponde aux normes fédérales et nationales en vigueur. Une fois cela fait, le naufrage de l’United States pourra être prévu. Tim Mullane espère qu’il aura lieu en novembre. Afin d’envoyer le navire par le fond, l’équipe du vétéran remplira les 120 réservoirs à essence avec 3 785 000 litres d’eau avant que le navire ne soit remorqué à 240 kilomètres des côtes, sur le lieu du futur récif. C’est là que tout se complique. Le long de la coque externe, à quelques mètres de la ligne de flottaison et à des endroits stratégiques, les vingt membres de l’équipe à bord se serviront de chalumeaux extrêmement puissants pour percer des dizaines de trous. Ensuite, à l’aide de lances à eau ils enverront de l’eau de mer dans les compartiments du bateau pour inonder l’intérieur du bâtiment.
Aussi bien rôdé que soit le plan de Tim Mullane, il subsiste tout de même un grand nombre de risques. Si les lances à eau ne travaillent pas de conserve ou si l’eau commence à pénétrer trop tôt dans la coque, le navire pourrait couler trop vite ou se retourner et emporter avec lui l’équipage encore à bord. Cela a failli se produire en 2002 avec le Spiegel Grove. Après que l’équipage de Tim Mullane avait fini de démanteler et de nettoyer le navire, une autre équipe de volontaires a été appelée par l’État de Floride pour couler le bateau. Mais avant qu’ils ne soient prêts, le navire a chaviré et n’a que partiellement coulé. La Floride a dû faire appel à une autre entreprise pour finir le travail car le navire flottait, renversé, à la surface de l’Atlantique. Pour éviter cela, Alex Fogg et Tim Mullane travailleront avec une équipe d’ingénieurs au cours des semaines avant le naufrage et créeront un modèle du navire pour comprendre où percer les trous afin que le paquebot coule droit.
Si tout se déroule comme prévu en novembre, au moment où l’eau pénètrera la coque et inondera le ventre du navire, l’équipe de Tim Mullane quittera le bateau en sautant à bord d’un navire-remorque à proximité. Tim Mullane sera le dernier à abandonner le navire. Quand l’United States commencera à couler, il pense qu’il lui faudra moins de 45 minutes pour atteindre le plancher marin, à 55 mètres de la surface.
De retour à l’intérieur du navire, Tim Mullane lâche son nettoyeur haute pression et remonte l’échelle qui mène hors du réservoir. « On en sort avec de l’huile dans des endroits improbables », déclare Tim Mullane dans un rire rauque. Le capitaine s’extrait d’un dédale de couloirs sombres constellés d’éclats de peinture et emprunte une série d’escaliers jusqu’à ce qu'il parvienne à l’immense pont. Il lève les yeux vers les deux cheminées qui se découpent sur le ciel.
« Un jour, je m’assiérai quelque part sur ce bateau et je le regarderai. C’est une vraie beauté », conclut-il.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
