Les projections climatiques sont si précises qu'elles viennent d'être récompensées d'un prix Nobel

On a longtemps considéré avec scepticisme les projections climatiques. Pourtant, depuis l'article fondateur de Syukuro Manabe en 1967, elles ont pour la plupart prédit avec une précision remarquable l'ampleur et les conséquences du réchauffement terrestre

De Kieran Mulvaney
Publication 6 oct. 2021, 16:53 CEST
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Farouchement critiquée pendant des années, la capacité des modèles climatiques à prédire l’ampleur du réchauffement planétaire et à corréler directement les catastrophes naturelles au changement climatique vient de valoir à leurs auteurs un prix Nobel de physique.

PHOTOGRAPHIE DE NASA

Les climatologues connaissent actuellement leur heure de gloire.

Le mois dernier, deux d’entre eux sont apparus sur la liste des 100 personnes les plus influentes en 2021 du magazine Time : Friederike Otto et Geert Jan van Oldenborg, du projet World Weather Attribution. Il y a deux semaines, Katharine Hayhoe, de l’Université Texas Tech, était invitée dans la très médiatique émission Jimmy Kimmel Live! sur CBS. Et mardi, Syukuro Manabe et Klaus Hasselman, pionniers de la modélisation du climat, se sont conjointement vus attribuer le Prix Nobel de Physique avec le physicien Giorgio Parisi. Pour Thors Hans Hansson, président du Comité Nobel de Physique, voilà l’aveu que « nos connaissances sur le climat reposent sur des fondations scientifiques solides et qu’elles s’appuient sur l’analyse stricte des observations réalisées. »

Les climatologues qui établissent des modèles sont souvent des spécialistes des sciences de la terre et maîtrisent souvent en plus la physique appliquée, les mathématiques ou l’informatique. Ils font appel à la physique et à la chimie pour créer des équations, puis ils les rentrent dans des super-ordinateurs et s’en servent pour simuler le climat terrestre ou celui d’autres planètes. Depuis longtemps, les climato-sceptiques voient ces modèles comme le point faible de la climatologie. Prédictifs par nature, on leur a reproché avec véhémence d’être fondamentalement invérifiables et de dépendre de données biaisées entraînant des résultats peu fiables.

Les récipiendaires du prix Nobel de Physique : Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann pour leurs travaux sur la modélisation du changement climatique et Giorgio Parisi pour ses théories des systèmes physiques complexes.

PHOTOGRAPHIE DE Niklas Elmehed, Nobel Prize Outreach

Voici comment on en parlait dans National Geographic en 1990 : « D’après ses détracteurs, la modélisation climatique n’en est qu’à ses balbutiements et se trouve bien incapable de répliquer en détail notre climat actuel. Les modélisateurs en conviennent et ajoutent que les prévisions sont vouées à fluctuer à chaque fois qu’on affine le modèle. »

Malgré tout, des analyses ultérieures réalisées il y a plusieurs dizaines d’années ont révélé que ces modèles primitifs ont pour la plupart prédit avec une précision remarquable la hausse des températures à l’échelle du globe. Aujourd’hui, l’accroissement de la puissance informatique et les affinements successifs des modèles font que les prévisionnistes défendent leur travail avec d’autant plus d’aplomb. Selon Dana Nuccitelli, auteur de Climatology versus Pseudoscience: Exposing the Failed Predictions of Global Warming Skeptics, il en suit « qu’on ne nie plus de manière frontale la climatologie ; comme les prévisions se sont avérées hautement précises, il est de plus en plus difficile de nier la science au point où on en est. »

Dans notre article de 1990, Syukuro Manabe (qu’on considère généralement comme le père de la modélisation climatique moderne) affirmait déjà que dans certains des premiers modèles, « toutes sortes de choses dingues se produisaient […], de la glace de mer recouvrait les océans au niveau des tropiques par exemple. » D’ailleurs, dans un article fondateur publié en 1970, premier du genre à établir une projection précise du réchauffement à venir, Syukuro Manabe prévoyait déjà que la température allait augmenter de 0,57 degrés Celsius entre 1970 et 2000. Le réchauffement effectif enregistré fut de 0,54°C, une donnée remarquablement similaire.

Dans un article publié en 2019, Zeke Hausfather de l’Université de Californie à Berkeley, Henri Drake et Tristan Abbott du MIT, et Gavin Schmidt de l’Institut Goddard d’études spatiales de la NASA, ont analysé dix-sept modèles des années 1970 et se sont aperçus que quatorze d’entre eux annonçaient la corrélation entre augmentation de la température et hausse des émissions de gaz à effet de serre. (Deux d’entre eux étaient trop pessimistes, et un était trop optimiste). Pour Dana Nuccitelli, également directeur de recherche aux Citizens’ Climate Lobby, on doit cette précision à une physique fondamentale sans faille.

« Cela fait des dizaines d’années que nous avons compris ce fait scientifique élémentaire, que si on introduit une certaine quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère nous obtiendrons une certaine quantité de réchauffement, explique-t-il. Ces prédictions des années 1970 sont remarquablement précises mais elles faisaient aussi appel à des modèles climatiques simplifiés, en partie à cause de nos connaissances partielles des systèmes climatiques mais aussi à cause des limites de calcul de l’époque. Mais il ne fait aucun doute que la modélisation du climat a fait du chemin. »

 

PLUS LES CHOSES CHANGENT…

Dans le domaine de la modélisation du climat, « ce qui n’a pas changé au fil du temps c’est l’idée générale que le réchauffement du globe est corrélé à l’augmentation des émissions de CO2 », affirme Katharine Hayhoe, également directrice scientifique chez The Nature Conservancy et autrice de Saving Us: A Climate Scientist’s Case for Hope and Healing in a Divided World. « Ce qui a changé c’est notre vision à des échelles spatiales et temporelles de plus en plus resserrées. Nos connaissances sur les boucles de rétroaction dans le système climatique ou par exemple le fait que nous avons pris conscience de la grande fragilité de l’Arctique. »

Plus le savoir s’est accumulé, plus on a pu mettre au point ce qu’elle appelle « l’avant-garde de la climatologie actuelle » : la corrélation d’événements isolés. Cette spécialité pour laquelle Friederike Otto et Geert Jan van Oldenborg ont été mis à l’honneur dans Time permet de corréler plus que jamais le changement climatique à des événements climatiques particuliers comme les inondations qui ont accablé l'Europe cet étéles vagues de chaleur qui ont sévi dans l’ouest des États-Unis ou les précipitations dues à l’ouragan Harvey.

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    « Nous ne pourrions pas y arriver sans modèles, concède Katharine Hayhoe, car nous en avons besoin pour simuler un monde sans humains. Et nous devons comparer une Terre sans humains à la Terre sur laquelle nous vivons et émettons du carbone. Et quand nous comparons ces deux Terres, nous voyons bien l’effet du changement climatique d’origine humaine sur la durée, l’intensité et même les dégâts d’un événement particulier. »

    Dans le cas de Katharine Hayhoe, la réalité de la modélisation du climat c’est de « regarder des milliers de lignes de code, la plupart du temps le soir parce que c’est exigeant, quand les gens n’envoient plus de e-mails et que les lumières sont éteintes et que je peux me concentrer sur mon écran lumineux dans l’obscurité d’une pièce. Puis je cligne des yeux et il est déjà quatre heures et demi du matin. »

    Elle explique que son travail consiste surtout à identifier des erreurs dans les modèles pour faire en sorte qu’ils collent à la réalité. « Si cela ne correspond pas, nous devons chercher davantage, car il y a quelque chose que n’avons pas compris. »

    Si les divergences dont elle parle peuvent être dues à des modèles défectueux, elles peuvent aussi parfois résulter d’erreurs d’observation. En 2005, on a par exemple découvert grâce à un ensemble d’études que des données satellites montrant qu’il n’y avait aucun réchauffement de la troposphère (et utilisées pour remettre en cause les modèles climatiques) étaient en fait incorrectes. Les modèles climatiques, corroborées par des données récoltées grâce à des ballons-sondes, étaient pour leur part corrects depuis le départ.

    Pour Michael Mann, professeur distingué en sciences de l’atmosphère à l’Université d’État de Pennsylvanie et auteur du livre The New Climate War, l’ironie vient du fait que « les climatologues ont été rabaissés au rang d’alarmistes à cause de leurs prédictions, alors que celles-ci étaient en fait excessivement conservatrices et que nous observons des effets bien plus graves que ce à quoi nous nous attendions. »

    Selon lui, l’effondrement imminent du système responsable des courants océaniques dans l’Atlantique en est un exemple parlant. « C’est une chose dont nous avions anticipé l’éventualité, et c’est non seulement en train d’arriver mais cela arrive plus tôt que prévu », fait-il observer. Il ajoute d’ailleurs que Syukuro Manabe a été un des premiers à parler de cette éventualité il y a des dizaines d’années. « Cela montre juste que ce qui est en train de se passer dans le monde de la climatologie est la pire chose qui puisse arriver à un climatologue : voir votre pire prédiction se réaliser. »

    Les modélisateurs du climat reconnaissent volontiers que leur science est imparfaite ; aujourd’hui encore, des incertitudes de diverses natures demeurent.

    « Avons-nous inclus tous les phénomènes physiques dans le modèle ? Et si c’est le cas, sont-ils représentés correctement ou pas ? », demande de façon rhétorique Katharine Hayhoe. « Ensuite, il y a une autre source d’incertitude qu’on appelle l’incertitude paramétrique. » De plus, elle ajoute que certains phénomènes se produisent à si petite échelle (au niveau des particules d’un nuage par exemple) qu’ils ne peuvent être mesurés directement et doivent être induits. Cela rajoute indéniablement à l’incertitude. Mais d’après elle, la plus grande incertitude n’est pas d’ordre physique, c’est plutôt notre comportement collectif, la mesure dans laquelle nous sommes prêts à laisser les émissions mondiales de gaz à effet de serre augmenter.

    « Si nous ne savions pas que les émissions de carbone ont tous ces effets sur nous, qu’il ne s’agit pas uniquement d’une curiosité intéressant la hausse générale des températures mais que cela concerne aussi notre nourriture, notre eau, notre santé, notre foyer, nous ne ferions rien », affirme Katharine Hayhoe.

    « C’est pour cette raison que je fais ce que je fais, et que les modèles climatiques sont si importants, car ils montrent en temps réel ce dont nous sommes responsables, et ce qui va se produire à l’avenir. J’ai hâte qu’on en vienne à se contenter de les utiliser uniquement pour comprendre cette planète incroyable, mais au moment où nous parlons, ces modèles nous disent : "C’est maintenant qu’il faut agir !" Si nous ne le faisons pas, les conséquences seront dramatiques. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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